Bildungsroman (Les vies volées, partie 1)
Genre : urban fantasy
Censure : k+/pg
4e de couv : Seán apprend à être humain, ou pas.
Date : Décembre 2011
Note : écrit sous la forme d’un
Calendrier de l’Avent. Un brouillard persistant s’accrochait aux lampadaires. Il avait duré toute la journée, disaient les murmures dans la rue. En marchant, Seán tendait le bout de ses doigts comme pour le toucher, à l’aise dans cette obscurité bâtarde. Il arriva devant le café et en poussa la porte fermement. Quelques surnaturels étaient déjà installés au milieu des humains, lève-tôt ou couche-trop tard. Seán guetta le regard des clients mais nul ne semblait trouver son apparence étrange.
Petit à petit, il apprenait.
« If you’re coming down to rescue me, now would be the perfect time », chantait à la radio une voix rauque - feminine, crut identifier Seán avec un froncement de sourcils incertain.
Derrière le comptoir, Moon lui fit signe de la main. Elle s’était à nouveau rasé le crâne. Les anneaux dorés pendus à ses oreilles et ses sourcils ressortaient nettement sur sa peau cuivrée.
Seán retira son manteau et ses mitaines, puis il la rejoignit.
« C’est presque parfait », lui dit-elle.
Elle tira les manches de son pull gris, observa son jean et ses Converse d’un œil critique.
« Ça manque toujours de style, mais étant donné ton manque d’opinion sur le sujet… »
Seán mit les mains dans les poches, l’un des rares attributs vestimentaires qu’il appréciait.
Avant même d’apprendre à choisir un type de vêtements, il avait dû s’habituer à en porter tout court. Leur poids, la barrière qu’ils formaient contre l’air ambiant l’avaient rendu fou. Il avait résisté longtemps, puis il avait eu froid. Cette nouvelle sensation l’avait amusé cinq minutes avant de laisser place à une impression nette d’être personnellement attaqué par le Vieil Homme de l’Hiver.
Il avait commencé par porter des jupes et des blouses colorées, des choses légères qui ne lui donnaient pas l’impression d’être enfermé.
Alors on lui avait dit : « Seán, biologiquement, tu es un garçon. »
Il y avait des conventions sociales à cette histoire de sexe, complexes, troublantes, incompréhensibles et illogiques, sur tous les sujets, y compris la façon de s’habiller.
« Tu peux être un garçon portant des vêtements de fille, si tu le souhaites, ou décider d’être une fille sans te soucier de ton code génétique. »
Le sujet du code génétique l’avait laissé poliment incrédule.
Il avait commencé à s’instruire sur ce que signifiait être un garçon et ce que signifiait être une fille avant d’abandonner. Il existait beaucoup trop de sous-catégories. Apprendre à être humain était déjà tellement difficile sans en plus devoir choisir quel type d’humain il voulait être.
Il était allé au plus simple, il avait gardé son sexe par défaut, se disant qu’il changerait plus tard si ça ne lui plaisait pas.
S’habiller commençait à lui venir plus facilement : la plupart des magasins indiquaient où se trouvaient les rayons masculins ; la combinaison jean/t-shirt était presque toujours certaine de réussir. Il faisait encore des erreurs, parfois. Moon le corrigeait avec patience, insistant sur le fait qu’il faisait ce qu’il voulait en fin de compte et si porter un t-shirt où s’envolaient des papillons roses et bleu ciel lui faisait plaisir, il ne devait pas s’en empêcher.
« Je veux disparaître », lui avait-il dit.
Moon avait eu cette grimace qu’il identifiait désormais comme une marque de tristesse et l’avait serré dans ses bras (de l’affection et du réconfort). À cet instant, il n’en avait pas éprouvé le besoin, il avait juste cherché à exprimer son désir de ne pas être remarqué tant qu’il n’était pas sûr de lui. Il l’avait laissée faire, toutefois. Il avait lu que ce type d’expression physique réconfortait autant celui qui la donnait que celui qui la recevait et Seán détestait causer du chagrin à Moon. Elle était la première personne pour laquelle il avait identifié le sentiment d’amour.
