[FIC] RPS Brassens/Brel - Gare au port d'Amsterdam !

Apr 27, 2009 18:39

 

            Ils avaient tous trois échangé des poignées de main et les premières impressions avaient circulé. Assis autour de la table, ils avaient l’air de trois spécimens endémiques soudain rassemblés au même endroit ; les réactions étaient imprévisibles. Pour briser la glace, on leur avait servi des verres d’alcool, mais ils n’étaient pas allés jusqu’à les faire cogner dans le tintement cristallin familier aux amis qui se retrouvent. Ils les avaient simplement levés à leurs santés mutuelles, un sourire affable aux lèvres. Ensuite, ils n’avaient eu qu’à se laisser porter par les questions du journaliste. Les micros, habitués à ne recueillir leurs voix que dans des élans poétiques, sonnaient plutôt incongrus à leurs bouches en face de simples déclarations. Ils parlaient de leurs arts, bien entendu, mais aussi de leurs vécus et un peu de l’air du temps. La question de Dieu avait été la première à les faire éclater de rire de concert. A ce moment-là, le journaliste avait trouvé l’unisson… Chacun avait relaté son passé honteux :

- J’ai servi la messe pendant huit ans.

- Moi j’ai été scout, j’ai été scout de France.

- Ah j’ai été scout, moi !

- Oui mais… pas d’France, toi…

- … J’ai été scout belge.

Jacques offrit un sourire d’excuse à Brassens et à son dodelinement sévère, ses grandes dents blanches brièvement découvertes.

- En fait, je suis le seul artiste français pur et dur, dans cette pièce ! Vous autres vos cœurs sont adultères : ils sont attachés à d’autres contrées. Moi seul suis vraiment fidèle à notre patrie.

Un rire amusé flotta parmi les autres. Brassens avait le ton plus ferme que dans ses chansons, plus rythmé, paradoxalement. En revanche, le timbre restait inchangé et, surtout, cette manie de rouler vertigineusement les « r » étaient tout à fait reconnaissables par moments. Jacques se retrouvait quelque peu dans cette particularité d’élocution, mais plutôt comme s’il avait affaire à une caricature de lui-même. Le lyrisme le rendait un brin ronflant, mais après tout cela participait de l’enthousiasme débridé qu’il y avait à chanter ses textes.

- Je ne sais pas ce qu’il te faut : j’ai érigé Paris en paradis, moi, protesta-t-il. Ca me déchire toujours le cœur de quitter cette ville, parce qu’on y fait souvent des rencontres qui vont vous tenailler après, tu vois ? Tu vas y trouver des personnes qui te poursuivent et que tu ne vas retrouver nulle part ailleurs. Mais cela dit, rien ne vaut l’atmosphère de la bonne Flandre venteuse, il faut le reconnaître…

Brel avait une voix grave et timide. Il était presque difficile de reconnaître le chanteur tout feu tout flammes de la Quête ou d’Amsterdam. Il paraissait, étonnamment, se mettre un peu en retrait derrière ses deux aînés, dont l’un s’empressa de l’apostropher :

- La bonne Flandre venteuse, tu parles. Tu viendras faire un tour en Toscane un de ces jours, tu ne voudras plus repartir. Mais ce n’est que t’attirer de l’autre côté du territoire français, ça… Oh pff, tu sais, les sales gens sont les mêmes partout, ça va au-delà des frontières…

Celui-là aussi avait un léger accent du sud-est mais, au contraire de Brassens, ses « r » ne roulaient pas sur le palais ; ils dérapaient contre lui sans vibrer. Ses consonnes ressortaient à l’oreille, comme pour appuyer ses dires.

- Ah Léo les latitudes chaudes c’est trop facile. Moi il me faut de la pluie à gros bouillons pour vivre une romance digne de ce nom. Sinon ça vient tout seul, ça ne prouve rien…

Jacques vit la moustache de Brassens se plisser d’amusement sans doute un peu attendri. Le journaliste saisit la balle au bond, croyant prolonger son propos de manière logique :

- Quelle place tient la femme dans votre vie ?

