Titre : L’ami invisible (Partie 2)
Auteur : Alegría (Participant.e 9)
Pour : L'esprit de l'eau (Participant.e 5)
Fandom : Kirikou
Persos/Couple : Kirikou/Karaba
Rating : K
Disclaimer : Kirikou appartient à Michel Ocelot
Prompt : L’ami invisible. Je te propose une petite divergence canonique depuis à peu près le début du film. Kirikou accepte de se faire passer pour un chapeau magique et devient un peu malgré lui le confident de Karaba (se prend-elle au jeu ou est-elle vraiment dupe, à toi de décider ?) qui lui confie sa souffrance intérieure. Il éprouve silencieusement de l’empathie pour cette dame qui a très mal, se sent très seule et ne parvient à vivre avec les autres qu’en faisant régner la terreur. Il parvient évidemment à s’échapper mais sa relation avec Karaba est changée : elle le considère, un peu malgré elle, comme un ami et se sait jalouse de lui. J’aime l’idée que Kirikou œuvre pour que Karaba devienne une meilleure personne et qu’ils coopèrent plutôt : l’antagonisme viendrait davantage des tourments que Karaba a infligé au village et des villageois bornés qui se refusent à lui laisser la moindre chance. Bonus si elle ne peut pas défaire ses mauvais enchantements et doit apprendre à devenir meilleure pour le faire. Double bonus si Kirikou et Karaba vont main dans la main voir le sage de la montagne en guise de parcours de pénitence pour cette dernière ? Triple bonus s’ils finissent en couple, une fois que Kirikou a vécu sa croissance magique.
Notes : Mille mercis pour cette idée de prompt auquel je ne pouvait pas ne pas tenter de répondre ! Il y avait beaucoup de choses dans ce prompt et j’ai manqué de temps pour tout utiliser, mais je vais essayer de lui donner la suite et fin que tu attendais dans l’avenir, parce que Karaba a le droit à sa fin heureuse.
Quelques jours après la révélation concernant le chapeau soi-disant magique, le fétiche sur le toit poussa un cri d’alerte qui fit relever la tête à Karaba. Celle-ci essayait de tromper son ennui et sa morosité en contemplant les bijoux des villageois, en vain. La vision de l’or froid et brillant ne semblait plus apaiser le feu brûlant de sa colère. Depuis le départ de Kirikou, la case de Karaba lui semblait bien triste et bien vide, mais elle aurait préféré se frapper de sa propre lance empoisonnée que de l’avouer à voix haute.
-Que se passe-t-il, fétiche ?
-Maîtresse vénérée ! L’enfant Kirikou est sur la route des flamboyants. Il approche de ta case. Il tient un bol sur sa tête.
Karaba replaça furieusement le couvercle sur le panier et s’approcha de la porte, les mains placées sur ses hanches, sans ordonner à ses fétiches de l’ouvrir, comme si elle pouvait intimider Kirikou à travers l’épaisse porte. Pendant un long moment, se tenir là sans rien faire paru lui suffire, mais la curiosité finit par être plus forte.
-Et bien ?, cria-t-elle au fétiche. Que fait l’enfant Kirikou ?
-Il approche toujours de ta case. Il s’arrête à dix pas de la porte. Il pose son bol par terre. Il s’assoit à côté. Il attends.
-Et bien, qu’il attende. Karaba la Sorcière seule décide si elle veut parler à ceux qui la sollicitent.
Elle fit demi-tour et se replongea dans sa contemplation silencieuse de son trésor. Le fétiche répondit par un hochement de tête que Karaba ne pouvait voir, et reprit sa surveillance de l’enfant. Kirikou était arrivé en milieu de matinée. Le soleil monta à son zénith, chauffant terriblement la terre noire et craquelée autour de la case de Karaba, puis commença à redescendre par-delà la montagne, projetant une ombre inquiétante jusqu’à la minuscule forme de l’enfant assis par terre. Pendant tout ce temps, l’enfant ne bougea pas d’un cil. Il resta assis calmement, les mains posées sur ses genoux.
De l’autre côté de la porte, Karaba ne bougeait pas non plus. Les poings serrés sur ses genoux, elle contemplait l’or froid des femmes du visage. Son regard de haine brûlant aurait presque pu les faire fondre. Et dans son esprit, c’était le village tout entier qui flambait en punition pour ce qu’il lui avait infligé. Elle se disait qu’elle n’avait que trop longtemps repoussé l’inévitable et qu’il était temps de parachever sa vengeance. Des plans se dressaient tous seuls dans sa tête. Karaba enlèverait les enfants du village pour les transformer à leur tour en fétiches et laisser leurs mères les pleurer comme elles avaient pleuré leurs frères et leurs maris. Elle leur rendrait la source, mais seulement pour l’empoisonner. Elle ferait se flétrir les arbres du marigot et assécherait celui-ci. Elle...
-Oh, puissante maîtresse !, cria le fétiche sur le toit. L’enfant Kirikou se lève. Il regarde dans son bol. Il prend une noix de cola. Il se rassoit et la mange.
Karaba se leva et envoya d’un coup de pied rageur le panier tomber au sol. Les colliers et les bracelets dont il était gorgé volèrent de tous les côtés de la pièce. Elle allait… Ses plans lui échappaient des doigts comme l’eau de la source échappait aux villageois. Elle en trembla de rage. Depuis le départ de Kirikou, la fureur, sa deuxième vieille compagne avec la douleur, avait prit une autre tournure. Elle lui laissait comme un goût aigre dans la bouche. Karaba détestait ça. Cela la faisait se sentir désagréablement fragile, comme cela ne lui était pas arrivé depuis qu’elle avait commencé à maîtriser les pouvoirs que l’épine empoisonnée dans son dos lui avait donné.
-L’enfant repart, vénérée maîtresse !, reprit le fétiche après qu’une heure supplémentaire se soit écoulée. Il laisse son bol derrière lui. Il va vers le village.
