Titre : En terre inconnue et hostile
Auteur :
anadyomedeFandom : Autant en emporte le vent
Personnages : Béatrice et Jim Tarleton, et les quatre fils.
Disclaimer : Tout appartient à Margaret Mitchell.
Rating : PG
Thème : Destin (set B)
Lorsque parvinrent les lettres annonçant le décès de Tom, Brent et Stuart, Béatrice Tarleton était installée près de l’enclos de Nelly. A ses côtés, le petit nègre qui, d’aussi loin qu’ils s’en souviennent, avaient toujours été dans la famille surveillait au loin le paysage, comme attendant qu’en sortent les étalons, mais rien ne viendrait, ils en étaient conscients ; et c’était comme si jamais la guerre ne s’arrêterait. Béatrice se disait : ce silence est insupportable. De ma vie, je n’ai jamais vu quelque chose d’aussi laid, d’aussi fade, et ma pauvre Nelly, seule dans des champs si grands, comme elle semble malheureuse !
L’animal avait posé sa tête sur les épaules de sa maîtresse et ce fut ainsi que les trouva Jim. Ce silence que sa femme avait tant de fois redouté s’était glissé comme du venin à Joli Coteau, prenant les survivants par surprise tout comme le ciel avait peu à peu plonger dans la terre rouge du Sud pour la laisser béante. Sans s’y attendre. Sans tout à fait s’en rendre compte.
Jim et Béatrice Tarleton en avaient enterré, des enfants, comme presque toutes les familles du comté. Les O’Hara, les Fontaine, les Wilkes, même, possédaient dans un coin du jardin les tombes de petits êtres qu’ils n’auraient jamais vu grandir et dont seul restait un nom, un nom sans visage, qui se fondait peu à peu au paysage.
Puis la guerre avait commencé et Boyd était mort. Il était l’aîné. Non seulement le premier garçon, non, mais surtout le premier enfant, celui que Béatrice avait découvert un peu émerveillée, pour lequel elle s’était empêchée de monter - car la première année de son mariage, n’avait-elle pas perdu une petite chose dans son ventre - une petite chose qu’encore maintenant elle se refusait à nommer comme « enfant » - lors d’une chute à cheval ? Et Boyd était toujours si tranquille, il était le seul qui aurait presque pu prendre plaisir à s’installer devant un livre ; son sourire posé, ses gestes maîtrisés, il avait une force apaisante. Béatrice avait toujours été intimement convaincu que son propre manque d’exercice physique durant cette grossesse avait irrémédiablement influencé le caractère de son premier-né.
Car une fois le fils donné, elle avait refusé de se cloîtrer dans un lit comme toutes ces petites cannes faisaient. A cheval, tout allait bien. Il lui suffisait de ne pas partir au galop ; mais tous ses enfants suivants furent pareils à des poulains impatients.
Boyd était celui qui tenait de grands discours. Il avait la larme qui lui montait à l’œil lorsque les universités les renvoyaient tous ensemble et que sa mère s’étouffait de colère. Il était celui qui ne tenait jamais bien longtemps le whisky, qui ne faisait pas de trous dans ses chemises et riait comme s’il possédait en lui un grand secret.
Il était mort.
Et voilà Jim qui revenait, et dans sa main, les lettres les narguaient en annonçant que c’était là les trois derniers qui étaient tombés. Nelly avait soufflé contre le cou de sa maîtresse et c’était le petit nègre le premier qui s’était mis à sangloter comme un enfant avant de s’éloigner comme si le diable venait de se dresser. Alors Béatrice avait levé la tête vers son époux et soudain, elle avait eu envie de rire, une envie oppressante, terrifiante, et elle avait regardé Jim, et elle lui avait dit :
« Avec quoi allons-nous ramener leurs corps ? »
Puis elle avait songé à leur Mama qui devait être au courant à présent - car les Mama avaient cette capacité étrange de sentir lorsqu’on leur arrachait leurs bébés, qu’ils soient dans la pièce d’à côté ou à mille kilomètres. Béatrice se souvint en tremblant que deux semaines auparavant, la vieille esclave s’était précipitée dans la chambre de sa maîtresse et avait déclaré :
« Ma’am, j’entend Tom qui pleu’e comme quand il était enfant. Il a peu’ Ma’am, je c’ois qu’il s’est mal et il a besoin de sa Mama. »
De bêtes superstitions, avaient-elle pensé en se signant. Mais non.
Il était pourtant vrai que de ses trois à ses six ans, Tom Tarleton avait une façon très personnelle de prévenir aux autres qu’il était en train de souffrir. Il faisait de son corps une petite boule et pleurait comme un animal agonisant. Il pleurait quand sa gorge lui brûlait, quand son ventre gargouillait, quand sa tête cognait ; il pleurait lorsque suivant les enfants noirs plus âgés, il tombait des arbres et de tordait le bras. Puis un jour, Béatrice s’était si violemment emportée de « ces manières de petites filles » que, touché dans son orgueil, il avait arrêté d’un air boudeur et entêté.
Avait-il gémi pareil lorsque les balles frappèrent son jeune corps, sa peau pâle, ses doigts fins ? Lorsque le sang s’était répandu au-dehors de ses veines, qu’il avait envahi son ventre, son torse, ses mains, sa gorge ?
Lentement, Béatrice se détacha de sa jument posa sa main sur le bras que Jim lui tendait. Le ciel lui-même semblait s’être discrètement recouvert.
« La grand-mère Fontaine ne cesse de parler du destin, déclara-t-elle. Y crois-tu ? Fallait-il donc que tous nos garçons meurent ? Qu’il ne nous reste que quatre petites, quatre adorables enfants qui ne trouveront personne car ici, les hommes sont partis, ils pourrissent sous terre. Jim ! Il faut ramener les corps. Ils n’ont pas le droit d’être abandonné si loin, comme Boyd, comme Boyd qu’on ne retrouvera jamais… »
Béatrice manqua de rajouter : ce n’est pas juste que des enfants morts avant qu’on ait eu le temps de les connaître possèdent des pierres à leur nom et que mes bébés, mes bébés à moi que j’ai porté, que j’ai soigné, que j’ai déshabillé et parfois cravaché, n’aient rien, rien qu’une terre inconnue et hostile.