Toute la hiérarchie des anges passa en file indienne sur le petit studio d’enregistrement, occasionnant un cruel silence gêné dans les microphones. En définitive, les hoquets de rire hilares de Brel finirent par les chasser et Brassens sentit la situation suffisamment dédramatisée pour avouer, fataliste :

- Ca c’est une autre histoire…

Comme son confrère ne semblait pas vouloir venir davantage à son secours, il conclut lui-même :

- Je crois qu’on a tous répondu !

Un léger rire, embarrassé cette fois, parcourut le trio. Le journaliste, pour relancer le discours, affirma :

- Mais Léo Ferré, lui, est beaucoup plus catégorique : il répond non…

- Le problème c’est qu’on n’a de cesse d’arriver à la fin de l’amour, c’est-à-dire : la tendresse. La tendresse c’est la ffffin du monde, quoi. Parce qu’on est chocolat ! Quelqu’un qui est tendre, moi, je suis marron. J’suis un esclave, j’suis plus un homme… c’est tout. Voilà c’est tout, voilà, c’est tout. C’est tout. Vous comprenez ?

- Jacques Brel ?

- Moi je suis trop jeune pour parler d’tout ça, déclara-t-il tout net.

Georges rit de bon cœur et Léo s’en amusa aussi, sans se départir de cette tonalité amère qui transparaissait en lui. Ce Brel avait quelque chose d’attachant dans la pudeur naturelle qu’il affichait sur la question. Georges se demanda s’il avait peur de ne pas être assez désespéré et aigri pour être crédible auprès de ses aînés. Il tenta de nuancer :

- Je crois que sur le plan… sur ce que nous faisons nous n’avons pas tellement besoin des… Nous avons besoin des femmes comme tous les autres, d’ailleurs, vous savez très bien pourquoi on a besoin des femmes, allons, c’est pas la peine de…

- … pour faire le marché, poursuivit naturellement Brel sur même ton d’évidence que Brassens.

Ce dernier perdit son propos dans un ricanement badin. Ce jeune confrère lui plaisait bien, décidément : il avait le chic pour esquiver ce que l’on attendait de lui. Il évitait de mettre des mots sur ce qu’il ne pouvait pas formuler sincèrement, et c’était tout à l’honneur du chanteur qu’il était. Malgré cela, il gardait une espièglerie ingénue qui leur indiquait qu’il n’y avait aucune hauteur dans ce retrait. Au contraire, il invitait plutôt à venir voir ce qu’il cachait. Georges, en tout cas, s’en trouva piqué par la curiosité. Il observa :

- L’amour est une chose difficile aussi. D’ailleurs vous l’voyez bien ça ne réussit pas tellement à la plupart des gens…

- Mais y a très peu d’gens qui sont faits pour l’amour ! s’exclama alors Brel.

C’était peut-être la première fois qu’il se permettait pareille assertion depuis le début de l’entretien. Il y avait eu dans son œil une étincelle farouche qui avait surpris. Georges la considéra, cette étincelle, puis il conclut :

- La plupart si on n’leur en avait pas parlé ils y auraient même pas pensé.

Après l’interview, le trio était sorti des locaux de la radio privée et avait fait quelques pas sur le pavé de Paris. Ils rediscutaient de cette rencontre, de leurs projets dans l’immédiat et de Gainsbourg, qui perçait alors à peine en cette « année érotique ». Ferré trouvait ses compositions pas mal foutues, et Brel était assez de son avis, en un peu moins enthousiaste, peut-être. Le plus vieux fut amené à évoquer à nouveau l’idée de chanter sur scène ensemble et, au vu de la façon dont certains badauds se retournaient, incrédules, sur leur passage, nul doute qu’elle se serait soldée par un succès ! Jacques observait les réactions de Brassens, qui semblait se sentir obligé de tempérer les élans de son aîné, paradoxalement. Il se demandait ce qui pouvait occasionner cette réticence : sa gêne sous les feux de la rampe ou le détestable sentiment d’une confrontation. Lui ne s’avançait pas trop. En voyant la plaque bleue de la rue Aragon, il lança :

- Vous croyez qu’ils colleront nos noms à des rues quand on ne sera plus là pour les surveiller ?

