Claimer : A moi! Tout à moi!
Genre: Romance, Angst humoristique, Slash
Résumé: Ewan se fait foudroyer contre sa volonté, le vieil Oumar a la lanterne lumineuse et le sourire abondant, Ben protège le monde malgré lui,et Nadia a vingt-et-un ans.
Rating: PG-13
Nda: Prologue (trop long pour un prologue mais soit). Peut tout à fait se lire comme un OS.
oOo
À nos actes manqués
Prologue
.o.
Je marche d’un bon pas, rapide et souple, empressé pourtant, d’un pas qui me fatigue plus qu’il ne le devrait. Je n’ai pas à me dépêcher de la sorte. Je ne suis pas en retard.
J’ai surtout froid, alors que le printemps est censé être arrivé depuis plusieurs semaines. Personnellement, je ne l’ai pas encore croisé. Il fait tout le temps froid, surtout la nuit. J’ai parfois l’impression qu’à Bruxelles les nuits sont soit trop chaudes, soit trop froides. Comme les étés, d’ailleurs.
Je regarde le trottoir défiler sous mes pieds, et il y a cet enchevêtrement de pensées qui revient me tourner dans la tête, ces pensées auxquelles je voudrais pouvoir échapper. Elles apparaissent à mon insu, et j’ai rarement le temps de les voir venir avant d’être totalement englué dedans. On ne peut pas échapper à son propre cerveau n’est-ce pas? Mon corps essaye de me prouver le contraire, accélérant l’allure, espérant bêtement que se concentrer sur les crampes aidera à ralentir l’intellect. Mouais, c’est un point de vue.
Je marche d’une part pour échapper à ce que je viens de quitter, d’autre part pour m’empêcher d’y retourner. Un appartement où je ne me sens pas chez moi, meublé avec mauvais goût et trop vide, qui faisait l’effet d’un patchwork amusant quand tu étais là. On était perpétuellement dans la dèche. « De telles épreuves, ça rapproche ». Mon cul.
Ça empire chaque jour un peu plus. Le temps n’était pas censé guérir les blessures ? Je peux plus le voir, cet appart miteux et trop vide. Vide sans toi. Sans ce toi qui faisais que c’était « chez nous ».
J’ai encore envie d’y croire, merde.
J’ai envie d’y croire et je t’en veux parce que tu m’as enlevé ça. J’ai envie d’y croire, à la tendresse. A un amour innocent et beau, malgré la vie, malgré ce putain de temps qui passe, malgré les potes, les problèmes de thunes, malgré les engueulades. J’ai envie d’y croire, à cet amour qui n’autorise pas le doute, qui fait que « jamais on ne se quittera ».
Et pourtant je n’y crois plus.
En société je préfère dire « je ne suis pas dans le trip » ou encore « j’ai besoin d’être seul un moment… ».
ça sonne mieux que « j’y crois plus, l’amour est mort » ou « je suis vide, je n’arrive plus à ressentir. »
Un peu pathos, ouais. Ça ne le fait pas. J’ai un orgueil, moi, monsieur.
Ça fait six mois que tu as marché dessus, pourtant.
Je lève les yeux au ciel, enfonçant mes mains dans les poches d’un jeans trop usé pour que le temps soit le seul responsable. Parait que c’est à la mode.
« Quel con », je marmonne, sans savoir si c’est à moi que je m’adresse. Ou à toi.
Il parait qu’on passe par trois phases. Mes potes ont tous une anecdote sur le sujet. Jusqu’à présent j’étais le seul à ne jamais m’être fait larguer.
Il y a la phase d’idéalisation. « Oh mon Dieu, je ne peux pas vivre dans tout ce vide que tu as laissé. Une seconde qui passe sans toi équivaut à une année de souffrance. » Ouais.
Il y a la phase de diabolisation. « Tu n’étais qu’un abruti notoire sans cervelle, guidé par ses couilles comme tous les hommes - merde, j’en suis un - et tu ne me méritais pas. » Ok.
Et enfin il y a la phase où tu relativises. « Au final c’est pas plus mal comme ça, ça n’aurait jamais pu marcher entre nous. On aurait fini par se détruire. » Je vois.
Bizarrement j’ai l’impression de vivre les trois en même temps. Trois phases censées se succéder se noient dans mon présent intemporel.
Je n’arrive pas à parler au passé, même si ton souvenir est lointain. Même si tu n’es plus le même.
