Titre : La dame en rouge
Auteur : Chester (Participant 3)
Pour : Cornelius (Participant 28)
Fandom : Contes de fées
Persos/Couple : Sandrine de Coutel, Pierre, des villageois, quelques domestiques
Rating : K+
Disclaimer : Domaine public pour le conte de Barbe-Bleue, les personnages sont à moi.
Prompt : Contes - Barbe-bleue - J'aimerais bien voir une version où le sexe des participants est inversé - où l'équivalent de "barbe-bleue" serait une femme (pas besoin qu'elle ait une barbe, bien sûr) qui a tué ses anciens maris, et où la fiancée deviendrait un fiancé. Ca n'a pas besoin d'être très sanglant, tu peux aussi prendre un ton plus symbolique pour les assassinats...
Il pleuvait. Il semblait au voyageur qu’il n’avait pas cessé de pleuvoir depuis qu’il avait quitté le domaine familial en pleine nuit, comme un voleur. Pour un peu il aurait commencé à croire aux racontars des villageois qui affirmaient que sa mère était une sorcière. Peut-être avait-elle lancé sur lui la malédiction de la pluie perpétuelle. A tout prendre, cependant, il préférait encore cela au destin qui l’avait attendu s’il était demeuré au château. Quelque chose entre la marionnette et l’étalon reproducteur. Au moins ce soir, il était libre. Trempé jusqu’aux os, affamé, gelé, mais libre. Et devant lui brillaient les lumières rassurantes signalant la présence d’une auberge. Un bon feu, des habits secs et de quoi se remplir l’estomac, il n’en demandait pas davantage pour sa soirée.
Il attacha à l’un des anneaux scellés dans le mur sa monture au poil luisant d’eau puis poussa le vantail de bois noirci de crasse et de fumée qui s’ouvrait sur le devant du bâtiment. L’odeur de viande rôtie lui fit monter l’eau à la bouche. La vaste pièce principale disposait d’une cheminée à chaque extrémité ainsi que d’un comptoir derrière lequel une femme imposante vêtue d’une robe en velours bleu délavé lui jeta un regard peu amène.
- Bonjour, lança le voyageur d’une voix qui se voulait assurée malgré ses irrépressibles tremblements. Je désire une chambre pour la nuit ainsi qu’un souper pour ce soir.
- On paye d’avance, déclara la matrone d’un ton sec.
Fouillant dans ses poches remplies d’eau, le futur client parvint à en extraire une bourse de cuir dont le contenu lui arracha une grimace. Il étala sur le comptoir la totalité de ses possessions avant d’adresser un regard suppliant de chaton en détresse à la femme en bleu.
- Pour ce prix-là, tu pourras coucher dans le grenier à foin et disposer d’une assiette de soupe.
Elle ne devait pas aimer les chats, songea le voyageur en baissant le nez d’un air piteux. Un rire gras retentit à une table derrière lui. Il éprouva l’envie subite de retourner l’assiette de soupe du client railleur sur son crâne chauve mais il devait se rendre à l’évidence : avec sa taille qui dépassait à peine du comptoir et son gabarit qui tenait davantage du moineau que de l’ours brun, il ne faisait pas le poids dans un éventuel conflit. Serrant les dents, il saisit ses affaires et se dirigea vers l’étable. Au moins, se dit-il pour se consoler, il pourrait aisément surveiller sa monture, dans l’écurie. Et lorsqu’il aurait achevé sa croissance et gagné quelques muscles à parcourir les routes, il se vengerait de toutes les couleuvres qu’on lui avait faites avaler.
Lorsqu’il revint dans la grande salle, vêtu de sec et prêt à ingurgiter une marmite entière de soupe et la cuisinière avec, il remarqua que l’atmosphère avait changé du tout ou tout. Beaucoup de clients étaient sortis en dépit du temps épouvantable, quant à ceux qui restaient, ils baissaient les yeux sur leur assiette, leur pinte de bière ou leurs cartes à jouer dans un effort visible pour ne pas se faire remarquer. Le voyageur alla s’asseoir près de la cheminée de gauche avant de scruter la salle à la recherche du responsable de cette attitude surprenante.
Il ne mit guère de temps à le ou plutôt la repérer. Assise à une table au centre de la pièce, toute de rouge vêtue, elle promenait sur l’assemblée un regard de prédatrice. Lorsque le voyageur croisa ses yeux d’un brun profond aux reflets pourpres, il resta fasciné comme le lapin devant un renard.