- Les vôtres, sans aucun doute, répondit Ferré.

- Ah, tu penses qu’ils ne voudront pas de toi sur les murs ? interrogea Brassens.

- Je ferais probablement désordre au milieu de la voirie municipale. Un vrai chien dans un jeu quille, tu crois pas ? sourit-il. Moi c’que j’aimerais c’est… c’est qu’on me donne un square, basta. S’ils décidaient de me mettre quelque part ce serait un square que je préférerais, au milieu des… des arbres, là où on emmène courir les chiens, v’comprenez ? Là je serais bien.

- Tiens, justement, en voilà un sympathique là-bas en face, signala Georges en désignant un grand parc un peu plus loin. Qu’est-ce que vous diriez d’aller s’y fumer un petit clopeau ? J’n’ai pas voulu sortir ma pipe pendant l’émission de radio parce que je pensais que ça ne ferait pas très professionnel mais enfin… l’envie se rappelle à moi.

- Non, je te remercie. Ca m’aurait vraiment fait plaisir mais j’ai un rendez-vous chez un copain de longue date dans moins d’une heure alors, je vais pas pouvoir m’attarder, les informa Léo.

- Ah, alors tu veux qu’on chante ensemble et tu ne restes même pas muser avec nous ? demanda Jacques sur un ton faussement offensé.

- Faites-moi confiance, vous n’allez pas muser longtemps avec l’orage qui se prépare.

- Mais non, voyons, qu’est-ce que tu racontes, Léo ? Ca va se maintenir, souhaita Brassens en levant sa moustache vers le ciel.

- Si vous deviez boire tout ce qui va tomber, vous pisseriez jusqu’à la Noël… déclara Ferré avec un sourire plaisantin.

Il leur serra chaleureusement la main, et se promit de les contacter sans tarder pour ce projet d’affiche commune. Brel et Brassens se dirigèrent vers le square.

- L’éternel pessimiste, n’est-ce pas ? lança le premier.

- Oui, s’amusa le second. Faut pas en vouloir à Léo, tu sais, il s’est pris une sacrée claque il y a quelques mois.

- Ah bon ? Une histoire de femme ?

Ils entrèrent dans le parc côte à côte, Brel les mains dans le dos, celles de Brassens dans les poches de son épaisse veste noire. Ce dernier semblait rechigner quelque peu à divulguer l’histoire dans ses détails mais dit finalement :

- Pas qu’une histoire de femme. Il s’était harpaillé avec sa dernière et, pour se venger, elle a fait abattre un à un tous les animaux que Léo avait récupérés sur sa propriété. La Pépée, notamment, dont tu as dû entendre parler récemment.

- C’était donc ça. … Bon dieu.

- Oui, tu l’as dit.

Ils cheminaient à présent sous le couvert des arbres ; Brel sortit une cigarette.

- C’est pour ça qu’il apparaît si misogyne, alors ?

- Oh… entre autres, il n’a pas rencontré les bonnes personnes, c’est tout. Mais tu sais, misogynes, on l’est tous un peu par moments, c’est normal. Les dames en ont autant à notre service, d’ailleurs !

Jacques eut un sourire chatouillé et retira de ses lèvres le mégot qu’il n’avait pas encore allumé pour prendre la diction détachée de son compère et réciter :

- Oui mais depuis qu'Adam se fit charmer par Eve
L'éternel féminin nous emmerrrde et je rê-ve
Parfois d'aller m' faire enculer…

Les moustaches se soulevèrent à nouveau dans un bon rire gaillard et Brassens lui tapota l’épaule.

- C’est ça, Jacques, c’est exactement ça.

- Oh, depuis que je l’ai lue, celle-là, elle me revient régulièrement à l’esprit, tu peux m’croire !

- C’est vrai ? demanda l’auteur, jovial, en s’asseyant sur un banc public vert.

