Voici une nouvelle histoire (terminée). Cela fait des mois qu'elle est écrite et qu'elle dort au fond de mon ordinateur.
Je ne l'ai pas publiée parce que j'en ai un peu honte, mais finalement il y a pire qu'elle, je pense. Elle est peut-être trop optimiste, un peu Mary Sue, mal écrite et tout ça, mais ce texte a une saveur particulière pour moi.
Ceci est une fiction que je trouve un peu gamine, parfois, mais je ne me sens pas la force de tout reprendre. Alors, vous l'aurez comme telle, comme je l'ai ressentie lorsque je l'ai écrite, et comme je l'ai aimée.
Je pense qu'il y a un léger avertissement à faire : le rating est M, légèrement, pour des allusions homosexuelles et sexuelles tout court.
J'avais envie d'écrire sur ce thème de l'addiction de l'amour, parce que j'y croyais un peu, à l'époque. Et puis, c'est comme je dis, je n'ai que rarement écrit sur autre chose que l'amour. Après tout, pourquoi respirons-nous ? Pour l'amour.
Do I hold you too tightly?
Le sablier s'écoule doucement de son sable bleu. Je le tourne machinalement, sans même attendre la fin. Ce n'est qu'un éternel recommencement.
Pop' ne m'a pas inscrite aux cours par correspondance par caprice. Il ne m'a pas dit de garder mes cartons et de ne pas trop m'installer par sévérité. Il ne m'a pas déconseillé de trop m'attacher aux autres par jalousie. Non, s'il a fait tout cela, c'est pour m'éviter d'être déçue, encore une fois. Depuis plus de dix ans, son travail l'accapare plus que beaucoup d'autres hommes. L'année de mes six ans, je le voyais tout au plus une fois par semaine, et il changeait d'employeur régulièrement. Il ne m'en a jamais parlé et je n'ai jamais demandé, mais j'ai deviné, plus tard... Il a passé deux ans ainsi, puis Mam' a craqué.
Alors, nous voilà tels des tortues, notre maison constamment sur le dos, à sillonner la France de long en large, et parfois même l'étranger. Mam' voulait suivre Pop', et Pop' ne voulait pas me quitter. Quel que fût mon avis, il ne fut pas respecté, bien qu'ils eussent essayé. Difficile de laisser leur instinct de parent s'effacer, et leur seule fille dans une grande maison.
Une chance que Pop' soit responsable d'un groupe immobilier (entre autres...) et que Mam' soit notaire (entre autres...). Je sais que Pop' n'est qu'actionnaire dans le groupe immobilier, et ce que j'ai compris de son métier est qu'il était prenant et muable, concernait le secteur houleux de la finance et était très bien rémunéré. Mam', elle, a dû abandonner son métier de notaire qu'elle adorait lorsqu'elle a choisi de le suivre dans ses déplacements. À présent, elle s'est lancée dans l'art sous toutes ses formes.
Je n'ose pas imaginer comment j'aurais dû parler de mes parents à mes camarades de classe, si j'avais été au lycée. « Oh, Pop' manipule de l'argent et Mam' est une artiste. » Autant dire que Pop' est un mafieux et que Mam' est une folle.
« Lily-Rose ! Cela fait dix minutes que je t'appelle !
- Pardon Mam', je réfléchissais.
- Tu m'as pourtant dit avoir fini tes devoirs. Il vaudrait mieux, tu n'auras pas le temps demain. »
Un nouveau déménagement... En plein mois d'avril. Deux mois avant le bac. Mes parents ont bien le sens des priorités...
Au revoir le conservatoire, au revoir l'atelier théâtre, au revoir le club de tennis, au revoir le cours de natation synchro.
Et on recommencera, demain, à Lille.
Et bien sûr, au revoir le petit ami. Damien. Je ne l'aime pas au point d'en pleurer. Simplement, on ne peut pas demander à une humaine de ne pas aimer. Et je dois avouer que Damien, parmi tous les mecs qui m'ont entouré, est l'un des plus craquants. Physiquement et mentalement...
« Je savais que tu allais partir. Que tu me le dises me blesse plus que je le pensais...
- Tu aurais préféré te réveiller un matin et apprendre que j'étais partie sans te le dire ?
- Non, bien sûr. Tu vas énormément me manquer. Tu reviendras ?
- Ici, à Rennes ? Non. Tu le sais. Je ne reviens jamais...
- Tu me fais l'effet d'un fantôme qui distille un bonheur sans penser à le recevoir et qui repart immédiatement après. Au fond de moi, je me demande si tu n'as jamais été heureuse. Je ne veux pas que tu me quittes, Fantômette.
- Voici mon adresse. À toi de voir si tu veux m'écrire. »
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J'ai passé trois ans à Lille. Et Pop' a réussi à avoir un appartement dans le même quartier qu'avant.
Je ne peux empêcher une immense appréhension me gagner. Bien plus qu'à chacun de mes autres déménagements. Lille n'est pas une ville ordinaire, à mes yeux. C'est la ville de ma jeunesse, de la fin du collège, de l'époque où j'étais encore scolarisée.
Et bien sûr, c'est la ville de mon premier amour. François. Et penser à cette époque, en regardant mon sablier bleu qu'il m'a offert lors de mon départ, me serre le cœur. Je l'ai toujours aimé, même après trois ans d'éloignement... Je ne l'ai jamais revu, mais je l'ai toujours suivi. Heureusement, il m'a livré certains secrets qui m'ont permis de m'insuffler de sa vie. J'ai trouvé l'adresse de son journal intime en ligne. Photos, sentiments, il ne cachait rien. C'était toute sa vie, rien que pour lui. Il y parlait encore de sa Blondie anglaise, corsée comme un café italien.
Je sais, c'est de la folie. Il ne s'agit peut-être pas de moi, peut-être qu'il a une autre dans sa vie, qu'il ne m'aime plus depuis tout ce temps.
Mais nous nous sommes promis. Nos 18 ans le même jour, nous avons juré de nous revoir. Même silencieusement, même amicalement.
Et mes 18 ans approchent.
Un jour de détresse absolue, j'en ai parlé à Mam', je lui ai fait savoir que c'était extrêmement important pour moi. Mes yeux verts d'eau l'ont faite flancher, et elle s'est arrangée pour que Pop' doive retourner à Lille. Les relations de Mam' sont si importantes qu'elle peut doucement faire incliner la balance pour le travail de Pop'. Elle ne me l'a jamais dit, et il ne le sait pas. J'ai... deviné.
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« Darling, you have to drive! How do you think you'll get your license? In a pochette-surprise?
- Pop', I won't drive your MZ. Je vais te la bousiller !
- Langage, jeune fille ! Et tu la conduiras, que tu le veuilles ou non. »
Un regard vers Mam', je sus que j'avais perdu la partie. Elle voulait autant que moi que je conduise, mais elle se soumettait au jugement de son mari.