-Préviens-moi quand il y sera parvenu. Et continue de le surveiller, en permanence ! Je veux être informée dès qu’il met un pied hors du village. Non. Dès qu’il sort de sa case. Oublie le guerrier, c’est Kirikou sur qui tu dois porter toute ton attention.
-Oui, puissante maîtresse.
-Et que les fétiches me ramènent ce bol.
La porte s’ouvrit pour laisser passer deux fétiches qui se précipitaient pour lui obéir. Karaba se pencha pour regarder le contenu du bol qu’ils lui ramenèrent et poussa un cri outragé.
-Jetez-moi ça dehors !
Comment osait-il lui faire un présent, ou, pire l’humilier en remboursant les quelques provisions qu’il avait mangé quand il avait envahi sa demeure ? Elle aurait du l’empaler sur sa lance !
Pendant qu’elle criait tout son content, les fétiches exécutèrent son ordre avec empressement. Le bol se fracassa au sol, éparpillant son contenu tout autour de la case. Les fruits s’écrasèrent sur le sol, les noix de cola roulèrent dans toutes les directions. L’une d’entre elle roula jusque dans la case de Karaba. La sorcière la renvoya dehors d’un coup de pied et ordonna aux fétiches de refermer la porte.
Le silence revint dans la case, plus maussade que jamais. Kirikou n’étant pas là, Karaba jeta un regard noir aux débris du chapeau qui tapissaient la case. Elle aurait sans doute du les faire jeter ou brûler depuis longtemps par un de ses fétiches, mais ne semblait pas parvenir à y s’y résoudre. Kirikou n’était peut être qu’un enfant et un minuscule désagrément comparé à sa puissance, mais il était parvenu à lui jeter une sorte de maléfice auquel Karaba ne comprenait pas grand-chose. Elle aurait voulu le haïr pour ça, mais n’y parvenait pas plus qu’à faire disparaître les restes du chapeau ou à ordonner à ses fétiches de raser le village. Elle se consolait en se disant que tôt ou tard, l’étrange sortilège qu’il semblait lui avoir jeté se lèverait de lui même.
Ce jour là, la vengeance de Karaba serait terrible. Avec un sourire mauvais, Karaba ordonna à ses fétiches de ramasser l’or éparpillé dans toute la case.
Quels que soient ses espoirs du contraire, Kirikou ne laissa pas Karaba tranquille. Il revint les deux jours suivants, sans offrande heureusement, ou Karaba serait sortie pour l’écraser tel l’ennuyant insecte qu’il était. Elle ne voulait ni de ses offrandes, ni de sa sollicitude. Elle ne voulait rien avoir à faire avec lui, ni maintenant, ni jamais. Il l’avait trompée, abusée, amadouée. La mort seule devrait récompenser de tels crimes. Sa porte resta close pour lui, et tant pis si cela forçait Karaba à rester à l’intérieur comme une prisonnière.
Le troisième jour, Karaba réalisa que le soleil était déjà à son zénith et que le fétiche sur le toit ne lui avait donné aucune nouvelle de Kirikou, ce qui signifiait qu’il était toujours au village et qu’il avait renoncé à venir la voir. Son renoncement la rendit tout aussi furieuse que son insistance des jours précédents. Sur sa demande, le fétiche sur le toit l’informa que Kirikou suivait sa mère et l’aidait à ses tâches domestiques. Karaba renifla d’un air méprisant. Quelques jours plus tôt, il suppliait presque Karaba de faire son éducation sur tous les sujets auquel il pouvait penser, et maintenant il lavait les écuelles de sa mère et l’accompagnait au marigot pour chercher de l’eau comme un fils obéissant, buvant ses paroles comme si elle possédait même un doigt de la sagesse de Karaba. Décidément, cet enfant avait bien mauvais goût. Karaba envisagea d’envoyer sa pirogue magique pour attaquer les enfants qui jouaient dans les eaux du marigot ou Kirikou lui-même, afin de lui apprendre le danger qu’il y avait à ignorer Karaba la sorcière, mais elle y renonça, sans trop savoir pourquoi.
Elle voulait punir Kirikou. Elle voulait que ses fétiches le traînent jusqu’à chez elle et le punir. Elle ne voulait plus jamais le voir, ni rien avoir à faire avec les villageois. Rien que penser à l’enfant lui soulevait le cœur. Il avait dit être son ami, et voilà comment il la récompensait, en la trompant puis en l’abandonnant ! L’amitié. C’était un poison de la pire espèce. Karaba se serait frappée d’avoir presque pu croire aux offres du chapeau, mais celles-ci n’étaient pas aussi désintéressées que Kirikou avait voulu le faire croire.
Il fallait que Karaba le détruise pour le punir de cette tromperie et des tourments intérieurs qu’il lui causait à présent. Mais alors, pourquoi restait-elle là dans sa case sans prendre aucune mesure de rétorsion ? Étrange. Depuis qu’elle avait commencé sa campagne de destruction du village honni, son cœur et son esprit n’avaient tremblé, jamais ils ne s’étaient détourné de son vœu de vengeance. Mais voilà qu’à présent elle semblait incapable d’agir et qu’elle se contentait de regarder les murs de sa case avec abattement.
Le quatrième jour, le fétiche l’informa que l’enfant Kirikou venait de quitter le village, seul. Karaba hocha la tête, étrangement satisfaite d’apprendre qu’il revenait la voir. Elle aimait qu’on la laisse seule, mais pas qu’on l’ignore.
-Dis-moi quand il approche, ordonna-t-elle au fétiche. Peut-être consentirais-je à le voir aujourd’hui, s’il se montre suffisamment contrit.
-Oh, puissante maîtresse, cria le fétiche en réponse d’une voix presque tremblante. L’enfant Kirikou ne vient pas vers toi. Il va vers la source maudite.
