Le réveil
Univers :
L’autre côté des ombresPrompt : "Pourquoi y a-t-il un pied de troll sur la cheminée?" de
tipitina -
marathon_prompt)
Censure : K+
Date : dimanche 5 décembre 2010
Note : Ils m'avaient manquééééééééééé ♥
Yvain se réveilla quatre jours avant le solstice d’hiver.
Lorsque leur mère lui communiqua la nouvelle, Owin était en Irlande, en train de renégocier le partage d’une colline boisée entre le Petit Peuple et le village en aval.
« On a annulé la célébration à Brocéliande, lui dit-elle, la voix tremblante. On se réunit au manoir pour le Solstice - tout le monde, toute la famille. »
Elle énuméra la liste de ceux qui seraient présents, une façon de maîtriser ses émotions.
« … Ifan, Rowan et Anatole aussi… »
Il n’y aurait pas que les Singulier, les Weyrd feraient le déplacement. Il y aurait vraiment tout le monde.
« Quand reviens-tu, Allowin ? » demanda enfin sa mère d’un ton pressant.
Owin marmonna quelque chose à propos du traité, de diplomatie, promit d’être là pour le Solstice et raccrocha à la hâte, le cœur dans la gorge.
Yvain s’était réveillé.
¤
Aux négociations, Greenfoot VII ne cessa de le dévisager de sous sa masse de cheveux paille. Owin les avait numérotés pour s’y retrouver - il ne savait pas s’ils s’appelaient tous Greenfoot ou si ça les amusait d’essayer de lui faire croire qu’il parlait toujours au même diplomate. L’un comme l’autre était possible.
À la fin de la réunion, Greenfoot VII décida soudain que finalement, le nouveau traité lui convenait, que les concessions offertes par les sur-terrestres et demandées au Petit Peuple étaient acceptables.
L’une des deux règles relatives à la négociation avec le Petit Peuple, c’était que tout se déroulait par sept. Ils pouvaient accepter le traité à la 7e minute. Puis à la 7e heure, au 7e jour, à la 7e semaine, à la 7e année, à la 7e décennie, au 7e siècle…
La négociation la plus longue en était à son 8e siècle et tout le monde s’était résigné à ne la voir se terminer que dans six millénaires et quelques. À ce stade, il était évident que la bataille était perdue, et que le Petit Peuple ne faisait que se moquer du clan des MacGregor, mais l’autre règle exigeait que toute négociation entamée ne se termine qu’une fois les deux partis satisfaits. Ce qui signifiait que l’autre parti ne pouvait même pas accepter un traité par lassitude.
Owin et Greenfoot entamaient leur neuvième jour.
Sous le choc, Owin ne perdit pourtant pas de temps à s’interroger sur ce retournement de veste, il fit signer le contrat immédiatement.
« C’est un cadeau », déclara Greenfoot VII à Owin juste après avoir apposé le sceau du Petit Peuple au bas du document.
Il fixa à nouveau Owin du regard.
« Le clan des Singulier a toujours respecté le Petit Peuple. Lorsque l’un des vôtres s’est perdu chez nous, vous auriez pu tricher et le ramener par vous-mêmes. Vous avez choisi d’obéir à nos règles. Toi-même tu es resté juste dans tes négociations, tu n’as jamais laissé ton chagrin ou ta colère diriger nos rapports. Aujourd’hui ton frère a vaincu toutes les épreuves de Celle Née de la Mer et vous est revenu. »
Il indiqua le traité du menton.
« Les Singulier seront les premiers pour qui la règle des 7 est brisée. »
Owin retint de justesse un juron stupéfait.
Greenfoot VII ne faisait pas de cet écart une exception. Il révoquait entièrement la première règle.
En quelques mots, la relation millénaire entre le Petit Peuple et les sur-terrestres venait d’être irrévocablement modifiée.
« Nous le faisons en reconnaissance du pouvoir d’Yvain Singulier-Weyrd et de l’honneur du clan Singulier. »
Greenfoot VII disparut sur ces mots.
¤
L’honneur des Singulier.
La droiture, la justesse, l’équité des Singulier.
Owin avait haï « l’honneur » de sa famille de toute son âme lorsqu’Yvain s’était Perdu dans les Bois, lorsque son père lui avait dit :
« Il doit retrouver son chemin seul. C’est la règle. »
La règle.
