Discours préliminaire au projet de code civil - Portalis

Jan 03, 2010 15:25

La France, ainsi que les autres grands États de l'Europe, s'est successivement agrandie par la conquête et par la réunion libre de différents peuples.

Les peuples conquis et les peuples demeurés libres ont toujours stipulé, dans leurs capitulations et dans leurs traités, le maintien de leur législation civile. L'expérience prouve que les hommes changent plus facilement de domination que de lois.

De là cette prodigieuse diversité de coutumes que l'on rencontrait dans le même empire: on eût dit que la France n'était qu'une société de sociétés. La patrie était commune; et les États particuliers et distincts: le territoire était un; et les nations, diverses.

Des magistrats recommandables avaient, plus d'une fois, conçu le projet d'établir une législation uniforme. L'uniformité est un genre de perfection qui, selon le mot d'un auteur célèbre, saisit quelquefois les grands esprits, et frappe infailliblement les petits.

Mais, comment donner les mêmes lois à des hommes qui, quoique soumis au même gouvernement, ne vivaient pas sous le même climat, et avaient des habitudes si différentes? Comment extirper des coutumes auxquelles on était attaché comme à des privilèges, et que l'on regardait comme autant de barrières contre les volontés mobiles d'un pouvoir arbitraire? On eût craint d'affaiblir, ou même de détruire, par des mesures violentes, les liens communs de l'autorité et de l'obéissance.

Tout à coup une grande révolution s'opère. On attaque tous les abus; on interroge toutes les institutions. À la simple voix d'un orateur, les établissements, en apparence les plus inébranlables, s'écroulent; ils n'avaient plus de racine dans les mœurs ni dans l'opinion. Ces succès encouragent; et bientôt la prudence qui tolérait tout, fait place au désir de tout détruire.

Alors on revient aux idées d'uniformité dans la législation, parce qu'on entrevoit la possibilité de les réaliser.

Mais un bon code civil pouvait-il naître au milieu des crises politiques qui agitaient la France?

Toute révolution est une conquête. Fait-on des lois dans le passage de l'ancien gouvernement au nouveau? Par la seule force des choses, ces lois sont nécessairement hostiles, partiales, éversives. On est emporté par le besoin de rompre toutes les habitudes, d'affaiblir tous les liens, d'écarter tous les mécontents. On ne s'occupe plus des relations privées des hommes entre eux: on ne voit que l'objet politique et général; on cherche des confédérés plutôt que des concitoyens. Tout devient droit public.

Si l'on fixe son attention sur les lois civiles, c'est moins pour les rendre plus sages ou plus justes, que pour les rendre plus favorables à ceux auxquels il importe de faire goûter le régime qu'il s'agit d'établir. On renverse le pouvoir des pères, parce que les enfants se prêtent davantage aux nouveautés. L'autorité maritale n'est pas respectée, parce que c'est par une plus grande liberté donnée aux femmes, que l'on parvient à introduire de nouvelles formes et un nouveau ton dans le commerce de la vie. On a besoin de bouleverser tout le système des successions, parce qu'il est expédient de préparer un nouvel ordre de citoyens par un nouvel ordre de propriétaires. À chaque instant, les changements naissent des changements ; et les circonstances, des circonstances. Les institutions se succèdent avec rapidité, sans qu'on puisse se fixer à aucune; et l'esprit révolutionnaire se glisse dans toutes. Nous appelons esprit révolutionnaire, le désir exalté de sacrifier violemment tous les droits à un but politique, et de ne plus admettre d'autre considération que celle d'un mystérieux et variable intérêt d'État.

Ce n'est pas dans un tel moment que l'on peut se promettre de régler les choses et les hommes avec cette sagesse qui préside aux établissements durables, et d'après les principes de cette équité naturelle dont les législateurs humains ne doivent être que les respectueux interprètes.

Aujourd'hui la France respire; et la constitution, qui garantit son repos, lui permet de penser à sa prospérité.

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