Karaba renifla avec amusement.
-On dirait que ce petit garçon en a assez de faire des allez-retours pour sa mère. Il va vite découvrir qu’il n’y a aucun espoir que la source reprenne vie un jour. Voilà qui devrait lui donner une bonne leçon d’humilité dont cet enfant à fort besoin.Continue de le surveiller et préviens-moi quand il rentre au village.
-Il ne rentre pas au village, répondit le fétiche après un court silence. Il entre dans la source maudite.
-Quoi ?
Le cœur de Karaba fit trois tours dans sa poitrine. C’était impossible. Kirikou n’avait pas pu concevoir un plan aussi stupide. Karaba savait ce qui se cachait à l’intérieur de la source. Ce n’était pas elle la responsable, mais savoir la source bouchée et les villageois condamnés à souffrir de la soif lui mettait toujours du baume au cœur quand la douleur l’empêchait de dormir, tout comme le fait de connaître un secret ignoré des villageois, car tout ce qui lui donnait du pouvoir sur eux lui plaisait. Mais maintenant…
Quand Kirikou sortit de la source, Karaba poussa un soupir de soulagement et s’en voulut aussitôt. Elle n’était pas censé ressentir quelque chose pour cet enfant sorti du ventre d’une villageoise insipide, complice de ceux qui lui avaient fait tant de mal, pire, pour un enfant qui s’était amusé à la tromper dès le jour de sa naissance. Et à présent, voilà qu’elle s’inquiétait comme si l’enfant méritait qu’on se préoccupe de lui. Mais maintenant qu’elle s’en rendait compte, Karaba allait réprimer ces sentiments. Kirikou était son ennemi, parce qu’il était du village. Rien ne changerait jamais rien à cette situation.
Sa résolution tint jusqu’à ce que le fétiche lui apprenne que Kirikou était à nouveau rentré dans la source, armé d’un tison brûlant. Karaba se tordit les mains, remplie d’appréhension tout au long de l’avancée de Kirikou à l’intérieur de la roche. Elle regrettait que le fétiche ne puisse voir à l’intérieur et l’avertir du moment fatal où Kirikou périrait, noyé. Elle regrettait de ne pouvoir rien y faire et priait pour qu’il renonce, malgré sa fraîche résolution.
Comme la grosse femme, Karaba poussa un cri quand l’eau jaillit de source, mais là où la villageoise poussa un cri de soulagement, celui de Karaba fut un cri d’angoisse. La renaissance de la source signifiait la mort de Kirikou.
-Brave enfant, murmura-t-elle en tombant sur ses genoux. Stupide enfant. Ils ne méritent pas ton sacrifice.
Karaba ne devrait pas s’attrister de sa mort. Il était son ennemi, et personne qui avait trompé Karaba la sorcière ne pouvait être autorisé à vivre et à propager son histoire. Au contraire, elle devrait être heureuse de voir Kirikou mort pour avoir essayé de sauver des villageois qui méritent pire encore qu’une source tarie. Elle n’était peut être pas à l’origine de son assèchement, mais elle allait devoir trouver un moyen de la tarir à nouveau, ou de la corrompre et de la rendre impropre à toute utilisation. L’espoir des villageois était un poison pour elle.
De nouveaux cris de peur et d’angoisse lui parviennent, portés par le vent. Ils proviennent de la direction de la source.
-Quel est ce bruit ?, demanda-t-elle au fétiche d’une voix lasse en s’attendant au pire.
-Ce sont les villageois. L’eau s’est tarie à nouveau.
Un rire sincère échappa à Karaba. Elle ne savait pas à quoi elle devait ce miracle, mais elle était prête à tout faire pour remercier celui à qui elle devait le malheur renouvelé des villageois. Ils n’auraient pas du se féliciter du renouveau de la source, pas quand elle leur venait du sacrifice de Kirikou.
-Puissante maîtresse !, reprit immédiatement le fétiche. L’eau coule à nouveau. L’enfant Kirikou est sortit de la source.
-Vit-il ?
-Je ne sais pas, puissante maîtresse. Il ne bouge pas. Sa mère est là. Elle le prend dans ses bras. Elle le pose sur ses genoux et elle chante en caressant son dos. L’enfant Kirikou tousse et se redresse. Les villageois dansent dans l’eau de la source, et ils chantent. L’enfant Kirikou arrose ses petits camarades.
-Tais-toi !
Le vent apportait les échos de la chanson à Karaba, comme pour la narguer. Elle fit volte face et ordonna qu’on referme les portes de sa case, mais la joie des villageois, cette joie si peu méritée, se faufilait quand même à l’intérieur pour la suivre. Des larmes de rage se mirent à couler sur ses joues, et elle maudit le nom de Kirikou jusqu’à ce que sa gorge lui fasse tellement mal qu’elle ne put plus que tomber sur le sol, pantelante. Elle haïssait cet enfant de toutes ces forces. L’épine enfoncée dans son dos envoyait des pulsassions de douleur dans tout son corps, si fortes que Karaba en avait la nausée. Enfin, l’enfant avait réussi par ses actions à faire ce qu’elle n’avait pas réussi, ranimer la haine dans son cœur. À présent, Karaba ne souhaitait plus que sa mort.
Au lieu de se remettre de son épreuve, l’enfant Kirikou revint patienter devant sa case dès le lendemain. Karaba ne lui ouvrit pas. Elle resta à l’intérieur, à broyer du noir et à assimiler sa trahison. Il semblerait que même enfants les hommes aient la trahison chevillée à l’âme. Si Karaba avait été plus honnête avec elle, peut être aurait-elle reconnu qu’il ne pouvait la trahir puisqu’il n’avait jamais prétendu la servir. Il lui avait menti, certes, mais n’avait jamais prétendu pouvoir être plus que son conseiller, et un conseiller bien ignorant du monde en plus. Cependant, Karaba n’était pas prête à lui trouver la moindre excuse pour son comportement.