À mon grand soulagement, la voiture était plus simple à manier que dans mes souvenirs. Cela faisait bien deux mois que je n'avais pas touché à une voiture... Suite à mon accident avec la C3 de Mam', en réalité. Un poteau avait brusquement surgi dans mon champ de vision.
Nous sommes arrivés à bon port à Lille. Dans la voiture, Pop' parlait d'arrangements administratifs et de nouvelles règles de vie commune... Il avait eu un choc lorsqu'il avait vu Damien allongé sur mon corps dans le salon. En pleine action linguistique, voire plus... Nous étions habillés, et persuadés que personne ne rentrerait avant des heures. Pop' ne m'avait jamais vu embrasser un autre que François. Ni Mam', d'ailleurs. Cet incident a ouvert les yeux de mes parents : oui, je suis une jeune fille, oui, j'ai des sentiments et des désirs.
« Aimerais-tu reprendre une scolarité normale, du moins jusqu'à tes examens ?
- Pourquoi pas... Jusqu'au baccalauréat, tu dis ?
- Oui. Ta mère m'a convaincu que travailler avec des professeurs te serait bénéfique, et je n'aime pas l'idée d'un professeur particulier alors que nous ne serons pas là pour le surveiller.
- Pop', cela fait trois ans que je n'ai pas subi la routine lycéenne ou l'autorité professorale. Je ne supporterais peut-être pas... »
J'ai une chance de retrouver François. Voilà le panneau qui s'est inscrit dans ma tête, clignotant, comme pour me prévenir d'un danger.
De toute façon, il reste deux semaines de vacances. J'ai encore le temps de réfléchir...
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Parfois, j'observe mon père, et je me dis qu'il ressemble un peu à Ken. Le prince charmant. Grand, blond, musclé, un sourire en toutes circonstances, une classe imparable et séduisante. Un visage parfaitement dessiné, une peau lisse et pure. Un visage qui fait parfois la Une de magazines économiques. Et que dire de ma mère ! Elle a fait l'affiche d'un film récemment, et elle est l'héritière d'un grand patrimoine financier. Grande également, blonde, fine, sobre et élégante, tout à fait assortie à mon père. La fortune de sa famille les fait souvent apparaître à de grandes fêtes. Ces fêtes auxquelles je suis conviée, côtoyant célébrités et autres richesses.
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Je m'assois sur un banc, le vent soufflant doucement dans mes cheveux. Les yeux fermés, respirant l'air doux d'un printemps naissant, de la musique dans les oreilles. Un peu de James Morrison ne peut pas faire de mal... Ou peut-être que si.
Lorsque j'ouvre les yeux, je crois voir François qui m'observe. Et me voilà en train d'halluciner ! Ces cheveux blonds cendrés, cette chemise rose sur ce pantalon noir, cette coiffure si floridienne, cette posture droite que j'ai si souvent vue sur des photographies. Ce ne sont que des photographies... Des images que je transpose dans la réalité.
Mais la petite brune qui l'accompagne, la hijita, une belle Espagnole, je la reconnais comme étant la petite amie de François. Maria. Quel cliché. Ce serait presque drôle si elle n'était pas habillée avec un vulgaire sweat-shirt qui lui va comme un gant, et un jean banal sur des bottes montantes à talons. Elle l'appelle doucement. « François, tu as l'air d'avoir vu un fantôme. »
Elle ne croyait pas si bien dire.
Le retour à l'appartement se fait machinalement, je ne vois rien ni personne, ni la pluie ni le soleil. Je suis une automate, me repassant sans cesse ces deux secondes pendant lesquelles j'ai croisé la chaleur de son regard noisette si spécial. L'absence d'émotions soudaine sur son visage. Sa pâleur notable et grandissante même après qu'il a détourné le regard.
Et les larmes glissent entre mes paupières, roulent sur mon visage, silencieuses.
Je ne peux contenir le battement furieux et le grondement sourd de mon cœur. Autant demander à un fumeur accro de ne pas porter à ses lèvres la cigarette qui brûle sous ses yeux.
Je me souviens par cœur de sa maison. Du chemin pour y aller, des fleurs roses et jaunes qui parsemaient l'allée. Du chien joueur, Mina, du moment de la journée où sa chambre prenait le mieux le soleil. Je me souviens de nos sourires, de nos regards, de notre mutisme. Je me souviens de la douceur de ses draps, de la chaleur de son corps. Des tasses de café vides sur son bureau, des paquets de gâteaux entamés jonchant sa table basse.
« Mam', j'ai vu François.
- Chocolat chaud ? Cinéma ? Shopping ? Maman ?
- Chocolat chaud. Et Maman. »
Dès la première fois, elle avait compris. Au premier baiser qu'elle a surpris, au premier regard qu'elle a analysé, aux premiers gestes qu'elle a observés. Je n'étais pas une romantique, je ne croyais pas en l'amour éternel. Durant l'année pendant laquelle il n'a pas cessé de m'aimer silencieusement face aux autres et ostensiblement lorsque nous étions seuls, j'avais peur de ne pas savoir aimer. Au final, je me suis piégée moi-même. Je n'ai pas pu me détacher de lui lorsque Pop' avait annoncé notre départ imminent.
« On ne s'aime pas assez pour supporter un éloignement indéterminé, Lily.
- Et si on y arrivait ?
- Mais si on n'y arrivait pas ? Je ne supporterai pas de te perdre définitivement. Je te préfère encore en amie qu'en inconnue.
- Je ne t'oublierai pas. Et à l'aube de nos 18 ans, je te promets de revenir. »
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J'ai fait un tour sur son journal en ligne. Il a publié d'anciennes photos de moi. Des photos que je ne lui ai jamais envoyées, des photos glanées sur mon espace photo. Et une seule, de nous deux. Alors, il ne nous a pas oubliés. Il nous regrette même. Pourquoi est-ce si simple ?
Il a une petite amie. Maria. Il n'est pas célibataire. Et mon apparition a fissuré son couple. Je m'endors, des centaines de questions en tête. Je sais que je ne le verrai pas ni demain ni le jour suivant, il est à Londres pour deux jours.
Un premier amour ne s'oublie pas si facilement. On n'a même pas su garder une relation amicale, alors le reste... Je crois qu'il m'en voulait beaucoup d'être partie. Et moi, je lui en voulais de m'en vouloir. Est-il encore temps ?
Je veux renouer avec mon enfance une dernière fois, avant de plonger dans les douleurs de l'adulte. Tenir une promesse vieille de cinq ans... Il n'y a que moi et mon côté pourri-gâté pour l'avouer. Espérer encore un regard après toutes ces années. J'ai grandi, mais je voudrais de lui dans mon quotidien. Impensable.
Et pourtant, j'y pense.