« Sois toi-même, lui disait-elle toujours, peu importe ce que c’est. »
Mais la seule chose dont Seán était certain, c’était bien qu’il ne savait pas ce qu’il était.
« Ça va être calme, cette nuit », annonça Moon.
Ouvert 24/24h, Le Bag Noz était l’un des rares cafés de la ville à servir à la fois les peuples du jour et les peuples de la nuit. Son emplacement était idéal, juste à la croisée de lignes de Ley. Deux des trois portes d’entrée s’ouvraient sur le monde de l’aether, facilitant son accès à toute créature surnaturelle. Sa propriétaire, dont nul ne connaissait l’espèce et que Seán ne connaissait que sous le sobriquet « Boss », était au minimum assez puissante pour imposer une règle de non-agression sous son toit. Il n’était pas rare de voir un garou à quelques tables d’un vampire. Aussi, elle recueillait de façon indiscriminée toute personne un peu perdue. Les employés du Bag Noz ressemblaient à une collection hétéroclite d’êtres vivants et moins vivants.
Le staff du café variait en fonction des lunes, des saisons, des solstices et des équinoxes. Il y avait une équipe de jour, une équipe de nuit, une équipe d’entre-deux. Moon s’occupait de l’entre-deux, Seán travaillait de nuit principalement, parce qu’il se sentait plus à l’aise avec les populations nocturnes. Un jour, peut-être, il passerait de jour. Il ne pourrait fuir son humanité éternellement.
Mais en attendant…
Il attacha son tablier, vérifia que tout était en place par réflexe.
« Tu seras seul avec Lukis, Fjona est en examen. Ça m’étonnerait qu’il y ait du monde, mais au cas où tu n’auras qu’à contacter Sgang, il ne fiche rien. »
L’une des portes de l’aether, la verte, s’ouvrit brusquement. Lukis apparut, les joues bleu marine de s’être dépêché. Il souffla son soulagement quand il vit que Moon était encore là, créant de minuscules cumulus qui disparurent lorsqu’il les balaya frénétiquement de la main. Il salua un ou deux habitués sur le chemin du comptoir.
« J’ai eu peur d’être en retard, dit-il. L’aether était épais comme une soupe de pois ! L’aos sídhe est encore mal luné. »
Lukis sursauta soudain puis jeta un coup d’œil anxieux et plein d’excuses à Seán, comme chaque fois que quelqu’un parlait des fées. Avec une pointe d’irritation, Seán fit semblant de rien.
Moon flanqua une petite tape derrière la tête de l’aurai et défit son tablier.
« Je file, j’ai des courses à faire. Soyez sage. »
Lukis fit mine d’être indigné, puis dans le même réflexe que Seán, vérifia que tout était bien à sa place.
La nuit était calme, comme Moon l’avait prédit. Les clients étaient principalement des habitués. Lukis tournait dans la salle pour demander s’ils voulaient autre chose et discuter avec eux. À le voir aussi à l’aise, il était difficile d’imaginer la créature timide et réservée qu’il était à ses débuts au café. Moon avait été inquiète pour lui, mais une fois ses marques prises, Lukis s’était épanoui. Il avait toujours tendance à laisser les nouveaux clients trop extravertis aux autres, mais cela devenait plus rare.
Il fut un temps où il n’aurait pas été question de laisser Lukis et Seán seuls au café, à moins de chercher la catastrophe.
Ils avaient commis cette erreur une fois, à une période où ils manquaient de personnel. Seán n’avait alors pas suffisamment intégré le concept de « tact », Lukis manquait de sang-froid. Seán avait malencontreusement provoqué l’ire d’une gorgone de passage. Les choses avaient dégénéré. Complètement affolé, Lukis avait déclenché un petit cyclone à l’intérieur du café, ce qui n’arrangea aucunement sa panique et ne fit qu’empirer les dégâts.
Aujourd’hui, il arrivait à en rire, ce qui était bon signe d’après Moon. Seán avait, lui, encore quelques difficultés à identifier le rire comme quelque chose de positif.
Surtout que même chez les humains, ça ne l’était pas tout le temps.
