Constatant la pluie drue qui tombait en discontinu sur le bitume d’Azabu, Jun attrapa son parapluie. Il vérifia une dernière fois qu’il n’avait rien oublié dans son sac puis passa la porte de son appartement. Une journée de congé parfaite comme il en faudrait plus pensa le jeune homme. Réveillé de bonne heure comme à son habitude, il n’avait pas eu à se lever directement et avait savouré le bonheur de passer plusieurs heures au fond de son lit sans aucune obligation. Lire, s’assoupir, relire, écouter de la musique... Ce n’est qu’aux alentours de 10h que Jun s’était glissé hors de ses draps. Son vaste appartement du très huppé quartier Minato-Azabu était envahi, ce jour-là, d’une lumière grise et pesante. Dehors, il pleuvait à verse sans pour autant rafraichir le fond de l’air lourd et brûlant de ce mois de Juillet.
Il n’avait quasiment rien mangé de la journée, se contentant de se concocter des verres de thé glacé qu’il buvait lentement devant la grande baie vitrée offrant une vue sans pareil sur la célébrissime tour de Tokyo.
Quand le cadrant de son imposante horloge, chinée quelques mois plus tôt aux puces de Chiyoda, afficha 4h de l’après-midi, Jun éteignit la télévision devant laquelle il lézardait depuis une bonne heure. Il se doucha puis enfila un tee-shirt et un bermuda.
Coiffé de son chapeau et de ses immenses lunettes, rares étaient les personnes à pouvoir reconnaitre Jun Matsumoto, l’idole de toute une génération de jeunes filles en fleurs. Pressant le pas, le jeune homme sentit l’eau sale des trottoirs de Tokyo lui éclabousser les mollets. Il ne s’en soucia pas outre mesure, il savait où il allait et voyait son point de chute arriver. Après quelques pas précipités, le chanteur s’arrêta devant un kiosque à journaux.
« Le Asahi Shinbun du jour s’il vous plait. »
Le vendeur lui tendit le journal et prit le billet que lui donna Jun. Alors que ce dernier s’apprêtait à faire demi-tour, son journal contre son torse pour le protéger des grosses gouttes d’eau, son œil fut attiré par la couverture d’un journal à scandales.
« Ah, je vais vous prendre ça en plus en fait. » Dit-il au vendeur en posant un exemplaire de Friday sur le comptoir encombré de friandises.
« Ça vous fera 130 yens.
-Voilà, gardez la monnaie. »
Il traversa la chaussée mouillée, fit quelques mètres de plus et entra dans une petite échoppe. L’endroit était tout vêtu de bois, derrière le comptoir un vieil homme était affairé à laver plusieurs verres. Le long du bar, quelques tabourets étaient installés. La pièce ne pouvait accueillir que 10 personnes tout au plus. Une odeur d’humidité et de café régnait dans l’atmosphère.
« Bonjour Matsumoto-san, comme d’habitude ? » Fit le propriétaire des lieux alors que le jeune homme ne s’était même pas encore assit. Ce dernier lui fit un signe de la tête et s’installa sur le premier tabouret disponible.
Un verre de Sapporo Draft arriva bien vite devant lui. Jun s’en saisit, bu la première gorgée de bière et un soupir de contentement s’échappa de ses lèvres.
« Il fait un temps épouvantable aujourd’hui. »Observa le jeune homme en se tournant légèrement pour observer la pluie tomber.
« Oui, j’ai vu qu’il y a une alerte au typhon pour ce soir.
-Ah oui ?
-Ouais. »
La conversation s’arrêta là. Comme à leur habitude, les deux hommes peu loquaces se satisfirent de ce silence reposant au cœur de la vie trépidante d’un des quartiers les plus animés de Tokyo.
Après une seconde gorgée, Jun ouvrit le Friday et alla directement à la page qui l’intéressait. Au centre de la feuille se trouvait une photo floue en noir et blanc de lui-même au milieu d’une rue sombre en compagnie d’une jeune femme. Au-dessus de la photo était écrit en grosses lettres de couleur criarde : « Matsumoto et Inoue ; Les préparatifs du Mariage les stressent. »
Suivait un court article bourré de fautes syntaxiques et autres élucubrations en tout genre.