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Alors que je flâne dans les rayons d'un disquaire, les albums de Hard-Fi et de Paramore dans les mains, je sens un regard couler dans mon dos et une main se poser sur mon avant-bras. Une voix masculine s'élève. Un parasite ?
« Bonjour Lily-Rose. » Non, un magnifique éphèbe. Je ne lève les yeux que quelques secondes.
« Et si je n'étais pas Lily-Rose ? » Cette vision m'a interpellée. « Attends... Florian ? »
« Heureux de te revoir. »
Je le serre fort dans mes bras. Il me rend mon étreinte désespérée. Florian a été mon meilleur ami, le temps de mon passage à Lille. Le genre de personnes avec lesquelles, à la première approche, je me suis sentie acceptée. Nous aimions les mêmes choses, et c'est ce qui nous a rapprochés. J'ai gardé contact avec lui par la suite. La seule chose que je lui ai jamais cachée est mon amour constant pour François. Il n'aurait pas compris que je puisse aimer être avec un autre. Quant à lui, il a toujours refusé de m'envoyer une photographie, il me disait qu'il préférait que je le connaisse autrement que par une image. Ses lettres ont été un refuge lorsque je me sentais seule.
Nous prenons place à une table ensoleillée, dans un bar cher à Florian. Nous parlons, sans arrêt, longuement, sans nous ennuyer. Les verres s'accumulent à notre table, au long des heures que nous passons...
Et son petit ami le rejoint. Il est d'abord perplexe, puisqu'il ne me connaît pas, mais Florian l'embrasse doucement, puis nous présente mutuellement. Clément semble content de me voir enfin... Dois-je comprendre qu'on parle beaucoup de moi ? Je souris tout en buvant une gorgée de mon soda.
« Florian non, mais François... »
Je manque de m'étouffer. Clément semble n'avoir rien remarqué, ni mon air surpris, ni le regard accusateur de Florian.
« Tout ce que je sais, c'est que Florian semble beaucoup trop t'aimer, et que François semble beaucoup trop te détester. Mais tout ça, c'était en Seconde...
- Oui, il y a trop longtemps pour que tu daignes le rappeler. Merci chéri.
- Donc, tu connais François ?
- Je crois, oui. C'est mon demi-frère. »
Clément est un drôle d'énergumène. Une boule d'énergie, un peu fou par moments, mais je l'aime bien. Ne serait-ce que parce qu'il est le petit ami de Florian... Florian, qui ne m'a jamais parlé de lui ou de ses conquêtes. Je ne savais même pas qu'il était gay avant aujourd'hui... Il m'a avoué qu'il ne savait pas comment j'allais le prendre, mais que dix minutes après avoir discuté avec moi, il savait.
Il m'a invitée à une soirée ce soir, chez lui. En petit comité, m'a-t-il dit... Je devrais reconnaître un grand nombre d'invités, pour les avoir côtoyé au collège. Il organise souvent des petites soirées du genre, d'après ses lettres. Elles ont rarement mal terminé... Heureusement que Mam' connaissait bien Florian ! Elle a immédiatement accepté, d'autant plus qu'il est venu lui demander lui-même...
« Encore plus belle que d'habitude, ma Lily. Viens, les filles t'attendent. »
Les retrouvailles ont été mémorables ! Bruyantes, joyeuses, et enfantines. Naturelles. J'ai rapidement évoqué mes trois années d'absence, et mes six destinations, plus ou moins longues. Ensuite, ragots en tout genre, cigarettes à la pelle, boissons à volonté, tout a coulé. Je me suis sentie à l'aise, entourée de ceux que je connaissais ou pas...
Bien entendu, ma blondeur m'a attiré quelques œillades et de nombreux clins d'œil. Florian m'a conseillé de me méfier de ses amis, il les connaît dragueurs et très superficiels. Si seulement il savait que la seule personne que mon cœur désirait était François...
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Je regrette, à présent. Installée dans le fauteuil du salon, fumant une cigarette matinale. Plongée dans mes pensées obscures, buvant par à-coups une vodka coupée au jus d'orange. Flirter pour passer le temps, draguer est un loisir comme les autres. Je regrette, malgré cela. Maintenant que le brouillard m'a quittée, je comprends pourquoi je ne me laisse pas séduire. Passer pour une vulgaire marchandise, un trou, je ne veux pas. Ma blondeur ne m'empêche pas de vouloir du respect... Elle ne m'empêche pas d'être intelligente. Ni mes seins, par surcroît.
Florian me rejoint. Il m'embrasse doucement, sur la joue, un baiser matinal. Il s'excuse, ne sachant que dire de plus.
« Ce n'est pas de ta faute. Après tout, ils n'ont que flirté.
- C'est déjà trop. Je refuse qu'un seul d'entre eux te touche. »
C'est ainsi que Clément nous retrouve, enlacés, mes mains dans celles de Florian, ses lèvres dans mes cheveux.
« À ce rythme-là, tu ferais mieux de rompre avec moi et de te la faire enfin.
- On en a déjà parlé, Clément. C'est de l'histoire ancienne. J'ai dépassé ça !
- J'ai du mal à te croire, en te voyant. Lily-Rose par ci, Lily-Rose par là !
- Et je ne l'aime pas. Tu ne peux pas foutre en l'air notre relation simplement parce que j'agis avec elle comme avec ma sœur !
- Bandante, la sœur.
- Je ne te permets pas ! Que sais-tu d'elle pour la traiter ainsi ? Que sais-tu de moi pour penser cela ? Dis-moi ! »
Je regrette. Plus que je ne saurais dire.
Cette moue défigurant le visage de Clément. Ces larmes coulant sur les joues de Florian. Ce couple si aimé et si amoureux que j'ai involontairement fissuré. Aurais-je un don pour cela ?
J'ai toujours attiré les regards, aussi loin que je me souvienne. Les foudres avec.
Je ne peux pas retourner le sablier bleu pour effacer... Il me l'avait promis, pourtant. Dans les rêves, tout s'arrange toujours. Retourne-le et tu oublieras.
« Clément, attends. Il faut que je te dise un truc.
- Il était amoureux de toi, et il l'a longtemps été... Même après ton départ. Et je comprends pourquoi. Tu es belle, tu es vive, tu es intelligente, tu es discrète. J'ai même l'impression que tu es parfaite. Et moi... je ne suis qu'un homme. Il ne t'a jamais parlé de moi, n'est-ce pas ? Il doit avoir honte...
- Il ne peut pas l'être de toi. Pour le peu que je connais de toi. Ce que je voulais te dire, c'est que je n'ai jamais aimé Florian comme tu l'aimes, et que je ne l'aimerai jamais. J'espère que tu comprends... Tu n'as rien à craindre de moi. Sauf si tu protèges ton demi-frère.
- François ? Encore ? Il m'a raconté. Nous sommes très proches, tous les deux. Et je sais qu'il n'aime pas Maria. Mais il n'accepte pas son amour pour toi... Il dit que c'est mauvais de vivre dans les souvenirs et dans les rêves.
