La Tour de guet - Ana Maria Matute (1971 / Libella, 2011)
Aux confins du Haut Moyen-Âge, dans un royaume sans nom traversé d'un grand fleuve, battu autrefois par des hordes barbares venues des steppes, vit le plus jeune fils d'un petit seigneur sans envergure. Ses trois aînés, depuis longtemps, sont partis apprendre la guerre auprès d'un puissant baron. Sa mère, femme sèche et sans tendresse, ne tarde pas à l'abandonner au monde des hommes pour rejoindre un ermitage. Le père, trop vieux, confit dans l'alcool et la graisse des banquets, perd souvent jusqu'au souvenir de son dernier enfant.
Guère mieux considéré qu'un gueux, féroce et laid à faire peur, le gamin grandit à l'état sauvage, hanté par le souvenir d'un bûcher de sorcière auquel on le força à assister, traversé de visions étranges et bercé par les récits de gloire antique des très vieux mercenaires dont son père s'entoure. Puis à 14 ans, son tour vient de gagner la cour du baron Mohl, très puissant et splendide seigneur, où il apprendra à devenir un chevalier.
Là, il retrouve ses frères, les plus braves et les moins honorés, qui le poursuivent de leur haine. Là, il s'avère élève docile, parmi les plus forts et les plus adroits au jeu des armes. Sa sauvagerie se dompte, son innocence s'effrite, sa laideur se révèle plus fascinante peut-être que toutes les beautés, et lui-même se laisse captiver par les nouveaux maîtres de son destin. La baronne, ogresse glaciale, féroce et raffinée. Le baron, majestueux, ambigu et tourmenté, en qui couve autant de cruauté que de souci de justice.
Mais s'il se civilise, l'adolescent ne deviendra jamais comme les autres. Solitaire, plus que tout autre, partagé entre une terreur viscérale et un très grand courage, dévoré de visions qui abolissent le temps, perdu, confus, et d'une lucidité impitoyable. Sa différence lui vaudra d'être élu... mais aussi de se chercher lui-même, bien au-delà de l'enviable privilège.
*
Ana Maria Matute crée ici un roman d'apprentissage très étrange, tout entier tourné vers la vie intérieure de son personnage, entre réel fantasmé, hallucination fantastique et quête de soi. A l'image de ce personnage, l'écriture se module entre simplicité limpide et complexité tortueuse, tissée de sensations brutes, d'allusions visionnaires. Je m'y suis perdue, parfois, jusqu'à soupçonner quelques errances de la traduction, et l'esprit sans doute un peu trop terre-à-terre pour accrocher entièrement à ce type de récit. Et pourtant, jusque dans l'incompréhension même, il m'a indubitablement fascinée, par l'originalité absolue de son univers, la puissance ambiguë de ses personnages, sa poésie et la beauté brutale de ses images.
Toute la furie de la terre était sienne et elle ne trouvait pas suffisamment de quoi se nourrir pour assouvir la meute qui confondait son esprit et son corps en une seule fièvre: faim et soif de sang le soutenaient et le torturaient à la fois depuis des origines très reculées de sa vie. Mon seigneur traînait cette soif et cette faim et n'arriva jamais à en voir le fond. Mais il n'y avait en lui aucune trace de haine.
Il me semblait que, de même les pétales flottant et se groupant dans l'eau, je tournai sans poids dans le doux et fallacieux tourbillon d'un monde nourri de reflets, d'échos de voix, d'ombres de corps, fragiles empreintes sur le sable mouvant de l'oubli.
Ceux qui ont besoin d'un minimum d'action feront mieux de passer leur chemin. Les autres pourront avec plaisir se laisser dérouter, troubler, et peut-être captiver.