La femme se leva dans un froufrou de jupons de soie pour venir s’installer face à lui. Il perçut le soupir de soulagement général dans son dos : la foudre était tombée ailleurs, pour cette fois.
- Quel est votre nom, jeune homme ?
Elle avait une voix grave, mélodieuse, qui donnait envie de s’y noyer. Le voyageur réfléchit frénétiquement au patronyme le plus anodin qu’il pût trouver - il ne doutait pas du zèle maternel à récupérer sa progéniture en fuite.
- P… Pierre, bégaya-t-il enfin. Pierre Thomas, madame.
- Comme c’est charmant. Et que venez-vous faire par ici ?
Nouveau creusement de cervelle de la part du faux Pierre. Il savait faire beaucoup de choses : chasser, se battre à l’épée, danser, jouer aux jeux de société, soutenir une conversation en faisant semblant de tout connaître sur tous les sujets, mais il ne lui semblait pas qu’aucun de ceux-ci convienne à un emploi populaire.
- Je… Je suis écrivain public itinérant, débita-t-il d’un trait, fier d’avoir trouvé une compétence capable de lui assurer une forme de subsistance.
Son précepteur avait toujours affirmé qu’il écrivait comme un cochon, mais ce serait toujours suffisant pour envoyer une lettre d’amour à la grande Berthe de la part de son Nicolas.
La femme battit des mains, ravie.
- Quelle coïncidence ! Je cherchais justement un scribe pour m’aider à rédiger la généalogie de ma famille.
Pierre tiqua au mot « généalogie ». Sa mère n’avait eu que celui-ci à la bouche, avec les fâcheuses conséquences qui en avaient découlé pour lui.
- L’emploi vous conviendrait-il ? Vous seriez nourri, logé, blanchi et je vous verserai en sus deux mille couronnes par mois pour vos frais.
Pierre manqua s’en étrangler avec sa soupe. Même l’intendante de son palais natal ne touchait qu’un salaire de mille huit cent couronnes par mois - du moins officiellement.
- C’est trop ! protesta-t-il avant de se mordre la lèvre.
Après tout, si l’autre folle voulait dilapider sa fortune de cette façon, pourquoi n’en profiterait-il pas ? J’attrape la mentalité d’un vagabond, songea-t-il mélancoliquement.
- J’insiste. Cette tâche est importante pour moi.
Un reste de méfiance le poussa à réclamer le nom et le lieu de résidence de sa future employeuse.
- Je m’appelle Sandrine de Coutel, mais ici tout le monde me surnomme la veuve Barbe Bleue, rapport à une particularité capillaire de mon défunt époux, paix à son âme. Mon manoir ne se trouve pas très loin, à deux lieues environ. Si vous aimez la tranquillité, il vous plaira : la forêt d’un côté, la rivière de l’autre et tout le confort sur place.
Ma mère n’ira jamais me chercher là-bas, songea Pierre. Il décocha son plus beau sourire à la dame Coutel avant de déclarer :
- J’accepte.
La servante qui leur portait un pichet d’eau envoya celui-ci se fracasser sur le sol. La femme en rouge ne lui prêta aucune attention, mais Pierre capta du coin de l’œil l’expression affolée et pleine de commisération de la jeune fille.
- Mon carrosse attend dehors, si vous voulez bien me suivre…
Lorsqu’il se dirigea vers l’écurie pour récupérer son maigre bagage et son cheval, la servante lui barra le chemin.
- N’y allez pas monsieur ! On raconte des choses au sujet de cette femme… Elle a eu trois maris et personne ne sait ce qu’ils sont devenus. Et je vous fais grâce des voyageurs de passage. Monsieur, vous êtes trop jeune pour mourir.
Pierre pesa un instant le pour et le contre, mais l’attrait d’une solde confortable, dans un endroit où il disposerait d’une vraie chambre avec, luxe suprême rêvait-il, une cheminée, l’emporta.
- Je vous promets d’être prudent, assura-t-il pour réconforter la jeune fille qui lui retourna un regard noir.
- C’est ce qu’ils disent tous, marmonna-t-elle en tournant les talons.
Pierre fut tenté de lui courir après pour lui demander de passer la nuit dans le foin avec lui - il aurait pu s’y faire dans ces conditions - mais un carillon impatient le rappela à son engagement. Il sortit de l’écurie, tendit son sac au cocher qui le saisit d’un air dégoûté avant de le fourrer dans le coffre arrière, attacha son cheval à un anneau sur le côté et s’engouffra à l’intérieur du carrosse. Au moins il n’y pleuvait pas et les sièges de velours rouge offraient un meilleur confort qu’il n’en avait jamais connu.