Toute la journée, se disputèrent en elle le soulagement de savoir l’enfant en vie et la rage qu’il ait bouleversé ses plans. L’eau revenue, les villageoises pouvaient espérer attirer de nouveaux hommes pour peupler le village et les défendre, ou cultiver leurs champs où les plantes s’étaient depuis longtemps racornies. Avant que Karaba ne détruise leur harmonie, ces terres avaient été parmi les plus fertiles de la brousse, leurs bois, parmi les plus touffus et leurs eaux parmi les plus poissonneuses. Tant pis. Tant mieux. Si de nouveaux hommes venaient, ils subiraient le même sort que les autres. Aucun homme ne valait plus que ceux que Karaba avaient chassé.
Comme les autres jours, Kirikou repartit peu avant le crépuscule, laissant une nouvelle offrande de fruits derrière lui. Karaba lui en voulu autant pour son départ que pour sa pitoyable offrande. Gardée éveillée par la douleur, elle rumina toute la nuit jusqu’à décider d’ignorer l’enfant et de reprendre ses plans où elle les avait laissés. Le village n’avait pas fini de payer ce qu’il lui devait.
La satisfaction de semer bientôt la mort au village permit à Karaba de bien dormir pour la première fois depuis plus d’une semaine. Au matin Karaba prit son courage à deux mains et sortit de sa case. Elle haïssait abandonner la protection de ses murs de pisé, mais elle n’avait pas le choix. Elle partit à grand pas vers la forêt, son sac passé autour de la taille, et sa lance à la main. Sur son passage, les feuilles des arbres tombaient, les fleurs se desséchaient et l’eau se troublait. Karaba n’en avait cure. Tout arbre qui mourrait ne donnerait plus d’ombre aux villageois. Toute fleur qui tombait ne nourrirait pas les mêmes villageois déjà affamés par les privations. Quand à l’eau, ils ne pouvaient se plaindre, puisqu’ils avaient récupéré leur bien-aimée source. Pour l’instant. Mais Karaba allait régler ce problème.
Au pied d’un arbre, Karaba repéra ce qu’elle cherchait, des fleurs de datura d’une blancheur exquise, qui, elles, ne se flétrirent pas à son approche. Karaba sourit. Elle allait récolter ces fleurs, trouver des caméléons et des crapauds pour récupérer leurs peaux et préparer le poison le plus meurtrier qui soit. Les villageois et Kirikou sauraient quelle punition attendait ceux qui la défiaient et la craindraient à nouveau comme il se devait.
-Que fait-tu ?
Saisie, Karaba se tourna vers Kirikou. Elle prit un moment pour l’observer. Il ne semblait pas plus mal se porter d’avoir failli se noyer l’avant-veille. En tout cas, il portait son menton et ses épaules plus hautes que le jour où elle l’avait découvert caché sous son chapeau. Ce jour-là, elle lui avait vraiment fait peur. À présent, il n’y avait pas de peur dans les yeux de l’enfant, juste une profonde détermination.
-Va-t-en, dit-elle en montrant les dents.
Le cœur n’y était pas. Au lieu de fuir, Kirikou se dressa de toute sa minuscule hauteur.
-Tu as aimé mon histoire ?, demanda-t-il avec espoir.
-Non.
-Oh.
Les épaules de l’enfant s’affaissèrent. Karaba leva les yeux au ciel. C’était pour ça qu’elle détestait les enfants. Ils ne supportaient ni la contradiction, ni les réprimandes, ni grand-chose en fait.
-Ton histoire n’a pas de sens, consentit-elle à lui expliquer, parce qu’elle n’explique pas comment un enfant peut entendre et parler dans le ventre de sa mère. L’histoire ne devrait pas commencer là, mais beaucoup plus tôt. Dans les contes, quand il y a une naissance surnaturelle, c’est que les dieux l’ont voulu, ou que la mère a sauvé de la mort un lièvre ou un lion magique qui lui promet en retour un don inestimable, celui d’un enfant avec le courage de Lion ou l’agilité de Lièvre, ou tout simplement celui de l’enfant qu’elle ne croyait plus pouvoir avoir après des années d’infertilité. Tu ne peux pas être juste né comme ça. Les histoires ne fonctionnent pas pour ça. Tout ceux qui ont déjà écouté un griot le savent.
Kirikou hocha la tête. Il semblait boire ses paroles.
-Je vois. C’est compliqué de raconter des histoires. Mais si la mienne ne t’a pas plu, pourquoi alors n’as-tu pas brûlé le village ?
-Je puis encore m’en charger, si ce n’est que ça, menaça Karaba.
Kirikou fit un pas en arrière comme s’il se préparait à courir pour aller prévenir les autres du danger.
-Ce n’est pas la peine !, fit-il en plaçant ses mains comme un rempart entre eux. Mais je voudrais bien savoir quand même pourquoi tu ne l’as pas fait.
Karaba soupira. Elle se posait elle-même la question tous les jours.
-Je suppose que je ne l’ai je ne l’ai pas fait parce que tu avais raison. C’était bel et bien une histoire que je ne connaissait pas, et j’en connaît beaucoup. Petite, j’adorais écouter les griots et ma mémoire est très bonne.
Kirikou sourit, ravi de l’avoir trouvée dans de meilleures dispositions. Du moins, le croyait-il, parce qu’il ignorait ce que Karaba tramait si loin de chez elle. Avec son couteau, Karaba coupa une autre fleur empoisonnée qu’elle glissa dans sa besace. Kirikou l’observa un moment avant de froncer les sourcils, soudain soupçonneux.
-Pourquoi cueille-tu des fleurs ?
Enfin il posait les bonnes questions. Karaba lui offrit le sourire vicieux qu’elle retenait depuis son arrivée.
-Pourquoi ? Mais pour empoisonner la source, bien sûr.