« Encore ces bêtises ? » Intervint le barman, interrompant Jun dans sa lecture.
« Encore et toujours.
-Vous sortez vraiment avec cette fille ?
-Qui ? Inoue Mao-san ? Non, pas du tout.
-Ah.»
Jun referma le journal et observa sa couverture. Son visage à côté de celui de Mao était imprimé en gros. Lui, semblait agar et pressé de rentrer chez lui. Le visage de la jeune femme, en revanche, était lumineux même sur cette photo de faible qualité. Ses cheveux volaient au vent et derrière ses larges lunettes de soleil, on pouvait apercevoir ses yeux pétillants arborer un regard assassin en direction de l’appareil photo.
Jun se souvenait bien de cette soirée, elle avait eu lieu des mois auparavant. Les paparazzis ne prennent même plus la peine de prendre des photos récentes, tout fout le camp… Pensa le jeune homme en souriant.
Il n’y avait jamais rien eu entre Mao et lui hormis une profonde amitié. Les deux jeunes gens étaient très proches et se confiaient la plupart des choses qui leur arrivaient à l’un comme à l’autre. Se voyant régulièrement au court de ces longues années, il s’était tissé entre les deux êtres un lien inflexible auquel ils tenaient comme à leurs prunelles de leurs quatre yeux.
Mais pour être tout à fait honnête, Jun devait bien l’avouer, il était éperdument amoureux de Mao. Il retrouvait en elle toutes les qualités que toutes ses conquêtes passées ne possédaient qu’en petite partie. Elle était douce et énergique, franche et bienveillante. Aucune autre femme au monde ne le faisait autant rire et pleurer, parfois les deux en même temps. Il connaissait ses peurs et ses faiblesses, partageait nombre de ses passions. Et à chaque fois qu’il semblait l’avoir percé totalement à jour, en une pirouette, en un clin d’œil, elle arrivait avec une facilité déconcertante à le surprendre à nouveau.
Vraiment, Jun aimait Mao à en perdre toute logique. Il ne s’en était jamais vraiment caché d’ailleurs. A plusieurs reprises il lui avait fait part de ses sentiments. Mais la jeune femme restait inexorablement inaccessible. C’était un fait acquis, Mao l’aimait mais pas du même amour que lui. Un amour amical quasi fraternel. Alors, Jun s’était finalement résigné, acceptant d’être l’ami, peut-être le meilleur, de Mao faute de mieux. Comme un bonbon sans sucre en temps de régime que l’on se persuade d’aimer car « de toute façon, j’ai pas le droit à plus. »
Jun sortit de ses pensées qui ne menaient à rien et dans lesquelles il s’était déjà enfoncé des milliers de fois auparavant. Il sortit le Asahi Shinbun et l’ouvrit sur le comptoir. Les histoires politiques de ce gouvernement corrompu jusqu’à la moelle était un sujet bien moins risqué pour les nerfs à fleur de peau de l’idole.
Sur les coups de 17h15, Jun ressortit de l’établissement. S’abritant sous son parapluie il fit le chemin inverse en quelques minutes pour rentrer chez lui. Arrivé dans son salon, il se débarrassa de son bermuda trempé et le lança dans sa chambre. En tombant par terre, le vêtement fit plus de bruit que prévu. Jun se traita lui-même de tous les noms quand il se souvint que son tout dernier Samsung Galaxy S6 se trouvait dans la poche arrière du bermuda. A pas précipités il alla le ramasser et constata avec soulagement qu’aucun choc n’était à déplorer sur le fragile et hors de prix appareil. Au passage il lut quelques-uns de ses messages.