Au comptoir, l’un de leurs vampires habitués, Robert Funkeln, sirotait son sanguccino habituel (O-, cacao, plus de chocolat que de sang) en se lamentant sur sa vie amoureuse et sociale.
« Crois-moi, Seán, si on te propose de devenir un vampire, pour l’amour de Vlad, attends d’avoir au moins quarante ans. »
Robert avait eu vingt ans tout juste lorsqu’il avait changé d’espèce.
« Tu sais qui j’attire ? Des gamins. Des petits machins qui se croient grands et matures. Je suis littéralement poursuivi par des adolescents excités par l’idée que je suis un vampire, sous prétexte que j’ai l’air d’avoir leur âge ! J’ai soixante-seize ans, Seán, soixante-seize, je n’ai pas envie de satisfaire les fantasmes d’une jeunette mal dégrossie ! »
De l’indignation, sa voix prit des accents déprimés :
« Mais pour la majorité des vampires, à soixante-seize ans, tu es un bébé. Si tu veux une vie sociale intéressante avant ton deuxième siècle, Seán, n’oublie pas : quarante ans ! »
Seán acquiesça sérieusement, même s’il doutait fortement qu’il aurait un jour l’occasion de suivre ce conseil. Changer d’espèce, une fois lui avait suffi.
Minuit passa, les clients se succédèrent, sans jamais troubler le calme nocturne.
Puis, peu après trois heures du matin, la porte terrestre s’ouvrit. Dans le café, les quelques personnes présentes se turent. Seán leva les yeux et sursauta.
Une fée venait d’entrer, ce qui aurait suffi à expliquer le malaise : un membre de l’aos sídhe en ces lieux « communs », cela signifiait très certainement des ennuis, le tout étant de savoir pour qui. Toutefois, son apparence plus que son apparition était à l’origine du silence soudain : les fées n’avaient pas de sexe, parfaits androgynes jouant d’un trait ou d’un autre pour troubler les mortels, parfois, mais celle-ci semblait s’être démenée dans le but de se donner l’air masculin sans avoir recours aux artifices de son peuple. Les cheveux noir de jais, courts et en brosse, elle était chaussée de baskets, d’un pantalon baggy couleur vert militaire et d’un t-shirt surmonté d’une chemise à manches longues. Le tout allié à la délicatesse de son visage donnait un effet étrange.
Rien de tout cela n’était à l’origine du sursaut de Seán. Lorsque son regard avait croisé celui de la fée, sa poitrine s’était soudain comprimée, un mélange de satisfaction et de panique, d’illumination et de confusion.
« Je t’ai trouvé », dit la fée.
Seán s’enferma à double-tour dans la réserve.
¤
La porte qui le séparait du café n’était pas suffisamment épaisse pour lui épargner le bazar qui se déclencha après sa réaction. La fée avait tenté de franchir le comptoir, semblait-il, et Lukis s’était mis en travers. Sa timidité s’envolait dès qu’on menaçait son entourage, de nymphe il devenait furie. La fée avait tenté de négocier et, n’arrivant à rien, s’était énervée. Lukis tenait bon. Le ton monta, la voix de l’arai se fit semblable au grondement du vent pendant l’orage, celle de la fée anormalement grave ; les murs tremblèrent.
Seán tenta de calmer sa respiration. De se raisonner. Il ne pouvait laisser Lukis détruire une seconde fois le café. Il n’avait aucune raison de se cacher. Il ne savait même pas pourquoi il s’était enfui. Il ne connaissait pas cette fée si bizarre. Et l’aos sídhe ne voulait pas de lui, de toute façon.
Les émotions qui bouillonnaient en lui étaient trop fortes, trop perturbantes, il avait eu besoin de mettre de la distance entre lui et la source de sa confusion.
« Je veux seulement lui parler ! » s’exclama enfin la fée d’un ton exaspéré.
Il y eut un instant de silence, puis la voix de Lukis parvint à Seán, un murmure au creux de son oreille porté par un courant d’air.