Au final je me trouve tout à fait capable de rationnaliser, de relativiser même. Je l’ai compris il y a longtemps, déjà, qu’avec toi je m’étais embarqué dans une tragédie grecque, avec tout ce que ça implique. Même si notre « amour impossible » à nous n’était pas des plus classiques.
Comment vivre ensemble sans être capable de se comprendre ? Comment aimer sans être capable d’éprouver la moindre compassion ? Comment pardonner les mensonges, la tromperie ? Comment accepter les différences alors qu’elles insupportent ?
Alors j’ai fait le con. Toi aussi d’ailleurs.
On s’est fait la guerre au lieu de l’amour. Et nos corps nous ont fait plus de mal que de bien. On a bien essayé de se comprendre, de faire la paix et de repartir encore. Parce qu’on s’aimait. On ne peut pas nous l’enlever, ça, qu’on s’aimait. Heureusement, d’ailleurs.
Alors j’ai enduré le pire pour avoir le meilleur. J’ai tenu bon, m’enfonçant un peu plus dans cette torpeur passive, cet état où on se répète inlassablement « tout va bien » et où on finit par y croire. On ne voit ni la déchéance, ni l’abandon. On trouve des excuses à l’autre et on accepte parce que c’est comme ça quand on aime, bordel.
C’est comme ça depuis tout ce temps.
Tu es à moi. Je suis à toi.
Pourtant est arrivé le « trop », sournois et capricieux. Ce « trop » qu’on attend plus et qui vous prend par surprise. Ce « trop » assassin qui vous coupe la respiration et qui vous noie.
Trop de non-dits, trop de fautes avouées, trop de pardons, trop de remords, trop de rancunes, trop de larmes, de cris, trop de drames.
Juste ce « Trop » royal et pesant qui a bien gagné sa majuscule. Qui a posé le point final.
Tu es parti. Presque sans crier gare, presque dans un silence. Comme un souffle passe trop vite et ne laisse qu’un frisson à même une peau étrangement meurtrie. Le gosse au fond de moi hurle toujours que tu ne l’as pas assez aimé. Et l’adulte que j’ai été obligé de devenir te comprend un peu.
Conneries.
J’extirpe de ma poche un paquet de cigarette ratatiné. Je place le bâton de tabac entre mes lèvres dans un geste maintes fois répété, me demandant brièvement pourquoi j’ai commencé. Mes mèches trop longues sur le front me gênent lorsque j’essaye de l’allumer. Je peste contre le vent qui ne m’aide pas et je reprends ma route, la cigarette éteinte entre les doigts.
Je repousse mon envie de nicotine en même temps que mon envie de me désister. Enchaîner les soirées a le mérite de m’occuper l’esprit, même si elles sont loin d’être mémorables. Puis surtout, ce soir j’ai promis que je serai là. L’annif du mec de la sœur d’un pote. Faut pas rater ça, voyons.
Ouais, j’ai même retrouvé quelques amis, depuis. Ceux qui sont restés malgré l’éloignement, malgré les « je n’ai pas le temps ».
C’est marrant comme ça vous bouffe, une relation, comme les autres disparaissent quand on est l’autre de quelqu’un. C’est marrant comme le monde s’est éteint, pour ne laisser que toi. Tu as eu quelques années pour prendre toute la place, c’est vrai. Dans un moment d’auto-apitoiement aigu je dirais même « mes plus belles années ».
Et aujourd’hui je me prends mes vingt-cinq ans dans la gueule. Plus un gosse et pas tout à fait adulte non plus, dans mon cas. Ça fait pitié, d’expérimenter son premier chagrin d’amour si tard. Ça fait pitié, d’avoir basé son existence toute entière sur une seule personne, et de voir son monde s’écrouler quand elle vous quitte. Ça laisse une brûlure boursouflée sur un orgueil trop fragile.
Mais ce qui fait mal, maintenant ; ce qui fait le plus mal, c’est que tu n’existes plus.
Tu vivotes seulement dans ce « tu » gravé en moi, à qui je livre mes réflexions intérieures.
Je te croise parfois, mais tu n’es pas vraiment là. Quelques mois d’éloignement ont suffi à nous faire prendre des routes différentes. Et sans ce « nous » pour tenir au chaud nos certitudes, que nous reste-t-il en commun ?
Je te salue quand je te croise, aussi, parce que la rancune a disparu avec ton ancien toi.
L’amour ne suffit pas, et à trop le vouloir on finit par se briser. Tu m’as brisé, et la réciproque est vraie. Aujourd’hui je pose sur toi un regard un peu froid, trop conscient de tout ce que tu ne m’apporteras jamais.
