Daphné du Maurier -
Le monde infernal de Branwell Brontë (1960 / La Table Ronde, 2018)
Anne, Emily et Charlotte, on le sait peu, avaient deux soeurs aînées, mortes trop jeunes pour avoir une chance d'entrer dans l'histoire de la littérature. Elles avaient aussi un frère, Branwell, qui vécut et écrivit assez longtemps pour entrer dans sa légende noire.
Frère maléfique, lit-on parfois. Frère malheureux, surtout, raté en tout - comme peintre, comme poète, comme employé de chemins de fer, comme précepteur, dans sa vie sociale comme dans sa vie privée. Toujours refusé, toujours renvoyé malgré ses efforts de plus en plus erratiques et désespérés pour tenter de percer dans quelque chose. Victime de la malchance et du manque de relations, sans doute, mais surtout d'un caractère faible, instable, d'une incapacité pathologique à s'investir en profondeur dans quoi que ce soit, à se détacher de ses chimères pour prendre le réel à bras-le-corps. Victime de ses angoisses, de ses névroses, de ce qu'on appellerait aujourd'hui troubles bipolaires, que personne alors ne songea seulement à essayer de soigner et qui finirent par le dévorer tout entier. Victime de l'alcool, du laudanum, du mépris de soi et de l'incompréhension des autres.
Dès l'enfance pourtant, il fut l'enfant chéri de son père, paré de tous les dons. Un lutin facétieux à l'imagination débordante, à l'intelligence vive, qui porta un temps tous les espoirs de sa famille - trop pesants sans doute.
Sous sa plume, avec la complicité active de ses soeurs, naquit un monde fabuleux, le royaume d'Angria, à l'histoire complexe et sanglante, aux personnages de plus en plus torturés. Un univers à l'arrière-parfum sulfureux pour un jeune fils de pasteur déchiré entre les idéaux de son éducation et un instinct de révolte très romantique - la fascination un peu naïve mais délétère pour une certaine idée du mal.
Dans cet univers, il y a l'embryon du Rochester de Charlotte, du Heathcliff d'Emily, avec une grande part de leurs ombres et de leurs tourments. Mais si ses sœurs - grâce entre autres à une éducation plus poussée et des pressions sociales moindres - surent se détacher assez de ce monde infernal pour lui donner corps en littérature, lui-même en resta prisonnier jusqu'à y perdre tout talent de vivre, comme tout talent d'écrire.
Confrontant les sources, les témoignages, tentant de démêler les mensonges des uns, les extrapolations des autres, d'interpréter les silences, s'appuyant très largement sur les poèmes de Branwell, sur l'analyse psychologique doublée d'analyse littéraire, Daphné du Maurier dresse de l'infernal Brontë un portrait passionnant, où s'équilibrent la lucidité froide et la compassion pour son sujet.