« Il prétend qu’il veut juste te parler. Il a l’air bizarrement sincère pour une fée, mais je peux le forcer à sortir, si tu veux. »
Pendant quelques secondes, Seán ne répondit pas. Puis, lentement, il hocha la tête. Le déplacement d’air suffit, il entendit Lukis dire : « Tu restes de ce côté de la porte ou je t’éjecte. », puis sentit - sentit ! - la fée se coller au battant. Un bruit de glissement, elle - il ? - s’asseyait par terre.
Mû par une impulsion étrange, Seán se rapprocha. À son tour, il s’adossa au battant.
« Je m’appelle Ciáran », dit la fée.
Un silence.
« Je suis l’autre. Ton autre. »
Les tempes de Seán se mirent à battre un rythme sourd.
« Quand ils t’ont volé, c’est moi que les fées ont laissé dans ton berceau. »
Seán ferma les yeux très fort. Il avait mal à la gorge. La fée (Ciáran, Ciáran, l’autre) laissa passer quelques instants puis continua, la voix incertaine :
« Est-ce qu’on peut… est-ce qu’on peut en parler ? En face ? Pas forcément aujourd’hui, si tu as besoin de réfléchir, je reviendrai. »
Seán se redressa d’un bond - Ciáran ne devait pas repartir, il était, il savait, il… Seán ouvrit la porte en grand, paniqué soudain à l’idée que déjà il avait disparu. Mais Ciarán était là, face à lui, affichant une expression qui raviva la douleur coincée au creux de sa gorge.
Ils se regardèrent en silence, se dévorèrent du regard, cherchèrent avec avidité sur le visage de l’autre ce qui le rendait semblable ou différent, ce que leur vie aurait été s’ils n’avaient pas été échangés.
Puis Seán sentit qu’on lui tirait la manche. Il tourna des yeux distraits vers Lukis.
« Tout le monde vous regarde, dit ce dernier. Vous devriez vous mettre dans le bureau. »
Il y eut un instant de confusion où Seán voulut avancer mais Ciáran lui bouchait le passage ; ils dansèrent l’un autour de l’autre pour ne pas se toucher, puis enfin ils passèrent dans la petite pièce qui servait de bureau. Seán referma derrière lui, Ciáran s’appuya contre la table. Un battement, puis la fée indiqua la porte du menton.
« Qu’est-ce qu’il est ? » demanda-t-il.
Seán fronça les sourcils avant de comprendre qu’il parlait de Lukis.
« Une arai.
- C’est ce qu’il me semblait, mais comme il est de sexe masculin…
- Il est né comme ça. » Seán croisa les bras nerveusement. « La boss collectionne les créatures bizarres. »
Ciáran se frotta la nuque.
« Je sais. C’est comme ça que je t’ai retrouvé. J’ai entendu dire que le staff était composé d’êtres perdus, alors j’ai tenté… Ça fait plus d’un un an que je te cherche, enfin pas seulement moi. Mes… nos parents aussi.
- Nos parents », répéta Seán lentement.
Ces mots n’avaient aucun sens. Il n’avait jamais imaginé qu’ils puissent exister, jamais songé à chercher une famille qui, s’il en avait une, l’avait sûrement oublié.
« Il vaudrait mieux que je commence par le début », dit Ciáran.
Il se passa une main dans les cheveux.
Il était tellement bizarre, songea Seán. Tellement humain. Ses expressions, son attitude, sa façon de parler. C’était incompatible avec sa nature apparente.
« Jusqu’à il y a un an et demi, j’étais un garçon normal, commença Ciáran. Enfin, j’étais très moche. » Il afficha un petit sourire indéfinissable. « Et un matin, je me réveille, et je ressemblais à ça. Aussi, je n’étais plus un garçon, mais je n’étais pas une fille non plus. »
Il leva les yeux vers Seán.
« Je te souhaite de ne jamais avoir un jour à constater que tu n’as plus d’appareil reproducteur. »
Seán ne répondit pas. Il associait l’apparition du sien à la fin du monde. De son monde.
« J’ai cru que je devenais cinglé, ou que j’étais sous le coup d’une malédiction. La panique passée, mes parents m’ont avoué que je n’étais pas leur fils biologique. Meilleure journée de ma vie. »
Ironie, identifia Seán.