- Si je suis revenue... c'est pour lui.
- Je sais. »
Son sourire franc m'a transpercé le cœur. Clément transpire l'honnêteté... C'en est troublant.
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J'ai repris mes cours de harpe avec mon ancienne professeur. Ma majestueuse harpe trône encore dans le salon, puisque Pop' n'a pas eu le temps de la monter dans ma chambre.
J'ai fait des dizaines de concerts, partout où j'allais... La musique est l'une de mes raisons de vivre. Et avoir arrêté le lycée avant même d'y être allée a rendu ma pratique excellente, bien plus que si j'avais été une élève "normale". Mon assiduité était surtout à ma harpe... Elle m'apaise quelque soit mon état d'esprit. Elle me rend fière de moi lorsque je termine une œuvre. Elle me fait croire en moi, tout simplement. Et ce trésor, je ne l'ai pas volé.
Damien adorait me regarder pincer les cordes, à moitié concentrée, discutant avec lui de temps à autre. Il me trouvait fascinante, lorsque je jouais. Souvent, nous faisions l'amour, après, lui agacé de me voir accorder tant d'importance à autre chose alors qu'il était tout près, moi reposée d'avoir joué et flattée de son attention.
Je n'ai jamais mieux fait l'amour avec lui qu'après avoir communié avec mon instrument.
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Mes nombreux déménagements m'ont freinée pour nouer des relations amoureuses. Il fut une période houleuse qui nous vit débarquer dans des villes différentes, et ces escales n'étaient espacées que de quelques semaines. Je songe notamment à Marseille, où nous ne sommes restés que deux semaines, puis Nice, huit semaines, et Bordeaux, à peine cinq semaines. J'ai vécu bien plus longtemps à Lyon, le temps d'une année scolaire, puis à Orléans. Rennes a été notre plus long séjour...
Pop' me l'avait assuré. C'est pour cette raison que j'ai laissé Damien entrer dans ma vie, et que je l'ai aimé de toute l'énergie dont j'étais capable. Parce que je savais qu'il me restait un certain temps avant de devoir tirer un trait dessus. Sombrement égoïste, mais j'avais besoin d'amour, après tout ce temps. Tout du moins, de tendresse. Coucher avec des personnes que je n'estimais même pas, je l'avais assez pratiqué pour savoir que je ne pouvais plus.
Damien n'a pas essayé de me brusquer. Il ne m'a même pas montré qu'il était intéressé, si bien que lorsque je le lui ai demandé, je ne me doutais absolument pas que sa réponse serait positive. Je ne me doutais pas qu'il voudrait m'aimer. Sortir avec moi (quelle expression détestable).
Il savait que je l'aimais vraiment, mais qu'une autre personne possédait mon cœur. Il ne s'en était pas formalisé, considérant que c'était un mal pour un bien. Il ne souhaitait pas mon cœur, juste moi. Mes idées, mes valeurs, mes actes, et mon corps. Je lui ai suffi. Sa beauté d'âme m'a séduite.
Je ne m'attendais pourtant pas à son appel.
« Est-il possible que je prenne le prochain train pour Lille ?
- Où es-tu ?
- Quelque part en France.
- D'accord. Prends-le, grand fou.
- J'arrive à Lille dans cinq minutes. »
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Autant couper mon souffle. Je l'ai vu, majestueux dans sa blondeur, son sac négligemment placé sur son épaule droite, ses cheveux soulevés par le vent, son odeur caressant mes narines malgré la distance. Une odeur oubliée... Un parfum d'interdit. Retour triomphant de Londres. Il a glissé un regard vers moi, nos yeux se sont croisés deux secondes, mais il a détourné le regard, ne semblant même pas me reconnaître.
Puis Damien m'a enlacée. Fortement. Et il m'a embrassée. Doucement.
J'aurais juré que François nous regardait.
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« Toi, il va falloir que tu m'expliques. Vraiment.
- Je suis au café de la Mairie. Ne viens pas ! »
Que dire d'autre pour le forcer à venir ? Clément est prévisible. Ce qui l'est moins, c'est la présence de François à la table voisine.
Comment être naturelle dans des circonstances pareilles, alors qu'il dévore du regard la hijita, qu'il l'embrasse comme j'aurais aimé l'être ? Comment être naturelle lorsqu'un feu vous dévore le ventre, brûlant votre gorge et serrant votre cœur ?
« J'étais à Londres. J'ai jugé utile de passer te voir.
- Tu sais que...
- Je sais. Je pensais juste à toi. J'avais envie de te dire que c'est possible. J'ai retrouvé mon amour d'antan.
- Clara ? Tu as retrouvé Clara ?
- Elle est presque mariée et je ne l'aime plus, comme tu le sais, mais oui, j'ai retrouvé Clara. Alors, tout est possible.
- Are you kidding?
- Non. J'ai juste traversé la Manche, mais je te promets que c'était elle. Je sens que tu retrouveras ton cœur. Et il te le rendra.
- Peut-être. Mais tu ne seras plus là pour me soutenir, Damien. Et j'aurais tellement besoin de soutien... Elle me dévore, tu sais.
- Elle n'a pas ta blondeur ni ta taille. Et surtout, elle n'a pas ton charisme. »
Clément arrive à point nommé. Il se dirige vers moi, le sourire aux lèvres, lorsqu'il voit François derrière moi. J'ai beau lui faire des mimiques de découragement...
« Eh mon frère ! Salut Maria !
- Salut demi. Que fais-tu là ?
- J'ai un rendez-vous avec Rosie. Rosie, je te présente François, et Maria.
- Clément, elle s'appelle Lily-Rose.
- Je sais, c'est une très bonne amie de Flo. Bon, on vous laisse, on a à faire ! »
Que je le déteste.
Je fais rapidement les présentations, puis demande à Clément de s'expliquer.
« Clément, Damien. Bon, que se passe-t-il ?
- Il se passe que François a eu une sorte de crise de panique en rentrant, et qu'il a juste eu le temps de me dire qu'il avait vu un fantôme avant d'aller voir... enfin. Qui est Damien ?
- Je suis son... ex.
- Oh. Ah. Eh. Hu. »
Quelle première réaction intelligente.
« Enchanté, Damien. Tu comptais coucher avec lui aujourd'hui ? Parce que sinon, je m'en vais, hein...
- TG. VTFF.
- Oh oui... Je vais aller me faire foutre et profondément. Salut les copains !
- T'en fais pas Dams, il est gay.
- François a bien de la chance. »
Une étreinte qui a un goût d'adieu, une lueur d'espoir, un soupçon de peine. Sur le quai de la gare, je ne peux me résoudre à le laisser partir définitivement. Je suis sentimentale, que voulez-vous ! Il va recommencer un livre, dans lequel je n'aurais pas ma place, dans lequel la capricieuse que je suis laissera une trace en filigrane. L'écrivain... J'espère qu'il m'en enverra des extraits de temps à autre.