-Pourquoi ?
-Parce qu’un petit perturbateur qui s’arroge un peu trop de droits l’a remise en fonctionnement.
-Bien sûr que j’ai rendu l’eau aux villageois. Pourquoi ne l’aurais-je pas fait ? Le marigot est si loin, et les femmes du village étaient tellement fatiguées de porter l’eau sur une telle distance. Je n’aimais pas voir ma mère épuisée, et les animaux et les enfants toujours à chercher de l’eau qui n’est pas là. Tu n’as jamais eu soif, toi ?
-Si ces femmes voulaient de l’eau, elles pouvaient aussi bien partir, répondit sèchement Karaba. Je ne les retiens pas.
La soif et la faim étaient des compagnes familières à Karaba, presque autant que la souffrance, mais si elle avait de la compassion à perdre, ce ne serait pas pour ces villageois. C’était beaucoup plus simple de ne s’inquiéter que de soi-même.
-Mais ça a rendu les villageois si heureux !, protesta l’enfant. Ils ont même écrit une chanson sur moi. Veut-tu l’entendre ?
-Certainement pas. Un petit garçon comme toi ne devrait pas passer son temps à se vanter de ses exploits. Les grandes personnes le font bien assez. D’ailleurs, les chansons ne durent pas. Demain, ils te lanceront des pierres pour te punir d’être si différent et intelligent par rapport à eux. Alors va-t-en, petit garçon. Va te rengorger des chansons qu’on fait sur toi. Grandit. Devient arrogant. Profite de ton heure de gloire, mais moi, j’aurais la mienne à mon tour, et elle verra mon triomphe définitif sur tous ces villageois.
Elle s’éloigna à grandes enjambées, à la recherche d’autres herbes tueuses. De son couteau, elle hachait les lianes qui ne se flétrissaient pas assez vite devant elle. Tout doucement, Kirikou la suivit, en prenant garde de ne pas se faire repérer. Il gardait les yeux fixés sur l’épine plantée dans sa colonne vertébrale. Elle était énorme, et vraiment bien enfoncée. Peut être qu’en l’arrachant avec les dents…
Il avait un plan à présent, et probablement pas de meilleure occasion de le mettre en branle avant longtemps. Kirikou était à près tout bien placé pour savoir que Karaba la sorcière ne quittait presque jamais sa case. Ce n’était pas comme s’il pouvait la surprendre à l’intérieur de celle-ci. Il prit le temps de l’observer pour être sûr de pouvoir reconnaître les fleurs empoisonnées qu’elle cherchait, puis la contourna et la dépassa à toute allure pour en trouver d’autres. Une fois qu’il eut trouvé un buisson entier de ces fleurs, il escalada l’arbre qui leur donnait de l’ombre, se posta sur une branche, et attendit.
Très vite, le flétrissement et la chute des feuilles alentours l’avertirent de l’arrivée de la sorcière. Le cœur battant à toute allure, Kirikou attendit qu’elle s’agenouille pile au-dessous de lui, et sauta. Hélas pour lui, tous les sens de Karaba étaient en alerte. Elle commençait à le connaître, et à comprendre comment il raisonnait. Quand elle sentit un souffle de vent au-dessus d’elle, Karaba bondit sur ses pieds et envoya d’un violent revers de la main l’enfant voler le plus loin possible d’elle.
Kirikou eut de la chance d’atterrir seulement dans un buisson épineux et pas contre le tronc dur de l’arbre fromager. Il se redressa sans gémir ou pleurer comme un enfant normal, mais en titubant légèrement, sa peau zébrée de marques de griffures.
-Pauvre idiot !, hurla Karaba pour cacher la honte et la peur qu’elle ressentait soudain et qui lui convenait si mal. Qu’espérait-tu faire ?
Kirikou baissa la tête, contrit.
-Je voulais juste t’enlever ton épine pour que tu n’ait plus mal. Je n’aime pas te voir souffrir.
Alors qu’elle levait déjà la main dans un nouveau geste de menace qu’elle n’était pas sûre de mener à son terme, Karaba sentit sa colère s’apaiser un petit peu.
-Seulement pour que je n’ai plus mal ?, demanda-t-elle quand même, la méfiance étant une compagne familière.
-Pour quelle autre raison ?
Pour lui ôter ses pouvoirs, évidemment, mais si Kirikou ignorait ce détail, ce n’était pas elle qui allait le lui révéler. Au lieu de ça, elle le menaça du doigt et non plus de sa main ou de son poignard.
-Si tu recommences, je te tue, promit-elle.
-Pourquoi ? Est-ce que tu n’en as pas assez d’avoir mal ?
-Si, bien sûr. Personne n’aime avoir mal.
-Alors pourquoi ne pas enlever l’épine ?
Karaba ferma les yeux et prit une grande inspiration.
-Va-t-en, enfant. Ce sont des histoires de grandes personnes.
Quand elle les rouvrit, Kirikou avait disparu.
Les jours suivants, Karaba resta enfermée dans sa case à préparer le poison meurtrier. À plusieurs reprises, elle se surprit en train d’énoncer à voix haute le processus comme si elle s’adressait à un interlocuteur invisible. Elle n’avait jamais adopté un tel comportement avec ses fétiches. Elle ne voulait pas leur parler, juste les humilier encore et encore pour tout ce qu’ils lui avaient fait ou rêvé de lui faire. Encore une fois, c’était la faute de Kirikou. Karaba aurait du ordonner à ses fétiches d’écraser ce fichu chapeau sois-disant magique de leurs pieds de métal plutôt que de l’emporter dans sa case. Voilà qui lui aurait appris à rester à sa place.