- Ca oui ! proclama le cadet en s’installant sur le rebord d’une petite fontaine dont l’eau sortait de la bouteille d’un poulbot. Les femmes c’est très joli mais, comme le dit Léo, tiens, ça fait bien des chichis. On se demande si on n’serait pas plus tranquilles entre nous, tiens ! Et là elles seraient bien embêtées, je te prie de le croire…

Georges sortit sa chère pipe, sa bonne pipe professorale et se la coinça entre les dents pour considérer son confrère.

- Oh un grand romantique comme toi, tu dois apprécier tous les écueils qu’elles nous tendent avant de nous laisser entrer au port !

Jacques alluma sa cigarette et répondit en secouant l’allumette :

- Le port a bon dos ! Ce que j’aimerais c’est juste pouvoir jeter l’ancre de temps en temps.

- Mais aurais-tu alors autant d’encre à jeter sur le papier, cette fois, rien n’est moins sûr ! observa Georges avec un sourire auto-indulgent en se laissant aller contre le dossier du banc, les bras croisés, pensif.

Jacques notifia la remarque d’un petit coup de tête qui repoussa ses longs cheveux teints en blond derrière l’une de ses grandes oreilles, qu’il cherchait probablement à dissimuler sous cette crinière. Il rangea sa mini boîte d’allumettes dans la poche de son pantalon et saisit le mégot entre ses doigts. C’était bien différent de ce que Georges fumait, plus léger, plus désinvolte. Son tabac à lui était immuable ; il se prenait à pleine main, se bourrait bien proprement et se calait entre les lèvres. La cigarette donnait cette petite tonalité charmeuse inattendue entre les doigts délicats de ce grand garçon aussi timide en coulisses qu’il était extraverti sur scène, avec ses mimiques et ses gestes grotesques ou grandioses. Elle s’effleurait tout juste, le temps de rendre l’extrémité incandescente et de se consumer au fur et à mesure. Ca convenait bien à un grand romantique, songea Brassens avant d’être détourné par les grands yeux noirs anxieux levés vers lui du fond des orbites marquées. Dans un réflexe stupidement commun, il regarda en l’air, pour voir descendre sur eux une pluie soudaine à travers le feuillage des arbres.

- Vieux con, tiens ! pouffa-t-il sur sa pipe. Il avait raison…

Brel leva à son tour son nez bourbonien dissymétrique, apparemment surpris.

- Tu es content, j’espère ! lui lança un Brassens acariâtre en sortant un petit parapluie de l’une des poches de sa grande veste. Maintenant tu peux vivre une romance digne de ce nom !

Jacques, toujours assis sur la fontaine, lui offrit un sourire plein, sans découvrir les dents. L’eau qui tombait en fines cordes avait commencé à tremper ses longues mèches de paille mais son clopeau rougeoyait toujours. Finalement, quand le rideau de pluie eut achevé de l’éteindre, il se leva pour le balancer dans une poubelle et vint s’asseoir aux côtés de Georges.

- Les gros bouillons mais avec modération, c’est ça ? railla gentiment le Français.

- Je n’ai pas de raison de rester dessous pour l’instant, déclara Jacques. Tu m’offres un petit coin de parapluie, confrère ?

- De toute façon, tu es déjà tout mouillé.

Brassens partagea cependant la mince toile de son pépin, les tassant tous deux sur le banc.

- Je t’ai apporté des bonbons, tenta Brel pour l’amadouer en sortant quelques caramels durs du fond de sa poche.

- Ah non, ce n’est pas comme ça que ça marche, refusa l’autre. Tu es censé me donner un petit coin de paradis en échange.

Jacques haussa les épaules et engouffra une confiserie ; puis il pressa ses lèvres tout contre la moustache de Georges et le caramel dans sa bouche. Il en reprit ensuite un autre sans se soucier du regard éberlué écarquillé sur lui sous les sourcils broussailleux. Pour la seconde fois, il se permit un ton catégorique :

- Mais un coin de paradis sans bonbon serait comme un baiser sans moustache.

2009, rating : g, fanfic, fandom : rps, artiste : la_halfeline, yaoi

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