Il va me manquer, ce bêta.
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Mon sablier s'écoule. Plus un seul grain de sable ne compte descendre, et aucun ne défiera les lois de la physique. C'est une pause éternelle...
C'est mauvais de vivre dans les souvenirs et les rêves.
François en veut énormément à Clément, parce qu'il m'a présentée alors qu'il savait très bien qui j'étais.
« Ce n'est pas un souvenir ni un rêve ! Elle est vivante, vois-tu, et devant toi. Vas-tu la laisser partir ?
- J'aime Maria, crétin.
- Pas autant que tu pourrais l'aimer, elle. C'est Lily-Rose, tu te souviens ? »
J'aime le journal intime de François. C'est une intrusion mal élevée dans sa vie, si Mam' savait elle me ferait la morale durant des heures... mais c'est sa vie, dans ses côtés les plus privés et les plus délicieux, tout autant que dans ses côtés les plus futiles et les moins savoureux. C'est l'instant capturé vif par les souvenirs de mon amour.
Les jours s'écoulent ainsi. Clément m'apprécie de jour en jour. Florian voit mal cette relation. François reste un fantôme.
Les cours reprennent, avec moi. J'ai finalement choisi de rejoindre Florian, Clément et les autres filles sur les bancs de l'école.
J'atterris dans la classe de Clément et de Florian. Je ne sais si ne pas être avec François est un soulagement ou un regret. Il aurait pu mettre une forme sur son fantôme, des couleurs sur ses souvenirs. Peut-être.
Je partage quand même les heures d'anglais avec lui.
Juliette est rapidement devenue ma Muse. Sa grandeur d'esprit me l'autorise... ainsi que le cours agité du long fleuve de sa vie. Elle est tombée amoureuse de la personne qui la déteste. Cliché, mais véridique. Leurs approches me font doucement sourire. Elle ne laisse rien transparaître, mais j'ai cru voir une lueur de tristesse dans les yeux de l'autre alors qu'ils s'insultaient. Je suis passée maître dans l'art de décoder des signaux invisibles...
« Si tu arrêtais de l'insulter et que tu couchais avec ?
- Il ne m'aime pas, je croyais que tu l'avais remarqué. Quentin n'aime personne.
- Il n'aime pas t'insulter, en tout cas.
- Parce que sa bouche d'aristo ne le supporte pas. »
Maintenant qu'elle le dit, cela me paraît évident. Je connais Quentin ! Sa famille est influente, opulente et son père est ami avec Pop'. Par certains côtés, Quentin me ressemble même. Les dîners d'affaires, les repas de charité, les galas divertissants, toutes ces activités flamboyantes et inutiles trouvaient grâce à mes yeux seulement parce que j'avais un allié dans la place. Comment ai-je pu l'oublier ?
« Quent' ! Je suis désolée de ne pas t'avoir reconnu plus tôt.
- Juliette t'aura aveuglé. Les soirées n'étaient que plus agaçantes, sans toi.
- De même. Je ne voudrais pas être curieuse...
- Tu vas l'être. Vas-y, pose ta question.
- Tu l'aimes ?
- Tu le sais. Pourquoi me demandes-tu ? Je ne fais rien à moitié, c'est ma devise. Elle a choisi de me détester, mais je ne peux que l'aimer.
- J'ai parfois l'impression que c'est ce que nos familles attendent de nous. Qu'on aime passionnément, qu'on se détruise par l'amour.
- Non, ce qu'ils veulent, c'est que tu m'aimes et que je t'aime. »
Je laisse Juliette se débrouiller dans l'enchevêtrement compliqué de ses sentiments. Je ne suis pas la bonne fée, je suis simplement curieuse. J'ai assez à faire pour attirer l'attention de François... Il ne m'a pas adressé la parole une seule fois, même lorsque j'ai eu assez de folie pour le saluer alors qu'il était seul. La situation devient pesante.
Et nos 18 ans s'approchent lourdement.
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Je n'ai pas résisté à l'envie de lire son journal intime. Je ne l'avais pas fait depuis que nous avions repris les cours, mais je suis désespérée.
Et deux articles parlent de ses doutes à mon égard. Mon cœur menace de me faire flancher. Tais-toi mon cœur...
« Elle me paraît surréelle, avec ses cheveux blonds sucrés et ses tenues de baby doll anglaise. Je ne sais si je l'aime. »
« Quentin. Elle aime Quentin. Et je ne comprends pas pourquoi cela me fait autant d'effet. Ce n'est qu'un fantôme... »
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J'ai avoué à Quentin que certains pensaient que nous nous aimions. Il a eu une crise de fou rire incontrôlable, malgré les chuchotis peu discrets de ceux qui le regardaient. La réputation de celui qui n'avait pas d'émotions a été brisée par une insignifiante jeune fille...
« Lily est tout sauf insignifiante. Arrêtez vos commérages de vieilles aigries...
- Ce sont surtout ses seins qui ne sont pas insignifiants !
- Tu ne les auras jamais entre tes mains, sombre idiot, ai-je débité. »
Quentin a gentiment pris ma défense, je dirais même chevaleresquement si je n'avais pas peur de le blesser... mais je suis tout à fait capable de me débrouiller seule face au regard des autres. Mon absence de scolarisation ne m'a pas privé d'une volonté de provocation.
Juliette, elle, l'a moins bien pris. Elle ne comprend pas que je puisse, en deux semaines, obtenir de Quentin ce qu'elle veut depuis des mois. Elle met cela sur le compte de mon physique avantageux, elle aussi...
« Je n'aime pas Quentin et Quentin ne m'aime pas. Nous sommes amis.
- Comment peux-tu considérer Quentin comme ton ami, alors que tu ne le connais que depuis deux semaines ?
- Je connais Quentin depuis que j'ai l'âge de parler, ou de marcher. »
Son air interloqué m'a incitée à expliquer. Les soirées ennuyeuses. Les sourires discrets. Les soirées au clair de lune. Les promenades silencieuses. Les rires incontenus. Les bêtises programmées. La complicité profonde. L'amitié...
Ma Muse est déçue de mon mutisme. Mais qu'aurais-je pu lui dire ? Qu'il l'aimait ? Je tente déjà de la pousser vers lui, et cet effort me demande une ingéniosité sans pareille, lorsqu'on sait que Quentin tient aux apparences qu'il a forgées et que Juliette refuse de reconnaître qu'elle l'aime. Elle admet tout au plus, dans ses bons jours, qu'il est extrêmement séduisant. Dans ses mauvais, elle le déteste purement et simplement.