Au lieu de se faire oublier pendant qu’elle planifiait une juste rétribution pour l’orgueil des villageois, Kirikou n’eut pas le bon goût de se faire oublier comme Karaba l’aurait voulu. Il réussit l’exploit de se faire quasiment invisible, forçant le fétiche sur le toit à une attention de tous les instants pour ne pas le perdre de vue. La troisième fois que le fétiche découvrit Kirikou à quelques mètres de la case de la sorcière, alors qu’il l’avait perdu de vue dans la forêt ou sur la route des Flamboyants, elle commença à sérieusement soupçonner qu’il utilisait les tunnels de rongeurs qui étaient le fléau de toute la région pour s’approcher en toute discrétion. Cet enfant était trop futé pour son propre bien.
Karaba joua un moment avec l’idée d’introduire son serpent dans ces tunnels, ou d’envoyer les fétiches l’y débusquer à coup de lance et de l’attaquer à vue quand il réapparaissait, mais elle n’en fit rien. Elle craignait à présent de comprendre pourquoi elle avait une telle faiblesse face à cet enfant. Il y avait trop longtemps qu’elle n’avait pas eu de compagnie, personne qu’elle pouvait appeler son ami. Elle avait fait confiance à ce petit chapeau trop curieux, et elle se détestait pour ça. Surtout, elle le détestait, lui. Mais quand il criait pour se faire entendre depuis l’extérieur de la case, Karaba ne pouvait s’empêcher de tendre l’oreille vers cet ami invisible qu’elle détestait avoir.
Kirikou n’avait pourtant rien d’intéressant à lui raconter. Il lui criait des nouvelles du village, comme si le fétiche sur le toit ne la prévenait pas de tout ce qui était important, et lui insistait pour lui raconter les détails les plus inintéressants comme l’histoire de la course poursuite entre la pintade de la grosse femme et la chèvre de la femme maigre, ou leurs ennuis avec une hyène qui s’était attaquée à leurs pitoyables cultures, maintenant qu’ils avaient remis un potager en place. Karaba finirait le travail de la hyène avec son poison.
Souvent, l’enfant lui annonçait déposer un caillou ou une fleur sur un rocher proche pour qu’elle les admire aussi, ou décrivait la forme d’un nuage. Jamais Karaba ne sortait les voir, même quand il rentrait enfin au village le soir. Kirikou n’avait rien d’intéressant à lui dire ou à lui montrer. Et pourtant, Karaba écoutait, captivée par sa manière de raconter une histoire même banale. Il avait un certain talent de conteur. Pire, Karaba finit même par laisser sa porte ouverte, mais seulement pour être moins facilement déconcentrée à devoir tendre l’oreille tandis qu’elle préparait sa mixture. C’était plus facile d’ouvrir la porte et de profiter de la lumière du jour. Au moins, elle se tint la parole faite à elle même dès que Kirikou avait commencé son manège, et ne prononça pas une parole en retour. Non pas que son silence ait découragé Kirikou.
Quand le poison fut enfin prêt, Karaba leva la tête et découvrit Kirikou, assit en tailleur sur le pas de la case et qui la regardait avec curiosité. Il s’était approché dans le plus grand des silences, tout en prenant grand soin à ne pas pénétrer dans la case. Heureusement pour lui. Karaba l’aurait sévèrement puni pour cette nouvelle violation de son intimité. Sa case était son domaine, le seul endroit où elle pouvait se sentir en sécurité. Elle le foudroya du regard, mais Kirikou ne se démonta pas. Karaba allait devoir lui parler, si elle voulait qu’il s’en aille.
-Que veut-tu, cette fois ?, demanda-t-elle enfin.
-Est-ce que tu me raconterait ton histoire ?, demanda Kirikou d’une toute petite voix.
-Encore !
-Tu avais dit que tu me la raconterais après que je t’ai dit la mienne, rappela l’enfant sur un ton plus assuré.
-C’était avant que j’apprenne que tu n’étais pas un chapeau, mais bel et bien un petit espion, renifla Karaba. De toute façon, tu ne veux pas l’entendre. Mais si tu le veux vraiment, tu n’as qu’à demander aux villageois.
-Je l’ai fait.
-J’aurais du m’en douter. Tu n’es qu’un petit fouineur. Et tu es encore là ? Ils ne t’ont pas fait peur avec toutes leurs histoires ?
-Non. Et je n’ai pas peur de toi non plus. Mais j’aimerais quand même entendre ton histoire. Et ne me dit pas que ce sont des histoires de grandes personnes ! J’en ai assez qu’on me fasse cette réponse.
Karaba sourit malgré elle devant ce minuscule petit garçon qui mettait ses poings sur ses hanches pour paraître plus intimidant malgré sa taille minuscule. Elle s’agenouilla pour se mettre à sa hauteur et admira son regard décidé et sans peur. Elle n’avait jamais vu un tel regard chez les hommes qu’elle avait transformé en fétiches, ou du moins aucun capable de garder cette assurance aussi longtemps en croisant ses yeux pleins de haine.
-Je peux comprendre ton agacement, reconnut-elle calmement. Ce ne doit pas être toujours facile d’avoir l’esprit d’un grand-père sage et malicieux dans le corps d’un tout petit enfant.
Kirikou cligna des yeux. C’était la première fois que Karaba lui parlait avec une voix si douce. Sa voix était très belle, quand elle ne criait pas, et son visage beaucoup plus joli. Il se demanda si les traits de son visage étaient des rides de colère ou de souffrance, mais garda sa question pour lui et fit la moue.
-Le vieil homme au village n’est pas très sage, et pas du tout malicieux. Il m’en veut encore de lui avoir prit son chapeau.
-Ça, je n’ai pas de mal à l’imaginer, s’esclaffa Karaba. Mais ce que je veux dire, Kirikou, c’est que moi aussi je voulais être grande, quand j’avais ton âge, ou quand j’avais l’âge des filles du village. Mais quand je suis devenue grande, j’ai regretté de l’être devenue aussi vite. Je ne voudrais pas que ce soit pareil pour toi.
Kirikou contempla quelques instants sa réponse en silence, puis il hocha la tête d’un air pensif.