« Rdv au Kaminarimon Kisuke à 20h. Taiga-kun. »
Jun avait un groupe d’amis auquel il tenait tout particulièrement. Taiga, qu’il avait rencontré au lycée, en faisait partit. Le jeune homme tenait un Coffee Shop à Shinjuku. Ce qu’il aimait particulièrement dans ce groupe d’amis c’était l’éclectisme des personnes qui le composaient. En plus de Taiga, il y avait Makiko qui travaillait dans une grande entreprise de téléphonie internationale, Murakami Shu, âgé de 35 ans, travaillait, lui, dans une petite librairie et Tenga Hiro avait repris la petite entreprise de savonnerie de son père. Maeda Juri, une des rares femmes conductrices de taxis à Tokyo venait compléter le petit groupe ainsi qu’Inoue Mao, Oguri Shun et lui-même aux occupations connues de tous. Comment ce groupe s’était-il créé, Jun n’était plus vraiment sûr de la réponse. Toujours était-il qu’il tenait à ces personnes plus que tout et qu’il n’aurait raté un de leurs rendez-vous pour rien au monde.
A 19h15, Jun était dans le parking sous-terrain de la résidence. Il sortit sa luxueuse voiture de sport dans la nuit tokyoïte. Le vent annonçant la venue du typhon commençait à souffler mais rien à voir avec les messages alarmants que diffusait en boucle la radio nationale.
Dans le cœur d’Asakusa, Jun gara sa voiture à deux pâtés de maison du restaurant. Arrivé à destination, une serveuse le conduit à une petite salle privatisée où l’attendaient ses amis. La pièce était enfumée et sentait la cigarette et la viande cuite. Tous étaient attablés, assis sur de confortables futons, autour de nombreux apéritifs.
« Hey ! Jun-kun, viens t’asseoir ! » Le salua Hiro en s’écartant de Juri pour qu’il puisse s’asseoir entre les deux.
« Salut tout le monde. » Salua Jun à l’assemblée en se débarrassant de son blouson et de son parapluie avant de rejoindre sa place.
« Tu tombes bien, Makiko était en train de nous raconter comment elle a trouvé le grand amour de au détour de la photocopieuse.
-C’est pas le grand amour non plus…
-Il te plait bien quand même non ? » Demanda Mao qui était installée en face d’eux, un verre de jus de fruit coloré à la main.
« Oui, oui, il me plait… »
Sentant la gêne de la jeune femme, son amie Juri intervint.
« J’ai failli renverser deux paparazzi en arrivant, ils étaient en plein milieu de la rue, ils ont peur de rien !
-C’est vrai ? Je les ai pas vu… » S’intéressa immédiatement Shun, quittant momentanément l’écran de son portable des yeux.
« J’ai bien peur que ta vie de casé comblé n’intéresse plus personne Shun-kun. » Dit Taiga. « Ils veulent voir les futurs mariés ! »
Tous, même Jun, partirent dans un grand éclat de rire. Tous sauf Mao qui paraissait agacée par ces rumeurs incessantes. Jun sortit le Friday resté froissé dans son sac.
« D’ailleurs, regarde, il y a du nouveau… Apparemment, les préparatifs de la noce créent quelques tensions au sein de notre couple… » Annonça-t-il en tendant le journal à Mao.
« Pourquoi tu achètes ce genre de torchons ? »Demanda-t-elle en fronçant ses fins sourcils.
« Ça m’amuse de voir à quel point ils sont à côté de la plaque.
-Je trouve ça idiot. »
De toute évidence la jeune femme ne semblait pas amusée par l’attitude désinvolte de Jun. Sa réaction étonna ce dernier, elle n’avait pourtant pas pour habitude de prêter autant de considération aux nombreuses humeurs qui couraient à leur sujet.
« Une rumeur de plus ou de moins…
-Ce qui m’énerve c’est que tu donnes de l’argent à ces imbéciles. C’est comme si tu leur disais « Allez-y ! Continuez à vous immiscer dans nos vies privées ! »
-Ils ne s’immiscent nulle part car de toute évidence ils ne savent rien de ce que l’on vie. » Répondit Jun.
« Oui, ils ne voient ce qu’ils rêvent de voir… » Ajouta Shu.
« Ca n’enlève rien à la stupidité d’acheter ce torchon ! » Finit par s’emporter Mao en rejetant le journal vers Jun.
« Allez, allez, c’est pas grave, ça va pas nous gâcher la soirée quand même… » Souffla Shun, sentant une certaine tension envahir les deux protagonistes des rumeurs.