Et tes yeux verts sur moi ne me font plus sourire.
Je ne t’aime plus.
Même si tu me manques cruellement.
Même si je t’aimerai toujours.
Je t’en veux de m’avoir fait réaliser tout ça. D’avoir emporté avec toi ces clichés idiots pour me laisser à poil comme un con. A poil, oui. Nu, désarmé. « Quand on aime on ne baisse pas les bras » J’y croyais, bordel. Je suis blond, ça aide.
Je sais que la vie continue, même sans toi.
Froidement, Rationnellement.
Je sais que j’aimerai encore.
Un jour. Mais pas maintenant.
Pas envie. Merci mais non merci.
Parce que je ne suis pas prêt à y croire.
Parce que je ne ressens plus rien.
Je suis anesthésié, bloqué, insensibilisé.
Mon cerveau décortique et analyse, bien sûr, puisque je me prétends rationnel. Et il me dit que ce sont des protections, des barrières que j’ai inconsciemment érigées pour ne pas souffrir.
Sympa, merci. Mais c’est bon, maintenant. J’en ai marre d’être vide.
Le vent coupe le fil de mes pensées et je me maudis d’avoir décidé de faire le trajet jusqu’au centre ville à pied.
.o.
Je lorgne l’enseigne presque-lumineuse du Tabasco. Allez savoir où ils ont été pêcher ce nom. Des éclats de voix tentent de couvrir la musique, et le froid silencieux de l’extérieur me semble soudainement plus salutaire que déprimant. Je me décide à allumer ma clope et à la savourer dans un calme tout relatif, me demandant pour la millième fois pourquoi j’ai promis.
Je n’ai même pas amené de cadeau d’anniversaire. Ça m’a semblé déplacé, d’apporter un cadeau quand on se pointe à l’annif d’un type qu’on a croisé deux fois dans sa vie. Roland, je crois. Ou Armand... Ou peut-être Bertrand. Merde, je ne me rappelle même pas de son prénom.
« Oh ! Ewan ! »
Absent. Pas là. Veuillez laisser un message.
« Ewan, ne fais pas semblant de ne pas me voir. »
Ben, mon ami Ben depuis l’école primaire, se dirige vers moi avec un demi-sourire. Il souffle inutilement sur ses doigts pour chasser le froid. Evidemment il fallait qu’il sorte presque pile au moment où j’arrive. Ben et son syndrome de l’ « homme qui tombe à pic ».
Je le salue en levant les yeux au ciel. Il a l’habitude de mon air grognon.
« Viens, entre. Ça caille ici. Pourquoi tu restes sur le pas de la porte ?
- J’essayais de me rappeler du prénom du copain de ta sœur.
- Bernard.
- Ah. J’étais persuadé que ça se terminait par « an ».
- Toujours aussi blond.
- Ma blondeur t’emmerde, mon cher, et si tu n’es pas aimable je pourrais bien te laisser chaperonner Nadia tout seul. »
Il ne peut empêcher ses lèvres de s’incurver dans un sourire vaincu, avant de se frotter les bras et d’insister muettement (mais lourdement) pour que je me dépêche. J’obtempère malgré moi et regarde le mégot s’éteindre à mes pieds. Je plains silencieusement Nadia d’avoir un frère aussi protecteur mais je sais qu’au final, c’est plus par affection que par réelle crainte qu’elle le laisse l’accompagner.
A l’intérieur, les voix grasses d’alcool se mélangent dans un marasme assourdissant pour qui n’est pas dans l’ambiance. Le décor est d’un autre temps, celui d’un petit café vieillot et un peu miteux. Un café de quartier planté avec fierté et persistance entre un resto chinois et un lounge-bar dernier cri, un peu à la manière qu’avait son propriétaire, monsieur Oumar, de vous regarder de haut de son très haut mètre cinquante-cinq. Tout un art.
Arabe jusqu’au bout de la moustache, monsieur Oumar, qui m’a donné dès le premier jour où j’ai franchi les portes du Tabasco l’impression de détenir dans le regard toute la sagesse de l’orient. Plus de cinq ans que je viens ici, régulièrement ou non. C’est même moi qui ait proposé l’endroit à Nadia, pour l’anniversaire. C’était le lieu idéal : assez sobre et vieillot pour plaire à Ben, chaleureux et d’inspiration orientale, idéal pour Nadia, sans compter les nombreux clients pour monsieur Oumar. Ça prolongera sûrement la gratuité de mon thé à la menthe au moins pour les trois années à venir.