C’est sûr, ma mère ne viendra jamais me chercher là, songea-t-il lorsqu’ils parvinrent aux portes du manoir. Ils avaient suivi un long chemin boueux à travers les pâturages avant de traverser la rivière sur un pont de bois branlant. Aucun voisin visible à des kilomètres à la ronde. La demeure elle-même, cependant, affichait un luxe coquet. Jardin soigneusement entretenu, allée de graviers ratissés, rideaux rouges aux fenêtres astiquées. Un majordome vint leur ouvrir la porte, premier d’une longue domesticité.
- Monsieur Thomas est mon invité, Sébastien, indiqua la maîtresse des lieux. Veille à lui faire préparer une chambre confortable ainsi que tout le nécessaire pour écrire.
- Bien, madame.
Pour Pierre qui avait vécu toute sa vie dans un château régenté par une folle, le changement était appréciable. Pas de cris, d’agitation, ni de remue-ménage. Le calme lui plaisait déjà. Il tomba immédiatement amoureux de la chambre qu’on lui avait attribuée, dans l’une des tourelles d’angle. Un lit sans ostentation mais confortable occupait l’un des murs, un bureau muni d’une écritoire celui à l’opposé. De la fenêtre il avait vue sur la rivière, le pâturage devant, la forêt sur la gauche et le chemin sur la droite. Et même si l’écarlate n’était pas sa couleur favorite en matière de décoration, il apprendrait très bien à faire avec.
Les premiers jours coulèrent dans une douce quiétude. Chaque matin, madame de Coutel le convoquait pour lui dicter ses mémoires, l’après-midi il se retrouvait libre. Il arpentait avec plaisir le parc et les alentours avant de revenir piller l’imposante bibliothèque. Pour la première fois de sa vie il ne se trouvait plus soumis à aucune obligation en matière de vie sociale, et profitait à fond de sa liberté. Certes, il manquait un peu de compagnie, les domestiques ne s’exprimant pas autrement que par demi syllabes. Mais on ne l’avait pas élevé pour faire la causette aux femmes de chambres, et il s’en passait fort bien. De toutes façons, la conversation de son hôtesse se révélait toujours passionnante et même s’il était visible qu’elle souhaitait le mettre dans son lit, il avait jusqu’ici réussi à l’éviter sans que leur relation n’en pâtisse.
Il commençait à se féliciter de ne pas avoir écouter les avertissements de la fille de l’auberge, lorsque la maîtresse des lieux lui annonça un matin qu’elle partait en voyage.
- Je te confie le manoir, expliqua-t-elle en lui remettant un lourd trousseau de clés. Tu peux te rendre n’importe où, à l’exception de la petite porte noire sous l’escalier ouest : pour celle-ci, ne l’ouvre jamais.
Le ton menaçant sur lequel avait été prononcé le « jamais » fit broncher Pierre, mais il accepta néanmoins les clés en souriant et en promettant de ne jamais toucher à la petite porte noire. Je tiens deux ou trois mois histoire de faire mon pécule, et après je me casse, songea-t-il.
Cependant, une fois la dame partie, les domestiques commencèrent de l’éviter et il s’ennuya très rapidement. Il passa plusieurs fois devant la porte noire. Sa clé n’était pas bien difficile à repérer sur le trousseau : il s’agissait de la seule serrure dorée de la maison. La curiosité commença de le dévorer. L’avertissement de la fille de l’auberge tournait en rond dans son esprit. Et si Sandrine de Coutel dissimulait effectivement un terrible secret ?
Une nuit, il n’y tint plus, et descendit à pas de loups jusqu’au rez-de-chaussée. Sans allumer la mèche, il se glissa jusqu’à la porte noire, tourna la clé dans la serrure. Une odeur âcre le prit à la gorge lorsqu’il poussa le battant, il avança cependant avant d’enflammer la bougie. Il manqua aussitôt la lâcher en hurlant de terreur : tout autour de lui, des corps nus d’hommes embaumés se trouvaient suspendus aux murs. L’un deux arborait une barbe teintée de bleu. Tous portaient une profonde blessure à la gorge.