« On nous a échangés la toute première nuit après que maman est rentrée de la clinique, entre deux tétées. »
Ciáran baissa la voix.
« Les parents ont essayé de négocier mais les fées ont refusé de te rendre. Un spécialiste a dit à papa et maman que leur dernier recours était de me battre avec une barre de fer. Qu’il y avait peu de chance que les fées te ramènent, mais qu’au moins elles reviendraient me chercher. Mes parents - nos parents - ont déclaré que c’était hors de question. Ils m’ont gardé. »
Ciáran croisa les bras.
« Le plus ironique, peut-être, c’est qu’en grandissant, j’étais tellement moche qu’on n’a pas arrêté de me traiter de changelin. J’aurais jamais imaginé que j’en étais vraiment un… Bref, le sortilège qui faisait de moi un humain a donc disparu et des fées se sont pointées quelques heures plus tard pour dire qu’elles t’avaient délivré et que je pouvais, et je cite, ‘rentrer à la maison’. Tu imagines ce que j’ai répondu. »
Pas vraiment, mais ça n’avait pas dû être positif. Seán se demanda qui y était allé. Naos qui l’avait si bien élevé, Faoiltighearna qui lui avait prêté sa magie, Sadhbh qui lui avait raconté tant d’histoires ?
Il se força à avaler sa salive.
« Ça les a vexées, elles n’ont pas voulu nous dire où tu étais. On t’a cherché. Et me voilà. »
Le silence qui suivit s’éternisa. Ciáran décroisa les bras et mit les mains dans les poches.
« Et toi ? »
Jusqu’à il y a un an et demi, j’étais une fée, songea Seán, Puis on m’a dit : tu n’es pas de l’aos sídhe, nous t’avons menti, le jeu est terminé, tu rentres chez toi.
Fjona lui avait demandé, un jour : tu sais pourquoi elles t’ont enlevé ?
La réponse était : parce que ça les amuse.
Il n'avait rien de spécial, son histoire était celle de dizaines d'autres.
Il n’était qu’un bébé pris au hasard, gardé parce que ses parents avaient tellement insisté pour le récupérer, sûrement. Ramené parce que les fées s’étaient lassées ou avaient décidé de se montrer clémentes, comme un enfant ouvrant la cage aux oiseaux, sans réfléchir au destin d’un canari domestique lâché en pleine nature.
Oui, Naos s’était certainement dit : il sera mieux parmi les siens, le pauvre petit.
« Quand les fées m’ont (chassé) ramené, dit-il lentement, j’ai été recueilli par l’Association des Enfants Perdus. »
Pendant des jours, des semaines, des mois, il avait été au bord de la folie, de lui-même s’y était mis à l’abri car elle avait bien plus de sens que sa véritable identité, plus de sens que ce monde où il avait été abandonné. Si Moon n’avait pas été là, si elle ne l’avait pas porté, câliné, disputé, secoué, il ne serait plus rien.
Seán commençait tout juste à penser qu’il avait fait le bon choix.
« L’une de mes collègues, Moon, y est bénévole. Elle m’a trouvé ce travail. »
Ciáran plissa les yeux mais n’insista pas.
« Tu ne leur en veux pas au moins ? » demanda-t-il soudain.
Seán fronça les sourcils.
« Aux parents, précisa Ciáran. Papa pensait que peut-être, tu serais fâché contre eux. »
Je ne les connais pas, voulut dire Seán, mais soudain Ciáran était tout près, et le dévisageait d’un air songeur.
« Tu passes beaucoup de temps dans ta tête, dit-il. Mais tu ne projettes presque rien. Comme si tu étais sous une cloche. Tu es… » Une hésitation. « … tu es mon humain. Je l’ai su dès que je t’ai vu. Je devrais avoir accès à tout ce que tu ressens. »
Et Ciáran lui prit la tête entre les mains et se pencha et appuya le front contre le sien et ne disparut pas. Ils fermèrent les yeux ensemble.
« Où es-tu ? » murmura Ciáran.