La façade de mon cavalier habituel me transperce le cœur. Faire semblant, c'est notre domaine. C'est ensemble que nous avons fait nos premières armes. J'avais oublié l'acharnement que les parents avaient à nous trouver adorables ensemble. « Ce qu'ils veulent, c'est que tu m'aimes et que je t'aime. » Que diable n'avait-il pas raison !
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La première soirée depuis que nous avons ré-emménagé a lieu dans l'ancienne demeure des Rosier. J'y retrouve avec plaisir Quentin, disposé à me charmer discrètement, et avec déplaisir les conjurations matrimoniales qui pèsent sur nous. Nous buvons verre sur verre, eau, champagne, jus, cidre, vin. Les parents s'extasient sur notre entente, toujours parfaite malgré les années.
Quentin me questionne sur mon apparente distance.
« Qu'est-ce qui te dérange dans les rumeurs de notre relation ?
- Tu connais la réponse. Faire semblant ne m'a jamais dérangé...
- Ce que je veux, c'est le nom. J'en ai bien qui me brûlent les lèvres, mais ils sont indécents. Florian, ou Clément, par exemple.
- Tu as raison, ils sont indécents.
- Damien ? Non, j'en aurais entendu parler. François ? »
J'acquiesce, démasquée. Il me sourit tendrement. Je ne résiste pas à la tentation, je l'embrasse sur la joue.
« Attends. Est-ce que tu ne voudrais pas pousser l'arnaque plus loin ?
- Je suis disposée à vous écouter, très cher.
- Sors avec moi. Juliette ne m'aime pas, François ne rompra pas. Du moins, pas avant qu'il ne se rende compte que tu existes.
- Tu risques d'être surpris par Juliette. Elle n'a pas aimé notre coup d'éclat. J'ai dû lui expliquer... »
Pour toute réponse, ses lèvres contre les miennes.
Pop' se réjouit de me voir en couple avec un garçon aussi intéressant que Quentin. À ce stade, ce n'est plus une réjouissance, c'est une excitation fanatique ! Je n'ose imaginer sa future peine lorsque nous romprons. Il est, bien entendu, impossible que notre relation tienne jusqu'au mariage.
Je suis dans une relation fausse que tous ont vu venir. Je doute de la sincérité des actes de Quentin. J'insinue que notre relation est intense. Je ne bronche pas lorsqu'il fait plus vrai que nature. Je n'aime pas la manière dont il me regarde, parfois. Je ne me sens pas à l'aise.
Notre couple est sujet à commérages jaloux et rumeurs improbables. Le Prince de Glace et la Princesse Blonde. Le Dieu du Sexe et la Poupée Pulpeuse. Il laisse courir, avec un flegme surprenant. Juliette ne l'insulte que plus, l'accusant de profiter de l'innocence d'une jeune fille. Elle ne me plaint que plus, se désolant de mon aveuglement suscité par l'amour. François, qui était en excellents rapports avec Quentin, ne lui a pas adressé la parole depuis. Clément refuse de comprendre mon stratagème voué à l'échec. Florian est fidèle à lui-même, me soutenant et me conseillant.
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Enfin, François daigne se rendre compte de ma présence. Nos noms se suivant dans l'ordre alphabétique, nous sommes installés côte à côte pour ce cours précis. Le regard de Maria me fusille, je sens presque mon corps se désintégrer. Je tente de rester calme, et le sourire distant de Clément m'aide.
« Dis à ta fiancée de me lâcher du regard, je n'ai pas demandé à être ici.
- Moi, je l'ai demandé. Comment tu vas ? Apparemment, tu es avec Quentin...
- Il semblerait, en effet. »
Diantre, il ne commence pas avec le sujet le moins épineux. Je n'empêche pas mes joues de rosir, malgré mon ton froid et cassant.
« Mmmh, Mademoiselle est contrariée... Qu'est-ce qu'il t'a fait ? »
Son apparent désintéressement me permet de me plonger seule dans mes souvenirs. Et de me rappeler ma première véritable dispute avec Quentin.
« Quand allons-nous consommer notre amour naissant ? Mon corps brûle de te rencontrer, ô déesse de mes songes...
- Honey, you don't want me to be angry, do you? »
La discrétion avérée de Quentin n'échappe pas aux oreilles de la commère du lycée, Adrienne. Bien sûr, Quentin l'avait calculé.
Je me demande s'il ne veut pas réellement profiter de mes charmes. Ses mains trop souvent posées sur mes hanches, ses baisers trop longs et passionnés, ses yeux trop rêveurs et attentionnés. Pourtant, j'ai entendu Juliette dire qu'elle avait rendez-vous avec Quentin prochainement... Je ne comprends plus.
« Il n'a rien fait. Aux dernières nouvelles, ma vie privée ne te concerne pas plus que la tienne ne me concerne.
- Ne te vexe pas, ma star. Ne me fuis pas. »
Sa voix douce et rassurante, son odeur captivante et enivrante, son comportement amical ne peuvent pas être innés sans avoir été provoqués. Je m'enferme dans un silence buté, agacée de m'être jetée dans ses crocs, déçue de m'être laissée abuser par des artifices, énervée d'avoir déifié ce simple homme.
Il ne m'aura pas de cette manière.
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Mes mains ne contrôlent plus les cordes qu'elles pincent, ni les notes, ni la force, ni la vitesse. Depuis quand mes doigts décident-ils de me trahir ?
« Lily-Rose, concentre-toi ! Ton récital a lieu dans quatre semaines, et elles s'écouleront très vite !
- Je regrette de ne plus pouvoir travailler la harpe la journée... Je crois qu'aujourd'hui, je n'arriverai à rien.
- Très bien. Déchiffrage. »
Si seulement j'osais lui avouer que l'amour et moi avions bataillé, fait une course, violenté l'autre. Si seulement je n'étais pas si exigeante face à François, que je lui laissais le bénéfice du doute, que j'acceptais qu'il m'ait enfin observée.
« Ne laisse jamais tes problèmes intervenir lorsque tu joues. Tes sentiments positifs seulement. »
Jouer me rend une plénitude que j'atteins parfois après avoir fait l'amour. Cette sensation de certitude flottante, cette impression d'immunité émotionnelle. C'est pour cela que chaque matin, je réserve un quart d'heure à ma harpe. Un quart d'heure complet, à préparer la pièce pour plus tard, à nettoyer la table et les chevilles, à toucher les cordes une par une, pour le simple plaisir. Parfois, il m'arrive de jouer un mouvement d'une sonate ou d'un concerto, une œuvre courte et simple. Un autre monde.
Damien moquait mon amour pour de simples morceaux de bois et de métal. Je moquais son amour pour une blonde corsée et peu disponible. Il ne se formalisait pas de mon apparente désinvolture envers moi-même. Je ne lui tenais pas rigueur de sa profonde incompréhension de la passion. C'est lui que j'aurais aimé savoir à mes côtés, m'attendant derrière la porte de cette salle, écoutant religieusement ce qu'il respectait malgré tout.