-Je crois que je comprends. Mais je voudrais quand même être grand, et je voudrais quand même entendre ton histoire.
-Pour en faire quoi ? L’utiliser contre moi ? Faire rire ces villageois violents et ignares avec le récit de ma vie ?
-Non ! Je voudrais juste t’aider et être ton ami.
Il essaya de faire passer toute sa sincérité dans sa voix. Les villageois lui avaient raconté toutes les pires histoires qu’ils connaissaient sur Karaba. Seule sa mère avait reconnu qu’elle ne connaissait peut être pas toute l’histoire et que sa version était probablement tout aussi fausse que celle que pourrait lui raconter Karaba elle-même. Mais il voulait savoir, et pouvoir se faire son avis lui-même.
Karaba vit dans ces yeux cette sincérité qui ne cessait de l’étonner et soupira.
-Tu va le regretter, petit garçon. Que t’ont dit les villageois sur ce que je leur ai fait ?
-Que tu mange les hommes, mais je sais qu’en vrai tu les transforme en fétiches, répondit Kirikou en comptant sur ses doigts. Que tu as maudit la source. Que tu rêves de capturer les enfants comme tu as capturé leurs pères, parce que la chair des enfants est meilleure que celle des adultes. Que tu retiens les nuages de pluie de l’autre côté de la montagne, que tu fais mourir les chèvres, que tu voles l’or des femmes pour t’en couvrir et que tu empêches les gens d’aller voir le sage de la montagne.
-Il y a du vrai là dedans, reconnut Karaba. Et qu’ont-il dit sur les raisons pour lesquelles je les fait souffrir ?
Kirikou poussa un soupir agacé.
-Rien, même ma mère. Ils disent que les sorcières sont méchantes et qu’elles font du mal juste parce qu’elles y trouvent du plaisir. Mais je n’y crois pas ! Et c’est toi qui disait que toute histoire doit apporter une explication.
-Et les leurs ne répondent pas à ces « pourquoi » que tu aimes tant prononcer. Pourtant, c’est vrai que cela me fait plaisir de les voir souffrir comme ils le méritent. Mais ils mentent s’ils disent que je les vise sans raison.
-Pourquoi ?
-Parce que s’ils reconnaissaient qu’il y a une raison, ils devraient avouer qu’ils sont coupables de crimes envers moi.
Kirikou écarquilla les yeux.
-Quels crimes ?
-Qu’est-ce qu’une sorcière ?, rétorqua Karaba.
À nouveau, Kirikou prit le temps de réfléchir au lieu de donner tout de suite la réponse qu’on lui donnait au village.
-Une sorcière, c’est quelqu’un qui profite du pouvoir qu’elle a pour faire du mal aux autres.
-Si elle fait usage de magie noire.
-Il y a une autre magie ?
-Il existe une magie blanche, oui, qui est très demandée par les mêmes villageois qui crient au mauvais sorcier dès que les choses ne tournent pas dans leur sens, comme lorsqu’une source se tarit soudain. Car la source se tarit, sans que personne n’y soit pour rien. Nul n’a fait rentrer le monstre dans la source, quoi qu’ils en disent. Il y avait une sorcière près du village, une femme qui en savait plus que ces ignorants, et qui fit appel aux esprits pour découvrir comment la source s’était tarie. Sa réponse ne plus pas aux villageois, car qui veut entendre qu’un petit monstre est entré là où nul ne peut le suivre et prive le village de son eau ? Il leur était tellement plus simple de croire que quelqu’un leur voulait du mal, et que ce quelqu’un, c’était la sorcière qui leur avait donné cette réponse dont personne ne voulait : « abandonnez vivre vos terres et partez vivre ailleurs ». Ils avaient tellement peur de l’inconnu qu’ils préféraient mourir à petit feu comme leurs sources et accuser la messagères de leur malheur. Certains alors se dirent qu’il fallait punir la sorcière et lui plantèrent dans le dos une épine empoisonnée pour la punir. Jamais elle n’avait connue une telle souffrance. Elle se jura que jamais elle ne souffrirait à nouveau, et de faire connaître à tous ceux qui l’avaient fait ainsi souffrir la même douleur.
Sa gorge était toute sèche quand elle cessa de parler. Karaba s’empara d’un bol empli d’eau et en avala une large goulée pour retrouver une contenance. Elle aurait voulu s’immerger toute entière dans l’eau pour ôter de sa peau l’odeur des hommes qui l’avaient cloué au sol, la sensation de leur sueur et de leur peau rugueuse contre la sienne, les cailloux qui écorchaient ses seins et son ventre, et la douleur, l’insoutenable douleur. L’épine empoisonnée n’avait été qu’une des innombrables tortures qu’elle avait subi cette nuit là, mais même si la haine l’habitait toute entière, Karaba n’allait pas imposer ces images à l’esprit sensible d’un enfant.
Étrange. C’était la première fois qu’elle racontait cette histoire à quiconque, et il lui semblait que la douleur dans son dos était plus sourde.
De son côté, Kirikou écouta tout le récit la tête basse et les poings serrés. Il avait mal pour Karaba, même s’il ne comprenait qu’imparfaitement ce qu’elle avait subi.
-Tu crois que tu pourrais pardonner ?, demanda-t-il d’une toute petite voix.
En cet instant, Kirikou était conscient de n’être qu’un petit enfant ne comprenant pas grand-chose au monde qui l’entourait. Peut être que Karaba disait vrai quand elle affirmait qu’il ne devrait pas être si pressé de grandir, pas si cela voulait dire appartenir à la race des hommes qui pouvaient sauvagement attaquer une femme pour une réponse ne leur convenant pas. Il n’oubliait pas le conseil de sa mère, qui disait que le mensonge pouvait habiter la bouche de Karaba autant que celle des villageois. Kirikou sentait même qu’elle ne lui avait pas tout dit, comme si elle avait gommé les détails d’un dessin sur le sable, mais son récit sonnait plus brutalement vrai que les autres, et il apportait enfin des réponses. Kirikou la croyait.