C’était tellement familier et curieux à la fois, ce mélange en lui, ce parfum d’humanité et cette aura de l’aos sídhe qui attirait Seán comme une lumière en pleine obscurité. Sans pouvoir, vouloir résister, il lui montra : le vide, la folie, la rage grâce à laquelle il avait tué ses émotions d’avant, ressortant du précipice en nouveau-né.
Je vois tout, dit Seán. Je sais tout de mon passé mais ça ne me fait rien.
Devenir humain n’était pas déjà suffisamment difficile, il t’a fallu un obstacle de plus en réapprenant à ressentir ? demanda Ciáran.
Je ne voulais pas leur donner la satisfaction de m’avoir détruit.
Peut-être était-il injuste. Peut-être auraient-elles un instant regretté de le voir s’éteindre, ces quelques secondes de deuil devant une fleur fanée avant d’aussitôt l’oublier. Il n’était qu’un humain. Il n’était qu’un humain et pour elles il ne valait rien de plus.
Un spasme de rage le secoua soudain, il sentit Ciáran s’enrouler autour, le contenir.
Tu ne les as pas vraiment tuées, tes émotions passées, à peine enfouies. Ça suinte déjà. Et si un jour tout cède ?
Peut-être vivrait-il. Peut-être mourrait-il. Il aurait alors prouvé sa fragilité, son infériorité. Son humanité.
Tu penses comme une fée, cingla Ciáran, désapprobateur, et ça faisait mal comme un coup de poignard, Seán chercha à s’écarter sans succès. Le changelin refusa de le laisser fuir : Tu apprends à être humain comme si c’était une punition.
Non ! explosa Seán. Je n’ai rien à voir avec elles, je ne suis pas…
Une fée, non, mais tu ne seras jamais humain non plus, c’est contraire à tout ton être. Je suis comme toi, dit Ciáran. Je ne suis pas humain. Mais je ne serai jamais une fée. Je suis comme toi. Ciáran l’enveloppait entièrement. Seán se réfugia en lui jusqu’à ce que plus rien ne batte, plus rien ne brûle.
Il prit une inspiration inégale et Ciáran écarta leurs fronts l’un de l’autre.
« Je vais te donner ma magie, dit-il sans prévenir. Elle me rend dingue, je ne sais pas m’en servir et je fais que des conneries avec. Toi, elle te manque à en crever. »
Seán sentit quelque chose exploser dans sa poitrine. Il ravala ses émotions, par habitude, mais ses doigts furent pris d’un spasme fiévreux, involontaire, à cette simple idée. Sa magie, sa magie disparue, on la lui avait enlevée, arrachée ; Faoiltighearna la lui avait reprise comme s’il s’agissait d’un jouet prêté, alors qu’elle lui avait empli les veines, qu’elle avait battu au même rythme que son cœur. Elle avait été sienne.
« … Tu ne peux pas.
- Pourquoi ? Je me fous des lois de l’aos sídhe, les fées ont perdu tout droit sur moi lorsqu’elles m’ont mis dans ton berceau. »
Seán secoua la tête.
« Non, ce que je veux dire, c’est que ça ne se fait pas comme ça. Tu ne peux pas la donner, il faut faire un échange équivalent.
- Oh. »
Ciáran tordit la bouche une seconde puis demanda :
« Que t’avaient-elles pris, en échange ?
- La vie que j’aurais eue si je n’avais pas été volé », répondit Seán.
Naos collectionnait des douzaines de petites bouteilles de sève aux reflets colorés. Seán lui avait demandé de quoi il s’agissait.
« Ce sont des vies potentielles, avait été sa réponse. Un jour, elles donneront naissance à de nouvelles fées. »
À l’époque, Seán avait trouvé cela fabuleux.
« … ce n’est pas très équivalent, commenta Ciáran.
- La magie leur est vitale. Pour toi, la magie est sans intérêt mais elle m’est très importante. Je dois te donner en échange quelque chose qui m’est sans intérêt mais qui t’es très import… Veux-tu mon système reproducteur ? »
Ciáran éclata de rire. Incertain, Seán attendit qu’il se calme. Le changelin lui prit la main, sourire aux lèvres et yeux pétillants.
« Si tu es certain qu’il ne te manquera pas, marché conclu, dit-il.