Je suis Ben qui se faufile dans la foule, un peu surpris par le nombre de personnes gravitant au mètre carré. Le café est bondé, et je souris en songeant que ça n’arrive qu’une fois toutes les lunes. monsieur Oumar repère quasi-instantanément mon mètre quatre-vingt alors que je lorgne vers le bar pour l’apercevoir. Il lève dans ma direction l’une de ces tasses transparentes dans lesquelles il sert son sacro-saint thé.
J’abandonne Ben avant de croiser un groupe de personne que je connais et d’être obligé de dire bonjour, le laissant seul à ses petites mondanités pour fendre la foule en direction du comptoir. C’est un rituel, c’est sacré. Lorsque j’entre ici, la première personne que je me dois de saluer, c’est monsieur Oumar qui, invariablement, s’empresse de me servir sa menthe infusée.
« Ewan, mon fils, je salue tes idées parfois lumineuses.
- Monsieur Oumar, je salue votre thé à la menthe. Et le fait de ne jamais devoir le payer. C’est lui qui rend mes idées lumineuses.
- Bois tant que c’est chaud.
- Vous n’avez pas besoin d’aide ? Vaisselle, ramassage des verres vides, service en salle ?
- Tu connais les jeunes, le service en salle est mort. Ils viennent commander et payer directement ici, au comptoir. Et tes amis particulièrement bien élevés viennent rapporter leurs verres vides.
- Ils ne sont pas tous mes amis. Mais je n’aurais pas proposé cet endroit si j’avais eu affaire à une bande de babouins dégénérés.
- Raison de plus pour te mêler aux gens de ton âge au lieu de faire la conversation au vieillard que je suis.
- C’est purement stratégique, monsieur Oumar, vous êtes le seul qui me désaltérez gratuitement.
- J’en repère d’ici au moins trois qui seraient ravis de t’offrir de quoi apaiser ta soif. »
Je sais que cette dernière phrase dite dans un sourire entendu met un point final à mes tentatives de passer la soirée tranquillement accoudé au bar, accompagné de l’humour subtil de monsieur Oumar. J’achève mon thé en silence alors qu’il me verse un verre de ce que je soupçonne fortement être de l’alcool à brûler.
« Pour te mettre dans l’ambiance. », dit-il du bout des lèvres avant de s’éloigner pour répondre à la commande d’un inconnu notoire.
Je prends soudain pleinement conscience du trajet effectué par les aliments ingérés, alors que l’alcool me traverse furieusement la gorge pour venir me brûler l’estomac. J’aurais dû manger quelque chose avant de venir. Je fixe mon verre à moitié vide (ou à moitié plein, selon l’état d’esprit) et me demande vaguement pourquoi l’idée de me retourner pour me mêler aux autres ne m’attire pas le moins du monde. Les yeux fixés sur les bouteilles bien alignées et sur les étagères rutilantes du vieil arabe, je béni l’espace chaleureux qui sépare « derrière le comptoir » du reste de la salle. Les yeux tournés vers lui, je me sentirais presque à ma place.
« Oh, Ewan, tu vas pas passer la soirée avec ton vieux ! »
Tiens, l’homme qui tombe décidément toujours à pic.
Pour Ben, Monsieur Oumar est « mon vieux ».
Je n’ai jamais vraiment cherché à savoir ce qu’il entend par là, mais l’appellation convient ma foi fort bien. Allez savoir pourquoi tant de respect pour les soixante-et-un ans de ce minuscule immigré, magistralement décalé et superbement humain. Sa taille ne lui rend pas justice.
Monsieur Oumar est l’un de mes humains préférés, l’un des plus beaux que je connaisse, métaphoriquement parlant bien sûr. Monsieur Oumar porte autour des lèvres les rides heureuses d’une sagesse paisible et sur le front celles d’une vie ponctuée de soucis. Monsieur Oumar fait un méchoui à damner le plus saint des catholiques et m’offre toujours du rab. Pour sûr, monsieur Oumar est mon vieux préféré. Il pourrait tout aussi bien être « mon vieux » tout court que je ne m’en porterais pas plus mal.
J’avale d’une traite le reste de mon verre et me tourne vers Ben, un sourire amusé accroché aux lèvres.
« Tu as déjà les yeux vitreux », grimace-t-il avant de m’entraîner avec lui le plus loin possible du comptoir et de mon vieux. Je me laisse faire, plus amusé que je ne le devrais et je remercie intérieurement l’alcool à bruler du dit vieux.