Au lieu de cela, un Clément pensif et soucieux était assis sur le fauteuil rouge du couloir, un cahier sur ses genoux repliés et un crayon dans sa main gauche. Tableau attendrissant s'il en est...
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Il avait besoin de me mettre en garde contre l'irrespect dont je faisais preuve. Et j'ai eu besoin de le remettre à sa place, lui interdisant toute intrusion dans ma vie privée. Ma relation avec François l'intéresse simplement par vanité. Il pense qu'être dans les petits papiers de la nouvelle-pas-si-nouvelle-que-ça peut l'aider. Son honnêteté le perdra...
« La flatterie est vaine, mon cher. Ton homosexualité est acceptée, tu es adoré, que veux-tu de plus ?
- C'est là que tu te trompes. Tout n'est qu'ironie et mensonge... Ils aiment Florian, pour les mêmes raisons qu'ils aiment Quentin ou qu'ils t'aiment. Ta famille, influente et opulente. Ils ne sont que des courtisans à l'affût de la moindre parcelle de vos vies... N'as-tu pas remarqué les nuées de jeunes filles autour de Florian, leur agaçante manie de le détailler du regard, leurs jupes trop courtes pour leur honneur ?
- Je ne suis pas mes parents. Leur... célébrité ne fait pas de moi une personne fréquentable.
- C'est là que tu te trompes. Tes parents font de ta vie un véritable enfer, peut-être involontairement. Ton couple avec Quentin est une véritable aubaine pour les esprits avides de niaiseries ! Et ils sont très nombreux dans ce lycée... Intelligents, de plus, donc discrets. Rosie...
- Rentrons. »
Je loue l'insistance de ma mère ! Sa volonté de me placer dans la société de nos jours, contre le désir de mon père, a des conséquences très divertissantes ! Ces histoires de jalousie, ces hiérarchies implicites, ces affaires d'amour sont dignes d'une série télévisée. Mon couple parfait avec Quentin est digne d'un roman. Nous sommes mesurés, discrets sans trop l'être, veillant de loin sur l'autre, surveillant de loin les parasites. Nos baisers sont calculés, ainsi que nos gestes : ses mains sur mes hanches, mes mains dans ses cheveux, nos mains l'une dans l'autre.
Malgré tout, nous appliquons l'exclusivité. Le creux de notre relation ne doit pas nous faire oublier notre but : rassurer les parents, leur éviter des regrets, et rendre jaloux les futurs petits amis.
« Je refuse que tu ailles voir Juliette en rendez-vous si nous n'avons pas rompu.
- Alors, je n'irai pas. Combien de temps penses-tu que notre couple doive encore tenir ?
- Lorsque cela fera un mois, je pense que ce sera parfait. Cela te laissera le temps de préparer Juliette...
- Et si je tombais amoureux de toi ?
- Impossible, Quentin. François existe. »
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Passer mes instants de libre avec les filles est une activité qui est reposante, mais parfois j'aimerais passer mes récrés sur la pelouse avec les garçons, le soleil sur le visage. Si je ne le fais pas, c'est parce que je sais qu'avec Clément, il y aura François...
Aujourd'hui, je saisis le prétexte d'avoir envie d'être avec Quentin lors de notre heure de libre pour passer du temps avec eux. François sera là, avec Maria... Il s'est réconcilié avec Quentin, aussi abruptement qu'il avait cessé de lui parler.
Il n'y a pas à dire, les garçons sont vraiment différents lorsque des filles sont présentes... Je me souviens des soirées mecs organisées par mon cousin. Chacun sur un ordi, une console, braillant comme des fous furieux et discutant de choses salaces... Aujourd'hui, Maria et moi amenons les sujets salaces.
« Tu aimes les sextoys avec Florian, Clément ?
- Oui, même si c'est mieux au naturel. J'adore le canard vibro, même s'il ne nous sert à rien... C'est plutôt le domaine de Rosie, ça.
- Vous êtes moins performants que le canard, désolée.
- Même Quentin ? »
Nous n'avons pas fait l'amour ensemble. Notre relation étant fausse, je ne vois pas l'intérêt de véritablement consommer. Le faire croire est bien plus excitant... Même si les caresses de Quentin ont bien failli me tenter. Je crois qu'il n'attend que ça, mon premier pas.
« Quentin est sexuellement insatiable. Et je retire ce que j'ai dit, le canard n'est pas plus performant. »
Le regard outré de François réveille mon cœur.
Nous n'avons pas fait l'amour, mais nous allons le faire, à en croire le confort de son lit et les caresses de ses mains... et les soupirs qui s'échappent de ses lèvres. Diantre, il gère bien ses affaires, ce Quentin... Je me fais violence. Je brûle de sentir nos peaux nues l'une contre l'autre, mais je ne le veux pas.
« Quentin... arrête.
- Pourquoi ? Tu le veux autant que moi, non ?
- Pas avec toi... Enfin, tu le sais bien ! Nos hormones ne doivent pas nous contraindre à abandonner !
- Abandonner quoi ? J'aime Juliette, mais cela ne m'empêche pas de te désirer... »
Voilà le problème. Quentin est très attirant. Ses yeux noisette clairs sont spéciaux. Ses lèvres pleines et rosées sont douces. Son corps est proportionné et musclé comme il faut. Quentin est un piège de beauté et de séduction.
« T'embrasser est déjà assez, pour notre relation. Ne rends pas les choses plus compliquées...
- Tu sais quoi, tu réfléchis trop. Laisse-toi aller ! Tu ne vas pas mourir parce que tu auras fait l'amour avec moi, Darling.
- Honey, please. Don't tease me. I'm addicted to love. »
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Les filles cessent depuis peu de séduire Quentin en ma présence. Cela me soulage grandement, à vrai dire. Ce jeu théâtral est parfois à la limite du supportable, comme lorsque Quentin se jette sur moi pour m'embrasser longuement et profondément... Il le fait de plus en plus souvent. Et son odeur m'envahit de plus en plus souvent. Et le désir gagne encore un peu de place... J'ai peur, oui. Peur qu'il ne me capture.
Allongés sur la pelouse, sur le temps de midi, nous discutons tous les deux. J'ai besoin qu'il s'éloigne. Pour mon bien, et pour le sien. Si je fais l'amour avec lui, je le regretterai.
« Rappelle-moi pourquoi on sort ensemble ?
- Pour les parents. Et pour rendre jaloux ceux qu'on aime.
- Alors pourquoi veux-tu que nous fassions l'amour ?
- D'accord. Lily-Rose, je te trouve bandante. Le soir, c'est à ton corps que je pense quand je me branle. Ça te va comme explication ?
- Quentin... Tu ne cesseras donc pas ? Bon, qui est au courant que notre couple est un fake ?
- Personne. De ton côté ?