- Peut-être redeviendras-tu moche », prévint Seán sérieusement.
Ciáran secoua la tête sans perdre son sourire.
« Je m’en fiche, répondit-il. J’ai toujours géré avec ma tête de troll. Là je ne me reconnais toujours pas quand je me croise dans le miroir et les gens sont tout de suite méfiants en me voyant, ce qui ne m’arrange pas. J’ai tellement de projets, tu sais ? Ces derniers mois, je n’ai pas arrêté de réfléchir. »
Il lui pressa la main.
Nous ne sommes pas les seuls, continua-t-il dans la tête et le cœur de Seán. Je ne dois pas être la première fée à rejeter l’aos sídhe, je ne serai pas la dernière. Nous devons tous nous trouver, réussir à nous organiser. On pourrait mettre en place des recours contre les vols de bébés, aider les changelins comme toi et moi.
Dans la tête de Ciáran, il y avait des rêves impossibles et des idées révolutionnaires. C’était joli et irréalisable. Mais si les fées se sentaient menacées… Ciáran enveloppa d’affection l’anxiété soudaine de Seán. Ça chatouillait.
Les fées, comme toi, se diront que ce sont des rêves impossibles. Et lorsqu’elles verront plus loin que leur dédain, il sera trop tard.
Seán se mordit la lèvre, un geste de Ciáran, laissé en lui comme un cadeau réconfortant.
« Ça va être grandiose, promit Ciáran. Mais chaque chose en son temps… Est-ce que je peux te ramener à la maison ? … On habite à quelques heures d’ici. Attends, maintenant que j’y pense, tu travailles, il faut sûrement que tu poses des jours. Je vais appeler les parents, j’aurais dû le faire tout de suite mais… Ils viendront ce week-end, sûrement, si j’arrive à les empêcher de débarquer tout de suite. Ils vont être fous ! Ça fait tellement longtemps qu’on te cherche. »
Ciáran s’interrompit.
« Je vais trop vite pour toi.
- … un peu.
- Je vais te laisser finir ton shift, je reste dans la salle, si tu veux. J’irai me promener pendant que tu dors, et tu veux probablement discuter avec Moon. »
Seán hocha la tête.
Moon serait contente, sûrement.
Le sourire de Ciáran s’agrandit.
« Tu sais, avec tout ça… je ne sais toujours pas comment tu t’appelles. »
¤¤¤
Lorsque Seán retourna en salle, Sgang était là. Lukis avait dû l’appeler. Seán eut un pincement de remord, conscient du courage que ça avait dû lui demander. Le loup-garou, pourtant tout à fait amical, le terrifiait.
« Je ne savais pas pour combien de temps vous en auriez, marmonna Lukis, cherchant à garder un œil à la fois sur Ciáran et à la fois sur Sgang, ce qui n’avait pas l’air facile.
- Je suis désolé. »
Lukis secoua vigoureusement la tête.
« C’est normal. »
Il prit l’air hésitant.
« Tout va bien », dit Seán, et cela suffit à Lukis qui retourna se réfugier au fond de la salle.
Sgang en profita pour se rapprocher, les mains dans les poches. Il respectait le besoin d’espace de l’arai avec une bonne volonté qui, d’après Moon, faisait plus penser à un Saint-Bernard qu’à un loup.
« C’est vrai, ce que dit Lukis ? C’est ton changelin ? »
Il indiqua Ciáran du menton. Seán sentit quelque chose de chaud lui envahir le ventre, les veines, le cœur, lui picoter les doigts comme si la magie déjà lui était revenue. Irrésistiblement, il sourit.
« Oui, dit-il à Sgang stupéfié. C’est mon changelin. »
(fin)
Le « C » de Ciáran se prononce [k].
aos sídhe : littéralement "le peuple des collines", dans le folklore irlandais il s'agit donc des fées.
aurai : nymphes de l'air, pour faire court :)
Bag Noz : littéralement "la barque de nuit", dans le folklore breton c'est la barque emportant dans l'au-delà l'âme des marins noyés.
La chanson qu’entends Seán au début est Shadowman de K’s Choice, une version live.
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