« Il faut que tu dises bonjour à Nadia, sinon elle pensera que tu n’es pas venu.
- Comme si j’allais manquer l’anniversaire du copain de la sœur de mon meilleur pote.
- Cela serait tout à fait ton genre!
- M’enfin, c’est même moi qui ai trouvé l’endroit.
- On commence à le savoir, Ewan, dit-il d’un ton faussement agacé.
- Toujours est-il que j’ai promis. Et quand je fais une promesse, je la tiens ducon. Je n’aurais manqué l’anniversaire de Bertrand pour rien au monde !
- C’est Bernard, bordel. »
Merde.
Il se mord la lèvre pour éviter de rire.
« T’es bien le seul gars que je connaisse qui n’est pas capable de tenir un seul verre de vodka.
- C’est pathologique, je te remercierais de ne pas te moquer de ma pauvre condition. De plus je n’ai rien mangé, ça n’aide pas.
- Bourré en dix minutes, ça va au-delà de la pathologie, je pencherais plutôt pour le côté pathétique de la chose.
- Ta gueule, je ne suis pas bourré.
- Bien sûr.
- A la rigueur un peu joyeux, c’est ce que tu voulais, non ? »
Il ne répond pas, préférant saluer quelqu’un que je ne connais pas. Arrivé à la hauteur de sa sœur et de son groupe d’amis, il me pousse en avant d’un air triomphant. J’essaye de prendre le ton le plus dégagé possible et prends la petite (pas si petite en fait, simple déformation à cause de Ben) dans mes bras.
« Ça fait un bail, ma belle. Tu es radieuse.
- Toi aussi tu m’as manqué, Ewan. Tu devrais venir plus souvent à la maison. Maman se désole, la tarte au sucre n’a pas la même saveur sans toi, selon elle. »
Je lui offre mon plus beau sourire avant de la relâcher sous le regard presque-attendri de Ben. Je dois être le seul homme au monde de son âge à avoir le droit d’enlacer sa sœur (la mienne par procuration) avec sa bénédiction. Quel joli portrait de famille : l’homo, le vieux-jeu et la princesse.
Un rouquin bien habillé et qui respire le propre s’approche pour enserrer la taille de Nadia et je sens Ben frémir près de moi.
Faut vraiment qu’il décompresse, et je sens que c’est moi qui vais devoir, tôt ou tard, initier la discussion. Celle qui se résumerait facilement à : « Elle a vingt-et-un ans, bordel, laisse-la respirer un peu. » ou à : « Laisse ton petit oisillon s’envoler du nid, elle est assez forte pour ne pas se manger le trottoir en s’écrasant la tête la première. » Bon, avec un peu plus de diplomatie et de tact, peut-être.
Je croise le regard du roux et lui tend la main dans ce que j’espère être un geste chaleureux.
« Ah ! Salut Bernard. Joyeux anniversaire. La fête te plait ? »
Et un sans faute, un ! Je me retiens de lancer une œillade triomphante à Ben.
« C’est très sympa ! Moi qui d’ordinaire n’aime pas les surprises, c’est vraiment une réussite. Nadia a tout organisé à merveille.
- Vingt ans, ça se fête, souffle-t-elle, enthousiaste.
- Hé, c’est une perle que tu t’es dégotée là, prends-en bien soin.
- J’y compte bien », sourit-il en posant un regard empli de tendresse sur le petit de bout de femme entre ses bras.
Je sens mon estomac se serrer un rien avant de sourire à mon tour, m’autorisant cette fois à croiser le regard de Ben.
Nadia se penche sur la table pour aligner une série de verres colorés mini-format. Et remplir chacun d’entre eux avec le contenu d’un shaker old-fashion qui ne ressemble pas à ces immondes choses oblongues en métal qu’on voit dans les bars à cocktails.
« Puisque tu es là, Ewan, fêtons ça comme il se doit », dit-elle en me tendant un petit verre rosé.
Elle lance un regard intimant le silence à son frère et lui tend également un verre. Je replonge dans les yeux de Ben en levant mon verre.
« Santé ! »
.o.
J’avise les aiguilles floues de ma montre pour constater qu’un verre d’alcool à brûler et trois versions miniatures de cette chose sucrée dont j’ai oublié le nom ont suffit à sérieusement entamer ma notion du temps.
Minuit trente-sept. Plus de trois heures que je suis là et étrangement, je m’amuse.
J’aime mes amis !
Je fais un signe de la main enthousiaste à Ben qui se déhanche un peu plus loin sur un air trop récent pour que je le connaisse. Il m’offre un sourire « goguenardisé » par l’alcool et je me rends compte de la débilité de mon geste.