Pendant trois ans, Owin avait vu son grand frère reposer sur un lit, pâle, froid et vide. Pendant trois ans, il avait dû digérer le fait qu’Yvain pouvait subir le pire. Accepter que peut-être il ne reviendrait jamais, ou tellement baigné du monde des fées qu’il serait obligé de retourner y vivre.
Il aurait suffi d’un Cercle, il aurait suffi de trois ou cinq ou sept Singulier. Ou Weyrd.
Il aurait suffi, peut-être, d’Owin seul.
Ils auraient pu guider Yvain et le ramener immédiatement.
Mais non. L’honneur des Singulier exigeait de regarder les gens qu’ils aimaient traverser leurs épreuves sans jamais les aider.
« Fais confiance à ton frère », lui avait dit sa mère lorsqu’Owin avait failli maudire sa propre famille.
Elle ne lui avait pas dit dans quel état se trouvait Yvain, s’il avait résisté à l’influence féérique, s’il était encore des leurs.
S’il leur en voulait de l’avoir abandonné.
Owin n’avait pas osé demander.
¤
Owin arriva au manoir le 21 décembre au matin.
Il évita les lignes d’énergie pour ne pas se faire repérer, passa par la grande porte parce que personne ne l’utilisait jamais. Il se coula dans les ombres et rasa les murs. Dans le sanctuaire de sa chambre, il se changea et prit quelques minutes pour rassembler ce qui restait de son courage.
Dehors, dans le couloir, son père l’attendait. Ils se regardèrent en silence, puis son père se rapprocha. Il déposa un baiser sur son front, comme si Owin était encore un enfant.
« J’ai eu le rapport de tes négociations. Je suis monstrueusement fier de toi. »
Owin sentit sa gorge se serrer.
« Ce n’est pas moi qui ait fait le plus gros travail.
- Yvain n’est pas le seul à avoir vaincu ses épreuves, Allowin. »
¤
Tout le monde ou presque était rassemblé dans la bibliothèque.
On entendait des rires, Owin identifia la voix de son oncle Anatole et de sa grand-tante Églantine, l’accent gallois de sa cousine Gwendolen Weyrd.
Owin poussa doucement la porte.
Yvain était près de la cheminée, assis sur un fauteuil incliné. Owin ne faisait que le deviner, il était entouré par toute la famille, un cercle compact, protecteur.
C’était trois ans plus tôt qu’il aurait fallu le faire, songea Owin avec une rage soudaine qui se calma dès qu’il croisa le regard de sa mère.
Elle avait les yeux rougis par les larmes mais un sourire éclatant aux lèvres. Elle lui fit signe d’entrer.
Owin pénétra dans la bibliothèque et tous cessèrent de prétendre ne pas l’avoir senti arriver. Coré s’écarta, lançant un mouvement général pour dégager le chemin qui menait à Yvain.
Owin ne pouvait se résoudre à lever la tête.
« Toujours en retard, petit frère. »
La voix rauque, encore un peu faible. Mais la voix d’Yvain.
Si Owin se mettait à pleurer, on lui en parlerait encore après sa mort.
« Il faut que tu m’aides, personne ne veut me raconter. Qu’est-ce que ce pied de troll fout sur la cheminée ? »
Owin sentit la main de sa mère se poser doucement sur sa nuque, encourageante. Il sentit son père pénétrer dans la pièce derrière lui.
Owin leva les yeux.
Yvain souriait.
Dans son regard, le monde des fées brillait par son absence.
¤
Épilogue :
« On s’est rendus compte assez rapidement après que la première règle n’a pas du tout été supprimée, expliqua Owin. Ils ont juste changé le chiffre. Au lieu de tous les 7, c’est tous les 9.
- Quelque part, ça ne m’étonne en rien, dit Frédéric avec un sourire.
- Il ne fallait pas rêver non plus, le Petit Peuple n’est pas là pour nous faciliter la vie. Mais au moins, les MacGregor ont l’espoir de pouvoir boucler leurs négociations au prochain siècle… »
L’amusement faisait ressortir la hantise dans les yeux de Frédéric. Owin se garda de le lui dire.
Cette malédiction est méritée, disait la hantise.
Les Cendrevent doivent se racheter par eux-mêmes, renchérissait l’éducation Singulier.
« Pourquoi me regardez-vous ainsi ? » demanda Frédéric d’un ton curieux.
Owin ne dit rien, et lui sourit.
(fin)
Le réveil d’Yvain se passe un an avant
Ombre première.
1321 mots