Et pour ceux qui n'auraient pas encore compris...

May 16, 2005 01:25



Les deux personnages, on les connait deja. Il faut donc s'interesser a l'arriere-plan...

Informations




     Encore jeunes, déjà célèbres et manifestement promis l’un et l’autre à un brillant avenir littéraire, Thomas Mann (1875-1955) et Hermann Hesse (1877-1962) firent connaissance en 1904 à Munich, hôtes tous deux de leur éditeur, S. Fischer. Espacée d’abord, puis plus régulière au fil des années, la correspondance qui s’engagea entre eux ne s’interrompit qu’avec la mort de Thomas Mann en 1955. Ce volume présente pour la première fois au lecteur français l’intégralité des lettres conservées ainsi que plusieurs documents en annexe qui, éclairant les arrière-plans historiques, idéologiques ou personnels de cette correspondance, permettent d’en apprécier précisément les enjeux.
     Entre ces deux géants conscients de représenter, chacun à sa façon, une bonne part de ce que la tradition humaniste allemande pouvait avoir de plus précieux - comment ne pas évoquer là une autre amitié et une autre correspondance célèbres, celles de Goethe et de Schiller ? -, nous voyons s’approfondir l’attachement et l’estime au fur et à mesure que s’élèvent les édifices majestueux de leurs œuvres parallèles.
     Mais il y a autre chose : dans la guerre que la folie du siècle mène contre ces valeurs humanistes, Thomas Mann et Hermann Hesse se trouvent vite en première ligne, sommés par les événements, qu’ils le veuillent ou non, de prendre clairement position. Entre Hesse, qui a démissionné en 1930 de la section de littérature de l’Académie des arts de Prusse, et T. Mann, qui le presse en 1931 de s’y faire réélire, entre l’un qui refuse avec une constante intransigeance de se ranger dans un camp et l’autre qui, en 1936, et non sans avoir tergiversé, se solidarise enfin sans réserve avec l’émigration allemande, ce sont deux conceptions du rôle de l’écrivain, de la mission de l’intellectuel qui s’opposent souvent, mais se rejoignent aussi parfois, comme dans le jugement sans aménité que l’un et l’autre portent sur l’Allemagne occidentale d’après 1945. Cet aspect-là aussi de l’échange entre Hermann Hesse et Thomas Mann retiendra sans doute l’attention du lecteur d’aujourd’hui.




25 octobre 1946
     Cher Monsieur Thomas Mann,

Le grand malaise qui oppresse les intellectuels européens et moi-même a malgré tout aussi une conséquence heureuse, puisqu'il m'a valu une lettre de vous avec laquelle vous m'avez fait un grand plaisir. Acceptez pour ce geste d'amitié, en un moment où ma vie traverse une grave crise, mes chaleureux remerciements.
     Je vais quitter Montagnola dans quelques jours (mais on peut continuer d'y adresser mon courrier) et tenter l'expérience d'un séjour dans le sanatorium que dirige un médecin de mes amis. La maison de Montagnola sera fermée, au moins pour la durée de l'hiver. Les charges ménagères étaient devenues ces dernières années si pesantes pour la maîtresse de maison que ce fardeau écrasait tout le reste, ou tout au moins jetait beaucoup d'ombre sur notre vie. C'est la plus importante des raisons externes qui expliquent mon piètre état. Il s'y ajoute la faiblesse physique : il est tout simplement difficile de vivre lorsque pendant des années, on ne peut littéralement pas passer une seule journée sans souffrir, j'entends par là non pas souffrir des genoux, des orteils ou du dos (j'ai toujours su m'accommoder sans trop maugréer des crises de goutte, de rhumatisme etc.), mais des yeux ou de maux de tête.
     Mais bien entendu, les indispositions internes sont plus importantes, elles échappent davantage au contrôle.
     Je vais donc essayer cette vie d'ermite au sanatorium, où d'ailleurs l'on ne compte pas me faire suivre une véritable cure, mais simplement me mettre au repos en me libérant de quelques-uns des fléaux quotidiens les plus pesants. Peut-être cela va-t-il réussir, et peut-être pourrai-je bientôt consacrer à nouveau une partie de mes forces à un joli travail. Concentré sur le Jeu des perles de verre, j'ai pu sans naufrage traverser toutes les années hitlériennes ; mais une fois ce travail achevé, n'ayant plus la possibilité de m'y réfugier, j'ai dû subir en première ligne la guerre que le monde entier mène contre les valeurs humaines, et si j'ai supporté quelques années d'être ainsi exposé, il s'avère à présent que j'ai quand même beaucoup souffert et beaucoup perdu.
     Un chose encore : ce que je disais de l'Europe dans Remerciement a pour moi une signification beaucoup plus importante, c'est-à-dire beaucoup plus positive, que pour vous. L'Europe que j'ai en tête ne sera pas un "écrin à souvenirs", mais une idée, un symbole, un centre d'énergie spirituelle, de même que pour moi les idées de Chine, d'Inde, de Bouddha, de Kung Fu ne sont pas de jolis souvenirs, mais bien la chose la plus réelle, la plus concentrée, la plus substantielle qui se puisse imaginer.
     Qu'en Allemagne aujourd'hui les criminels et les trafiquants, les sadiques et les gangsters ne soient plus des nazis qui parlent allemand, mais des Américains, cela me contrarie souvent dans la pratique, bien sûr, mais au fond c'est un réel soulagement. Nous nous sentions tous forcément un peu coupables aussi des crapuleries allemandes, mais ce n'est plus pareil maintenant, et pour la première fois depuis des dizaines d'années, je me surprends à éprouver quelques élans nationalistes - un nationalisme non pas allemand, toutefois, mais européen.
     Je me réjouis sincèrement d'apprendre de votre propre main que vous avez vaillamment surmonté cette affreuse attaque pulmonaire et que vous pouvez reprendre votre travail. Cette nouvelle ainsi que votre amicale exhortation ont été pour moi une véritable joie.
     Ma femme, qui va sans doute d'abord aller passer quelque temps à Zurich, puis viendra peut-être me voir au sanatorium, s'est réjouie autant que moi de votre lettre, et elle joint ses salutations les plus cordiales aux miennes.

Fidèlement,
     Votre H. Hesse

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