Il est temps que je repasse au thé. A l’eau, même.
Pas que quatre verres (dont trois petits) en trois heures suffisent à me saouler, non quand même. Faut pas délirer, Ben exagère toujours un peu. Mais j’avoue que cela suffit à altérer gentiment mon état général, et à me plonger dans cette exacerbation des ressentis. Agréable ou non, ça dépend du moment, de mon état d’esprit. Et là il est joyeux, donc moi aussi. J’évite de dire « gai » parce que je n’aime pas les mauvais jeux de mots.
Surpris de voir mon cynisme tenter une reconquête de ma personne, je me lève d’un bond et plonge dans la foule à présent dansante pour atteindre le comptoir, mon havre.
Monsieur Oumar hausse un sourcil plus haut que lui et fait claquer sa langue contre son palais dans un son désapprobateur.
« Je ne veux pas te voir à ce comptoir ce soir, Ewan.
- Vous êtes cruel, monsieur Oumar.
- Je ne laisserai pas ton ironie gagner. Encore moins avec ces yeux vitreux que tu m’offres là. Un verre d’eau et tu retournes t’amuser avec tes amis.
- Vous êtes un père, pour moi. » Je réponds avec moins d’ironie qu’il ne pourrait le penser.
J’avale mon verre d’eau d’une traite et me rends seulement compte à quel point j’avais soif. Je songe vaguement à en demander un deuxième mais j’ai peur de me faire rembarrer. Suivant les ordres de monsieur Oumar, je me retourne pour replonger dans le marasme humain mais la salle tourne plus vite que moi, je n’arrive pas à suivre. Alors je m’appuie sagement contre le bar, de dos, corps et visage tourné vers les autres, pour montrer quand même ma bonne volonté. J’aurai peut-être droit à un deuxième verre d’eau.
La foule cesse de tanguer un moment et mon regard se fixe instantanément sur lui. Les mains dans les poches, pas tout à fait debout, appuyé contre le mur adjacent. Seul sans avoir l’air de l’être, sans que ça attire l’attention. Il ne fait pas tapisserie.
Je ne le connais pas. Il n’est personne et a pourtant gagné ce « lui » que mon cerveau embrumé m’a craché à la figure.
Jeune, aussi, désespérément. Sans doute un ami de Bertrand Bernard. Vingt ans à tout casser. Ça se voit trop, qu’il est jeune, qu’il a cette naïveté accrochée dans le regard alors qu’il le pose sur moi. Je l’envie un peu.
De grands yeux ronds comme le début d’un point d’interrogation, et ma peau se hérisse sans me demander mon avis. Même de loin, il respire cette fragilité arrogante qui a le don de me mettre mal à l’aise.
Détourne les yeux, ou je risquerais de me faire des idées.
Un bruit sec sur le comptoir me surprend. Je me retourne de façon trop abrupte et fixe, ahuri, le sourire dans l’oeil de monsieur Oumar qui me tend un verre d’eau. Enfin.
« Tu es tout pâle, mon fils. Ne salis pas mes sols, tu sais où sont les toilettes.
- Monsieur Oumar je viens de me faire foudroyer.
- Que ça ne t’empêche pas d’atteindre les commodités », grince-t-il en agitant curieusement sa moustache, plus expressive que lui.
Mais ce n’est pas mon estomac qui est retourné. C’est juste tous mes organes qui ont décidé de danser la lambada. Je me tourne à nouveau, juste histoire de vérifier. Les battements m’indiquent que mon cœur est remonté dans ma gorge, et je serre les dents pour ne pas qu’il s’expulse tout seul de mon organisme. J’en ai encore besoin.
Il m’offre toujours son visage mais je ne capte pas ses yeux, tournés dans une autre direction. Look passe-partout, jeans assez large et pull noir à col en V, ajusté mais pas trop. Assez ample pour qu’on oublie qu’il a le corps un rien trop fin. Mais mes yeux ne s’y trompent pas, et suivent les plis qui ne se formeraient pas si le tissu était mieux rempli.
Un androgyne, un peu comme ces émos à la mode qui s’amusent de leur ambigüité. Lui n’a pas l’air de s’en amuser. Un androgyne définitivement masculin dans les contours de sa mâchoire et atrocement enfantin, dans la courbe de sa moue boudeuse, dans la rondeur à peine marquée de ses joues.
« Je croyais que tu les choisissais plus âgés que toi » chuchote Ben à mon oreille.
