Le Mystère Sherlock - J. M. Erre (Buchet Chastel, 2012)
A Meiringen, petite ville suisse immortalisée par le combat mortel que s'y livrèrent Sherlock Holmes et Moriarty, les pompiers dégagent l'accès à l'hôtel Baker Street, qu'une avalanche a coupé du monde pendant trois jours. A l'intérieur, une dizaine d'universitaires, spécialistes du grand détective britannique, s'étaient réunis en colloque afin de présenter leurs dernières découvertes... et de désigner le titulaire de la toute première chaire d'Holmésologie à la Sorbonne.
Les pompiers n'en retrouvent que les cadavres, sagement alignés dans la chambre froide. Les grands savants se sont-ils entretués dans leur course aux honneurs ? L'un d'entre eux, aux dents plus affûtées que les autres, a-t-il choisi ce moment pour éliminer ses rivaux ? Le journal de ces quelques jours de cauchemar, tenu par une jeune journaliste venue épier les grosses têtes pour écrire un savoureux Sherlock Holmes pour les Nuls, permettra-t-il de résoudre l'énigme ? Il permettra, en tout cas, de révéler les portraits croustifondants d'une belle bande de cinglés, omnubilés par leur passion holmésienne...
Bonne surprise que ce petit bouquin dévoré en une après-midi. Je m'attendais à une enquête au fond assez classique, relevée d'une dose d'humour - mais le Mystère Sherlock est plus que ça.
L'humour est là, omniprésent. De manière parfois un poil lourde à mon goût : j'aurais aimé, surtout, qu'il charge moins les personnages, qu'il cherche un peu moins à les rendre risibles pour leur accorder un peu plus d'âme. Même amusante, la caricature n'accroche que l'esprit, jamais le coeur, et dans un roman je peine un peu à m'en contenter.
Néanmoins, il faut reconnaitre un J. M. Erre un excellent sens de la formule, dont il abuse parfois mais qui sait aussi se montrer hautement réjouissant !
Côté enquête, on se retrouve de fait dans un huis-clos à la manière de Dix Petits Nègres, auquel il est très explicitement fait référence. Mais pour mieux en détourner les codes ! Ce sont d'ailleurs avec ceux du roman policier en général que joue ici l'auteur, pour nous concocter une fin sortant des sentiers battus et nous pousser à nous interroger sur le rôle de l'interprétation dans ce genre de littérature. Interprétation des faits par les personnages (qui eux-mêmes interprètent un rôle). Interprétation des faits et des personnages par l'auteur, qui manipule son lecteur. Interprétations du lecteur lui-même, selon le degré de passivité qu'il accepte de tenir dans sa lecture. Selon l'importance qu'il accorde à ce qu'il lit, susceptible de créer un mythe littéraire dépassant de loin l'oeuvre originale et son auteur.
Car le "mystère Sherlock", ce n'est pas tant le mystère représenté par cette série de morts suspectes dans un hôtel, que celui représenté par Sherlock Holmes lui-même, ce personnage infiniment mystérieux qui se prète à toutes les élucubrations et a fini par prendre corps, bien vivant, jusqu'à dévorer son auteur. Que l'histoire se passe auprès des chutes de Reichenbach, où Conan Doyle a si vainement tenté de se débarrasser de l'encombrant Sherlock avant d'être contraint par son public à lui redonner vie, est d'ailleurs un fort joli clin d'oeil !
Amplement nourri par la si vaste littérature holmésienne, J. M. Erre lui rend ici un hommage malicieux et intelligent, qui souligne toute l'ambiguité du rapport entre la créature, son créateur et leur public. Peut-être pas inoubliable, mais indéniablement stimulant.