La Sorcière / Belladonna (de Michelet à Yamamoto)

Jul 06, 2016 11:51

C'est de ces coïncidences que j'aime tant : lire un livre, puis aller voir un film sans trop me renseigner à son sujet, et réaliser au bout de quelques minutes devant l'écran qu'il s'agit d'une adaptation du livre en question.
Assez libre adaptation en l'occurrence, mi poétique, mi érotique, de la première partie de la Sorcière de Michelet :


La Belladone de la Tristesse d'Eiichi Yamamoto, sorti au Japon en 1973, et qui apparait seulement cette année sur les écrans français.

Un très beau film, sensuel, cruel, touchant, d'un féminisme plus affirmé et plus moderne que celui de Michelet (sur lequel on reviendra), et surtout esthétiquement très abouti. Le mélange original d'images fixes et d'images animées fait osciller le film entre dessin animé et conte illustré. Le dessin est superbe, inspiré d'Art Nouveau, de tarot, d'estampes japonaises et de pop culture, joue à foison des méandres sinueux des chevelures, du sang versé, des végétaux qui enlacent ou déchirent.
Evidemment, il ne faut pas être allergique au psychédélisme parfois un peu kitsch de l'époque, ni à l'omniprésence de la sexualité - exploitée toutefois de manière très intéressante, musique et images habilement tournés pour rendre la joliesse un peu mièvre d'un premier grand amour, la cruauté déchirante du viol, et la plénitude enivrante d'une sensualité enfin apprivoisée.

Mais de quoi ça cause, vous emandez-vous sans doute ? De Jeanne, une simple petite paysanne, très belle, trop belle, qui croyait pouvoir être heureuse avec son amoureux mais que les cruautés du seigneur du village vont pousser à s'offrir au démon. Un démon qui ne ressemble pas à grand chose, tout d'abord,un petit esprit facétieux puis de plus en plus possessif, exigeant, inquiétant - mais infiniment libérateur et bien plus généreux, au fond, que ne le sont les hommes. Un démon qui pourrait n'être, d'ailleurs, qu'une part obscure de Jeanne elle-même, éveillée par le poids des injustices et de la violence.

Ce qui nous ramène directement au livre de Michelet (admirez cette magnifique transition) :


La Sorcière - Jules Michelet (1862 / Gallimard, 2016)
(480 pages, soit 75 x 2 = 150 km de plus pour le challenge Tour du Monde (compte double en juillet-août). Pays : France. Total : 5650 km, 23 550 pages et toujours 16 pays pour 61 livres.
8e titre pour le challenge XIXe siècle 2016)

La Sorcière de Michelet, c'est donc l'histoire non de Jeanne, mais de la fiancée du Démon. De la femme poussée au fond du désespoir par la tyrannie de la noblesse féodale et des prêtres, des hommes en général, peu ou prou, et entrée en révolte. Renouant avec les vieux esprits de la Nature, le grand Pan ou l'une de ses multiples effigies, la voilà savante, puissante à son tour, redoutée, haïe autant que vérérée. Sorcière !
Son règne n'est pourtant pas si long, il triomphe avec les grands désastres du Moyen-Âge finissant, entraînant avec lui toute une population écrasée de malheurs. Mais il s'y corrompt déjà. Bientôt, la science qu'elle a pourtant contribué à faire naître la condamne aussi bien que l'Eglise. La puissante maîtresse des secrets de la nature devient peu à peu vile empoisonneuse, avorteuse, entremetteuse, suppôt intéressé de cette noblesse dont elle était autrefois rivale, et dont elle sert aujourd'hui les pires turpitudes. Puis ce pouvoir là lui échappe à son tour, et peu à peu le rapport des femmes au démon se limite à une série d'affaires sordides - Gauffridi, les possédées de Loudun et de Louviers, La Cadière - manigancées par un clergé plus corrompu que jamais autour de quelques pauvres filles à tendance hystérique.

Etrange livre que cette Sorcière, essai historique qui se lit comme un roman, voire même parfois comme un fièvreux poème épique en prose, à la fois fascinant et agaçant, d'une justesse parfois imparable et qui ne s'obtient pourtant qu'à force de distordre les faits.
La thèse proposée est intéressante, séduisante même. Si le terme de féminisme est encore bien trop moderne pour ce texte, la figure initiale de la sorcière telle qu'elle se forme au cours du Moyen-Âge en est pourtant une figure superbe, par sa révolte et son savoir, conquis au prix de tant de souffrance.
Pourtant, la nature de la femme n'est justement pas dans la révolte : seule l'iniquité, la violence terrible dont elle a fait l'objet, ont pu la pousser sur cette voie, et le lecteur (la lectrice ?) moderne a parfois du mal à ne pas grincer un peu des dents devant cette image de la prétendue nature féminine que Michelet renvoie. Certes non plus maléfique, mais idéalisée et fragilisée à outrance, fantasmée en grande partie, si culturelle encore et au fond si peu naturelle.
Regard contemporain sur le texte, qui en fausse un peu la portée ? Certes, peut-être. Parlons plutôt alors de la fameuse iniquité, de la fameuse violence évoquée par l'auteur, qui crée au fil de ses chapitres un Moyen-Âge littéralement horrifique, un Ancien Régime odieusement corrompu dans lequel Eglise et aristocratie portaient tous les vices. La charge est d'une lourdeur asez pénible - même pour qui n'est pourtant guère porté à défendre l'Eglise, et reconnaît aux hommes une tendance générale à abuser plus ou moins du pouvoir qu'ils détiennent. Sans souci de nuance, Michelet ne retient que ce qui l'arrange dans l'univers qu'il fait revivre, et ne comprend au fond pas grand chose à ce qu'il incrimine pour défendre sa thèse, celle d'un triomphe de la nature initié par la femme au plus noir des âges et que la société moderne peut enfin accomplir.
Cette nature, d'ailleurs, aussi libre, saine et généreuse qu'elle puisse paraître, n'est-elle pas au fond qu'une autre idéologie, guère moins despotique que celle qu'elle condamne ? Le terme contre-nature est souvent utilisé, pour qualifier surtout les pratiques de l'Eglise, coupable d'avoir préféré les hommes aux femmes. Ce qui, en un sens se justifie, si l'on pense a la diabolisation de la femme qui en a indubitablement résulté, mais ouvre aussi très vite sur une restriction dangereuse des limites de la nature, susceptible de faire autant de victimes que le poids du péché.

Toutefois, à défaut du sens de la nuance et de l'objectivité historique, il faut reconnaître à Michelet des intentions superbes, et surtout un superbe talent de conteur par lequel revivent avec puissance et démesure les siècles passés. Grand maelström de faits et d'idées, foisonnant, complexe, brillant parfois, la Sorcière reste un texte passionannt, daté sans doute mais ouvrant déjà à la modernité.








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