Mon Ben que je n’ai pas vu venir et pourtant j’aurais dû m’y attendre.
« Je ne choisis rien du tout, là, Ben.
- Alors essaye de regarder ailleurs pour changer, espèce de vampire, tu frises l’indécence.
- Tu sais très bien que je ne cherche pas à rencontrer quelqu’un…
- Ton attitude est en train de prouver le contraire. »
Il s’éloigne, plusieurs boissons en équilibre instable entre ses doigts, et me fait un clin d’œil embué sans se départir de ce sourire idiot qu’il affiche depuis plusieurs heures. Ce sourire contagieux qui grimpe sur mes lèvres alors que je reporte mon attention sur mon émo.
Qui s’est rappelé que j’existais, visiblement. Puisqu’il fixe étrangement mon sourire. Ma peau s’électrise à nouveau sans permission et je me rappelle que je ne crois pas au coup-de-foudre. Même si je me suis fait foudroyer malgré moi.
Je ne suis absolument pas en état d’en subir un. D’ailleurs ça n’en est pas un. Je ne suis pas sujet à ce genre de chose. Ça ne s’est pas passé comme ça du tout, avec toi. Avec toi il a fallu de longues heures de conversation pour que je découvre que j’avais un marshmallow mièvre et romantique à la place du cœur. Je fondais dans tes discours suaves et dans tes yeux plus verts que mes espoirs d’ado. Un homme que j’aime pour de vrai, enfin. Un de ceux que j’admire.
Et là bêtement j’ai envie de l’être, cet homme.
Je refais face au bar et m’assois sur le tabouret le plus proche de moi, enfouissant brièvement ma tête entre mes bras croisés sur le comptoir. Maugréant contre ce « tu » revenu à grand pas dans mon esprit. Contre toi qui me rappelle le vide et la non-envie de le combler.
Un verre d’eau, le troisième, entre dans mon champ de vision et j’aperçois le visage déformé de monsieur Oumar au travers du liquide transparent.
« Bois et redresse-toi. Ton éclair a changé de trajectoire »
J’obéis dans la seconde, me demandant quelle signification métaphysique se cache derrière les paroles éclairées du vieil arabe. Des mèches brunes entrent dans ma vision périphérique et je comprends soudainement. Ma bouche forme stupidement un « Oh » insonore, alors que monsieur Oumar tourne les yeux vers mon nouveau voisin de tabouret dans une question muette.
« Je voudrais un thé à la menthe, s’il vous plait »
Je manque de m’étouffer dans mon verre d’eau et tousse bruyamment. Merde. Il est trop poli pour être honnête, ce gosse.
« Et une vodka sans glace »
Sourire intérieur, noyé dans le verre d’eau.
Sa voix se module étrangement, elle a quelque chose d’éthéré. Il n’a vraiment pas de bol, androgyne de partout le pauvre. Un doute affreux me vrille les tempes et je secoue la tête. Je ne devrais pas m’interroger sur ce genre de choses. Monsieur Oumar hoche la tête et s’éloigne dans son espace béni à la recherche d’un verre adéquat.
Lui pose sa main sur le comptoir et mes yeux plongent sur la pâleur de ses doigts. Il a un beau grain de peau, ni luisante, ni terne. Mes points d’interrogations s’attardent sur son avant-bras tranché par le tissu noir.
Je m’autorise un coup d’œil lorsque son attention est détournée par monsieur Oumar réclamant son dû.
Des cheveux bruns anciennement courts dont on n’a pas entretenu la coupe. Un profil fin, lisse et trop bien dessiné, Un nez un peu mutin sur le bout et un brin d’innocence dans la pointe du menton. Beau, de profil en tout cas.
Il s’agite nerveusement, trahissant sa timidité courageusement vaincue par une voix maîtrisée.
« Merci. Gardez la monnaie »
La vodka fait un aller-simple au fond de son estomac et je frissonne à sa place, empêchant mon imagination de grimacer pour lui. Il n’a pas l’air d’en être plus ému que ça, de l’alcool à brûler de monsieur Oumar, et ça me vexe presque.
« Vas-y doucement, petit, tu sais où sont les toilettes au cas où »
Le ton me laisse à penser qu’ils se connaissent. Aurais-je des raisons d’être jaloux ? Je lève ostentatoirement le regard vers mon vieux.
« Ne vous en faites pas, je sais me tenir en public. »
Et en privé, ça donne quoi ?
Monsieur Oumar acquiesce gentiment et consent enfin à m’accorder une attention agacée.
