Let's talk about Charlie
Tout d'abord, bien-sûr, il y a la consternation et la tristesse.
Je reste loin du sentiment que peuvent éprouver certains d'avoir perdu une bande de potes - Cabu, Wolinski et les autres, je les connaissais surtout de nom, et à quelques exceptions près, ce que j'ai pu voir de leurs dessins n'était pas ma tasse de thé. Mais tous ceux qui savent manier la dérision, la pertinente impertinence, ont a priori mon estime, même lorsque les formes qu'ils utilisent manquent de finesse à mon goût. Et surtout, comment ne pas être touché en découvrant l'affaire par les mots d'une bande de potes évoquant les amis et complices qu'ils viennent de perdre ?
Mais tout de suite, en partie grâce à ces mots d'ailleurs, naît déjà autre chose.
Une colère, une révolte.
Ils veulent nous faire peur ? Mais on les emmerde ! C'est ce sentiment-là qui domine aujourd'hui, après les prises d'otage et les fusillades. Je ne prétends pas qu'elle dominerait aussi bien si j'avais vu les balles de plus près, mais l'idée est là : la peur est un sentiment que je me laisse très mal imposer, et je n'arrive à trouver en moi qu'un mélange de mépris et d'exaspération pour tous ces gens qui téléphonent aujourd'hui au travail pour bêler leur trouille et annuler des stages "vu ce qui se passe actuellement sur Paris". Prendre des précautions, bien entendu, mais s'arrêter de vivre à cause d'une bande de connards trop bien armés ? Se soumettre à la peur qu'on prétend nous imposer ?
N'est-ce pas au fond quelque peu faire insulte à ceux qu'on a assassinés - pas ceux que j'appellerais les "pures victimes", ceux qui étaient là par hasard au mauvais moment, mais ceux qu'on a visé délibérément, ceux qui avaient eu les couilles de dire merde aux menaces ? Ceux que dans un élan de grandiloquence encore mal apaisé j'ai assez envie d'appeler des héros. Eh ! les héros ne sont-ils pas justement ceux qui osent défier ce qu'ils jugent être le mal, ceux qui meurent ou souffrent d'avoir refusé la soumission ?
A cet égard, je ne la trouve pas absurde, leur mort. Tragique, oui, désolante, infiniment, mais bien moins absurde que la plupart des morts. Et ceux qui les ont tués, en poussant jusqu'à la dernière extrémité la bêtise qu'ils combattaient, n'ont-ils pas offert un sens, une valeur supplémentaire à leur combat ? Le plus salvateur de tous : celui de l'irrévérence, de l'humour, de la désinvolture, face à l'insupportable sérieux avec lequel se contemple depuis des millénaires la majorité du genre humain, et qui nourrit toutes les haines, toutes les intolérances, toutes les guerres...
Il était beau, d'ailleurs, l'élan de solidarité et de révolte qui a suivi l'attentat. Trop beau pour durer, comme tout ce qui naît d'un élan de pure émotion. Déjà gangrené par les récupérations politiques, les querelles de clans mesquines et les intérêts commerciaux. Rien de très inattendu, vu la médiocrité nauséabonde à laquelle nous habituent depuis longtemps les pouvoirs tant publics que privés, et dans laquelle tout se délite si bien.
Très sincèrement, faut-il s'étonner que dans une société comme la nôtre, une société si peu spirituelle, qui propose si peu d'idéal et des rêves si mesquins, des individus qui n'ont pas eu la chance d'une éducation au moins généreuse basculent si facilement dans les extrémismes et dans la haine ? Tuer au nom de Dieu est une absurdité odieuse, la marque d'une consternante faiblesse d'esprit, mais je conçois assez bien que ce puisse être, aussi, un idéal autrement plus exaltant qu'une vie sans but entre un boulot plus ou moins minable et des cages de béton. Chacun combat le vide existentiel comme il peut, après tout, et si les "méchants" s'infiltrent si bien chez nous, n'est-ce pas aussi que nous leurs fournissons un terreau favorable ?
Vilipender l'Autre, quels que soient ses crimes, ne doit pas être un prétexte pour se voiler la face sur nos propres faiblesses. Et force est de constater que ce brave idéal républicain qu'on nous ressert à toutes les sauces, il fait un peu pâle figure face à tout ce qu'il prétend combattre...