Il souffla la bougie, recula, ferma de nouveau la porte à clé et sans prendre la peine de s’habiller ni de se chausser, voulut se rendre aux écuries. Mais alors qu’il parvenait à la porte latérale donnant sur celles-ci, une silhouette lui barra le passage. Il laissa échapper un glapissement de terreur. Sans un mot, le majordome lui désigna les escaliers qui menaient à sa chambre. Il voulut courir à la porte principale, mais un valet de pied se tenait devant, lui indiquant les escaliers dans le même geste muet. Il tenta de le bousculer pour passer quand même : un coup violent vint le frapper à la nuque et il perdit connaissance.
Il rouvrit les yeux dans sa chambre avec un solide mal de tête. Sans illusions, il se dirigea vers la porte : fermée à clé. Quant à la fenêtre, elle était trop haute pour qu’il pût songer à sauter sans se rompre le cou. Vers midi, deux domestiques lui apportèrent à manger avec cet avertissement.
- Notre maîtresse statuera sur votre sort à son retour.
Il ne lui restait plus qu’à contempler, par la croisée, l’herbe des pâturages qui verdoyait au bord de la rivière et le chemin qui poudroyait au soleil revenu. Il en vint même à se dire qu’il aurait du écouter sa mère.
Le lendemain au soir, il vit le carrosse de son hôtesse s’avancer sur le chemin et sentit son cœur se serrer. L’heure de la fin était-elle donc venue ? Ce fut avec angoisse qu’il entendit les éclats de voix au rez-de-chaussée, puis le bruit de deux pieds chaussés de hauts talons dans l’escalier. Il entassa contre la porte le plus de meubles qu’il pût, sachant que cela ne lui procurerait qu’un répit temporaire. Madame Coutel braillait déjà en frappant l’huis : « Ouvrez ! » lorsqu’il devina quelque chose qui s’avançait sur le chemin que l’ombre commençait à noyer. Un masse noire indistincte qui au fur et à mesure se révéla être une troupe de villageois. Il se pencha du plus qu’il en fut capable à la fenêtre, adressant aux arrivants de grands signaux de détresse. L’heure n’était plus à la fierté mal placée.
Madame Coutel redescendit, voulut chasser les importuns. Son numéro de « je fais ce que je veux chez moi » était toutefois nettement décrédibilisé par les cris de Jean à sa fenêtre. Les villageois ne l’écoutèrent pas. Devant les pics, pioches et autres fourches qu’ils arboraient, les domestiques décidèrent soudain de se réfugier dans une prudente neutralité. Un petit groupe parvint jusqu’à la tour, délivra Pierre. Celui-ci se fit un plaisir de leur montrer la pièce derrière la petite porte noire et son sinistre contenu. Dans l’intervalle, la propriétaire des lieux tenta de prendre la poudre d’escampette, mais en courant sur ses talons hauts, elle fit un faux pas et se rompit le cou. Les domestiques furent invités à aller se chercher une place ailleurs, quant au manoir il fut brûlé avec tous les cadavres.
Pierre rentra au village un peu penaud et plein de reconnaissance pour les habitants, la jeune servante de l’auberge en particulier. C’était elle qui avait convaincu ses concitoyens peu enclins à se mêler des affaires d’une aussi redoutable personne de ne pas abandonner le si gentil et si jeune étranger à son sort. Il lui aurait bien prouvé sa gratitude d’une façon un peu plus intime si sa mère, la matrone de l’auberge, n’avait pas veillé sur les intérêts de ta fille.
- Vous avez un emploi, jeune homme ?
Pierre ricana intérieurement en imaginant la tête que ferait la brave femme s’il lui répondait qu’il était prince. La confrontation avec sa mère pourrait même être amusante, surtout s’il annonçait avoir épousé une fille d’auberge. Mais il tenait davantage à sa liberté qu’à une courte partie de rigolade, aussi répondit-il :
- Scribe.
Au moins avait-il fait la démonstration de ses talents auprès de madame de Coutel, même si l’issue de son premier emploi avait été malheureuse. La matrone lui déclara que le village était trop petit pour ce genre d’activité, qu’il ferait mieux d’aller chercher fortune ailleurs. Pierre regretta bien un peu sa gentille servante, mais après l’aventure avec la dame en rouge, il ne se sentait pas d’humeur à reprendre tout de suite compagne. Un des domestiques avait révélé que Sandrine de Coutel aimait égorger ses amants dans le feu de la première consommation de l’acte. Pierre ne se félicitait que plus d’avoir su résister.
Lorsqu’il reprit la route par une matinée enfin ensoleillée, il se promit de ne plus jamais accepter d’invitation particulière. Après tout, lorsqu’on savait l’arranger d’une certaine façon, le foin pouvait être très confortable.