- Clément et Florian. »
Les garçons, cependant, ne se gênent pas pour me draguer ostensiblement, parfois avec des sous-entendus sexuels peu subtils... À croire que je ne suis qu'un vulgaire trou incapable de penser ! Ce n'est pas parce que je suis blonde et que j'ai des seins que tout de suite, je vais m'agenouiller pour leur faire une fellation... Les films et la vie, c'est différent !
Quentin ne cesse de les repousser, sans succès.
Je m'accroche à mon amour éphémère comme à une bouée.
Mais l'air s'écoule de cette bouée, lentement, alors je l'abandonne.
Ma rupture avec Quentin se fait silencieuse, mais elle fait couler autant de venin que mon couple. Et voilà qu'ils étaient sûrs que nous allions rompre, certains que le sexe était le ciment de notre relation, convaincus que nous n'avions rien à faire ensemble. Deux jours plus tôt, ils affirmaient le contraire. Opportunistes.
Et Juliette prend ma place aux côtés de Quentin.
Et Pop' me console d'un chagrin d'amour présumé en achetant des pots de glace au chocolat, au tiramisu et au caramel. Mam', quant à elle, m'avoue qu'elle se demandait combien de temps j'allais tenir.
« Don't worry, you'll have another love.
- Pop', je m'en balance.
- Langage, jeune fille ! Je t'ai rapporté tes pots de glace préférés. Et... vous êtes encore amis ?
- Oui, bien sûr. »
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Mon récital a finalement lieu. La plupart de mes camarades sont présents, ainsi que mes parents et leurs amis. J'aperçois Juliette, Maria, François, Clément, Florian, leurs familles, depuis les loges où je me suis réfugiée, tentant de calmer mon trac.
Quentin est avec moi. Malgré notre 'rupture', nous sommes restés très amis. De plus, sa condition de pianiste l'aide à comprendre ma situation actuelle... Il m'a écoutée, jugée, corrigée avec plaisir.
La demi-heure qui suit se passe dans un flou relatif. Je n'ai conscience d'avoir joué devant des centaines de personnes que lorsque la salle explose en applaudissements. J'aperçois ma professeur, derrière les rideaux, qui me fait un signe positif. J'ai le droit à un rappel, ce qui me rend euphorique.
À la sortie, je discute avec des professionnels, des professeurs, des mélomanes, mes camarades.
« Comptez-vous faire de la harpe votre vie ?
- J'y ai pensé, mais j'ai repris les études dernièrement. »
« Mademoiselle, vous avez été exceptionnelle.
- Merci monsieur, vous me flattez.
- Puis-je vous demander votre numéro ? Ma sœur se marie, et une harpiste serait merveilleux ! »
« Gosh, Lilou ! You were amazingly fantastic !
- Merci les potes. Merci d'être venus. »
« Ma merveilleuse star. »
Pop' et Mam' me regardent fièrement. Ils se retiennent de me serrer dans leurs bras ou de m'embrasser, mais ce soir j'y aurai droit. Et demain, nous irons dîner dans un restaurant.
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« François a rompu avec Maria. Finalement, sortir avec Quentin n'était pas si vain.
- Tu es grandiose de le reconnaître, Clém'. Mais ne tente rien de plus. »
Le bonheur m'envahit.
Quentin embrasse Juliette.
La vie est belle, vous ne trouvez pas ?
Le journal intime de François fait étalage de toutes les stratégies qu'il a imaginées pour m'approcher et m'avouer qu'il ne m'avait jamais oubliée. J'en ris, lorsque je les lis. Parfois elles sont invraisemblables... Il a même pensé envoyer quelqu'un pour m'attaquer et venir me sauver, tel le prince charmant. Si ce n'était pas aussi désespéré, aussi mignon, ce serait risible. C'est risible.
Le temps passe, il a rompu depuis une semaine, et le courage ne l'a toujours pas étreint. Je me souviens d'un François plus téméraire, d'un François qui osait faire l'idiot. Mais il a réellement peur de me perdre, dixit Clément...
J'ai glissé un petit mot à François en le croisant devant la salle d'anglais. Nous avons 18 ans aujourd'hui... Maintenant, nos conversations reprennent, nous avons une attitude amicale.
Tu passes à l'action quand tu veux.
À la fin de l'heure, il glisse sa main dans la mienne et m'embrasse sur les lèvres. Enfin !
« Tu m'as manqué, ma star. Tu m'as terriblement manqué... »
Si terriblement.
Je sèche mon cours de philosophie et il manque son cours d'histoire. Nos dernières heures de la journée.
Nous brûlons de nous retrouver.
Mam' est en week-end prolongé et Pop' au travail, alors nous allons chez moi.
Le mur du hall nous héberge quelques instants. Nos chaussures valsent à travers la pièce. Nos sacs gisent déjà sur le sol, au milieu du hall. D'un geste, je ferme la porte à clé. D'un geste, il me soulève et ne cesse de m'embrasser. Ses lèvres... je ne m'en lasserai jamais.
Ma jupe rejoint rapidement le sol, alors qu'il m'allonge sur mon lit. Je me débarasse de son jean, non sans le caresser au passage... Il réfrène avec peine un râle de plaisir qui m'émoustille follement. Son pull est jeté en deux secondes par-dessus ses bras, ma chemise est délicatement déboutonnée par mes soins. Le voir me désirer me rend impuissante face à mes propres désirs.
Trêve de plaisanteries.
Nos sexes se rencontrent. Ils se retrouvent. Nos corps se reconnaissent. Nos cris se rejoignent.
Gosh, I love him. So much.
« I need you. You're my life. »
« Comment as-tu fait, ces derniers mois ?
- Je n'ai pas fait. Tu es sortie avec Quentin, ça m'a tué. Mais il ne savait pas qui tu étais pour moi...
- Et toi, tu étais avec Maria. Ce n'était pas mieux...
- J'étais déjà avec elle avant que tu n'arrives. C'est différent. Elle se méfiait de toi, parce qu'elle savait...
- Elle avait raison. Mais elle n'y pouvait rien, n'est-ce pas ?
- On ne commande pas l'amour. Et je t'aime depuis bien trop longtemps. »
Nos 18 ans étaient exquis, délicieux, parfaits, fondants, moelleux, croquants, pimentés, sucrés, sexy.
Je ne lui révélerai pas que j'ai lu son journal intime depuis que je l'ai quitté. Je ne lui parlerai pas de Clément, de Florian, de leur implication dans notre histoire. Je ne lui avouerai pas que Quentin et moi, ce n'était que pour montrer aux parents qu'on avait essayé mais que c'était impossible. Ni que j'ai eu envie de le rendre jaloux et de le provoquer. Ni qu'il me désirait ardemment et qu'il regrette sûrement de ne pas m'avoir eue. Tout simplement, je tairai mon histoire avec Quentin.
Ce ne sont que de menus secrets.
Et le sablier bleu les effacera. Ce n'est qu'un éternel recommencement...