Les conversations allèrent bon train, malgré un début de soirée tendue, tous étaient de très bonne humeur, en particulier Mao qui avait tôt fait d’oublier ce stupide journal. Chacun y alla de son récit, parlant tour à tour du travail, de la famille et de leurs différents projets. Au cours de la soirée, Jun reçut un appel de son manager lui annonçant que le tournage du lendemain avait été annulé dû aux intempéries.
« Un jour de congé en plus, je le savais que j’aurais dû faire idole…
-Physiquement ça n’aurait pas collé Taiga-kun.
-C’est vrai, j’ai toujours eu peur du bistouri… »
Les heures passèrent sans qu’aucun ne puisse s’en rendre compte.
« Au fait, Mao-chan, comment va Reita-kun ? » Demanda Jun. Mais aussitôt que ces simples mots eurent quittés sa bouche un blanc pesant s’installa entre les convives. Ces derniers lui lancèrent un regard unanime des plus gênés.
« Hum… Je ne suis plus avec lui.
-Ah… Ah bon ? Mais ça fait longtemps ?
-Quelques mois.
-Vous étiez tous au courant ?! »
Oui, tout le monde était au courant de cette rupture à part, bien sûr, Jun.
« Je suis désolé, je savais pas.
-Je ne te l’ai pas dit, c’est vrai. C’est pas grave, c’est de l’histoire ancienne ! » S’exclama Mao dans un grand sourire.
Malgré ce qu’il put en dire ou voulu montrer, Jun se sentit vexé d’avoir été le dernier au courant de ce fait, certes, pas vraiment important mais qui le tenait tout de même à cœur. Mao avait l’air heureuse avec ce garçon et Jun devait admettre qu’il appréciait Reita. C’était un homme honnête et très sympa, pourquoi son histoire avec Mao n’avait-elle pas durée ? Cela restait une énigme pour le jeune homme. Et pourquoi Mao ne lui avait-elle pas dit alors qu’elle avait fait pour tous les autres ?
Au fur et à mesure de la soirée, la pièce se vida petit à petit. C’est Shun qui partit en premier, pressé de retrouver sa petite fille qui était fiévreuse quand il l’avait quitté quelques heures auparavant. A deux heure du matin ne restait plus que Mao, Jun et Juri.
« Bon je vais y aller aussi.
-Tu rentre comment ?
-Je suis en voiture, Tetsu-kun n’habite qu’à 5 minutes d’ici.
-Tu seras prudente hein ? Fais attention, il fait vraiment mauvais dehors.
-Oui oui ne t’inquiète pas Mao-chan.
-Bon j’y vais aussi. » Annonça Jun en se levant en chancelant.
« Et toi, tu rentres comment ? » Demanda Juri.
« J’ai ma voiture.
-Jun-kun, tu as trop bu pour conduire, c’est pas possible.
-Mais non, je vais très bien !
-Tu ne tiens même pas debout, tu ne prends pas ta voiture. » Trancha Mao en se levant avec grâce avant d’attraper son sac.
« Ok, ok, j’appelle un taxi. »
L’appel fût court ; en raison de l’alerte météo, toutes les compagnies de taxis étaient clouées à leurs bases.
« Merde…
-Je t’aurais bien proposé de venir avec moi mais… Je vais voir Tetsu, tu comprends… » Dit Juri.
« Tu peux venir chez moi. » Proposa Mao sans oser le regarder droit dans les yeux.
« Non, non, c’est bon, je vais trouver une solution. » Dit Jun d’une voix ferme, tout à coup tout à fait dégrisé par la situation inconfortable dans laquelle il se retrouvait.
« Ah oui ? Et quelle solution ? » S’impatienta Mao.
« Bon ok, ok, je veux bien de ton canapé. Mais euh… Va falloir faire attention aux photographes dehors.
-Les rats n’aiment pas la pluie. Je te parie un de mes poumons qu’ils sont partis depuis longtemps. »
Une fois Juri partit, les deux amis gagnèrent la voiture de Mao sans aucun flash à l’horizon. Bien que la jeune femme n’habitait qu’à quelques rues de là, ils mirent un temps infini à arriver à bon port tant les éléments se déchainaient dans le ciel tokyoïte. Mais enfin, au bout d’un bon quart d’heure, la jeune femme se gara dans une petite rue cernée de petites maisons traditionnelles.