« Ewan, tu ne connais pas ce jeune homme ? C’est un ami de Nadia. »
Mes yeux paniquent avant mon cerveau et s’écarquillent sans que je ne leur en aie donné l’ordre. Monsieur Oumar, je vous maudis.
« Salut. Ewan, enchanté. Je suis un ami de Nadia et de Ben, son frère »
Maîtrise totale. Voix suave, dégagée, presque pas alcoolisée. J’aime cette capacité à masquer mes conflits intérieurs.
A demi-tourné vers lui, je lui tends une main sûre d’elle qu’il fixe avec hésitation.
« Je suis dans la même filière que Nadia, se décide-t-il en me serrant la main. Arthur »
Arthur ?
Je me retiens d’éclater de rire.
Arthur !
C’est incongru. Je ne l’imaginais pas s’appeler comme ça.
Arthur et la table ronde. Et les chevaliers. Sans oublier la fameuse épée. Arthur ! Et sa cuirasse. Où est Guenièvre ? Et Merlin ? Et les autres ? Le roi est mort, vive le roi !
Merde, quoi. Arthur.
J’essaye d’empêcher les coins de ma bouche de remonter d’un air narquois mais rien n’y fait.
Jusqu’à ce qu’il se désintéresse de ma main et relève ses grands yeux un peu cons vers moi. Ses grands yeux bleus qui me font penser à une chanson neuneu. Des yeux d’acier qui retiennent un éclat d’agressivité, un éclat d’amour-propre faussement blessé. Je retiens mon souffle.
« Tu sembles amusé.
- Pas du tout, je réponds le plus sérieusement du monde.
- Non parce que si tu veux me parler de la table ronde ou de Merlin, ne te gêne pas, Mc Gregor.
- Ha ha ! Ewan Mc Gregor, on ne me l’avait jamais fait. Vachement original, dis-donc.
- On fait ce qu’on peut »
Il hausse les épaules et avale une gorgée de son thé à la mente que je lui envie. Je pose les avant-bras sur le comptoir, assez discrètement pour me cacher même à moi que j’ai envie d’un contact. Il tourne le visage vers moi et se mord la lèvre inférieure.
« Alors tu étudies la biologie ? » Je demande, pour lui éviter de devoir chercher un sujet de conversation.
Il hoche la tête et sa main se déplace négligemment sur ses genoux, puis entre nos deux tabourets.
Je rêve. Et j’ai peut-être un rien trop bu. Je sens l’espace entre nous se charger de ces particules statiques qui soulèvent le poil et font frissonner la peau. Ma main me trahit et cherche la sienne.
Je ne suis pas en manque à ce point, pourtant.
Je frôle ses doigts et mon cœur se soulève en même temps que mon corps.
Non.
Pas encore.
Pas ce soir.
Je décolle presque de mon tabouret et traverse la salle sans regarder en arrière. Sans même autoriser mon esprit à imaginer son regard, sa déception ou son soulagement, ses grands yeux bleus et sa moue charnue.
Je passe inaperçu parmi les danseurs. Lui seul et peut-être monsieur Oumar remarquent mon départ. Je n’aime pas partir sans dire au-revoir et pourtant l’urgence m’y pousse. Je ne prends pas la peine de m’interroger sur les raisons. Mes « pourquoi » sont occultés par cet instinct primaire de conservation qui gronde dans mon ventre. Et les contours d’une peur sourde que je n’aime pas voir se profiler.
Mes pensées s’évanouissent au dehors, à la morsure du froid. Quelques pas suffisent à me mener sur une grande avenue fort fréquentée. Je hèle le premier taxi qui passe et m’y engouffre en tentant de masquer mon empressement.
Mon adresse murmurée du bout des lèvres, je m’autorise à pencher la tête en arrière et à fermer les yeux.
Arthur, quand tu l’entends la première fois, ça te donnes envie de te mordre l’intérieur des joues pour pas te marrer. Puis là ça sonne comme quelque chose sur le fil, sur le point de se briser. Ça roule sur la langue et c’est pourtant doux.
Je lève mentalement mon verre. À nos actes manqués.
.o.
Tu étais encore là, hier soir, à me hanter de ta non-existence douce amère. Pourtant ce matin, c’est étrange, au travers des brumes du sommeil, le souvenir des yeux bleus était posé sur moi. Ses yeux ronds comme le début d’un point d’interrogation.
oOo
A suivre (très probablement bientôt)
Si vous avez lu dites-moi ce que vous en avez pensé!