-Je ne pardonnerai pas, déclara Karaba sur un ton de finalité.
-Ils t’ont fait du mal, mais tu leur a fait du mal aussi. Si tu leur pardonnais…
-Tu leur a déjà posé la question, je suppose. Que t’ont-ils répondu ?
Kirikou baissa à nouveau la tête, peu désireux de reconnaître que pour les villageois seule la mort de la sorcière pouvait ramener la paix au village. Les femmes étaient toutes plus virulentes les unes que les autres au sujet de celle qui les avait privé de leurs hommes. Kirikou faisait face à une question trop vaste pour son esprit d’enfant. Comment parvenir à la paix là où aucun camp n’était désireux de pardonner ? Et pourtant, s’il devait y avoir vengeance, ceux qui devaient payer avaient payé.
-Mais il n’y a plus d’hommes au village, à part mon oncle, s’exclama-t-il en voyant une lueur d’espoir se dessiner dans le lointain. Est-ce qu’il t’a fait du mal lui aussi ?
-Non, reconnut Karaba à contrecœur. Il était trop jeune pour ça.
-Alors ceux qui t’ont fait du mal l’ont payé ! Pourquoi continuer ? Pourquoi t’attaquer aux femmes et aux enfants. Ils sont innocents !
Karaba secoua la tête, presque tristement.
-Enfant, soupira-t-elle. Tu ne comprends pas. Personne n’est innocent. Les femmes n’ont peut être pas demandé à ce que les hommes me plantent cette épine dans le dos, mais elles ont attisé la haine de leurs maris contre moi, et leurs enfants m’ont jeté des pierres. Ils ne m’ont tous donné que de la haine.
-Pourquoi ?
-Parce qu’il est plus facile de haïr que de comprendre l’autre, et que d’accepter que parfois le sort tourne mal et qu’il faut simplement l’accepter. Ils se méfiaient de moi avant même que la source se tarisse, cherchant mes remèdes et mes conseils tout en crachant sur la terre où je marchais en se demandant quand je montrerait mon vrai visage. Mais si ce visage de haine est le mien, c’est eux qui l’ont collé sur mon visage, et il est juste que je me venge de leur haine comme de leur indifférence. Même toi, Kirikou, toi qui a restauré leur source, combien de temps t’en seront-ils reconnaissants ? Quelles méchancetés crachent-ils contre toi quand tu as le dos tourné ? Méfie-toi d’eux. Ils te remercieront bien mal pour l’aide que tu leur apportes tous les jours.
Les épaules de Kirikou s’affaissèrent.
-Ils disent que je suis insolent et voyou, et que ma mère m’a mal éduqué.
-J’entendais de pareilles choses, avant qu’ils ne me rendent responsable de tous leurs malheurs. Et je parie qu’ils ont déjà arrêté de te chanter cette chanson qu’ils ont écrite pour toi. Si demain j’empoisonne la source ou si j’enlève les enfants du village et que tu les sauves encore, alors oui, il la chanteront à nouveau. Mais un jour, c’est peut être à toi qu’ils jetteront des pierres, s’ils estiment que tu aurais du les sauver de quelque chose et que tu ne l’as pas fait assez vite, ou de l’exacte manière qu’ils l’espéraient. Il est très facile de se faire accuser d’être un mauvais sorcier. Il suffit de ne pas être à la hauteur. Un jour, tu n’arriveras pas à l’être. C’est inévitable.
Le visage de l’enfant se décomposa. Karaba eut un peu honte de sa sincérité. En fait, elle jalousait Kirikou d’avoir été accepté par le village alors qu’il était si visiblement différent des autres enfants, là où elle avait été rejetée très jeune pour entendre plus que les autres le monde qui les entourait. Il arrivait de terribles choses aux hommes accusées de sorcellerie, mais moins terribles qu’aux femmes. Le vieux du village était applaudi pour sa connaissance des plantes. Elle ne l’avait jamais été.
Peut être que Karaba n’aurait pas du dire les choses comme ça. Elle pouvait admirer la capacité infinie de Kirikou à toujours espérer pour le meilleur dénouement possible, mais les mains griffues des hommes lui avaient appris dans quel monde ils vivaient. Karaba aurait voulu que l’enfant n’apprenne jamais de quel monde il s’agissait, mais ce n’était pas lui rendre service que de lui mentir. Si elle était son amie, comme il insistait tellement pour l’être, Karaba le serait à sa manière, brutale et honnête. Parce qu’elle était honnête, quoi qu’en disent les villageois, honnête dans sa haine au lieu de se camoufler derrière des faux semblants et le masque d’innocents comme ils le faisaient.
-Je t’empêcherais quand même d’empoisonner la source, souffla quand même Kirikou.
Il bondit sur ses pieds. Le feu n’avait pas quitté ses yeux. Karaba ne put s’empêcher de lui sourire, mais le cœur n’y était pas vraiment.
-Fais donc. Mais tu n’empêchera pas ma haine de brûler. Ni la leur.
Kirikou grimaça. En cet instant, il n’avait vraiment pas envie de devenir grand et de voir le monde comme Karaba, la femme grosse ou le vieil homme.
-Karaba ? Est-ce que ma mère faisait partie des femmes qui t’ont menacée ? Est-ce que mon père faisait partie de ceux qui t’ont enfoncé l’épine dans le dos ?
-Non, dans les deux cas.
Kirikou parcourut du regard les nombreux fétiches alignés contre le mur de la case, tous immobiles.
-Te souviens-tu lequel est mon père ?
La question pris la sorcière par surprise.
-Et bien… Je crois que c’est celui-là, finit-elle dire en désignant l’un des deux porte-lampes qui surplombaient le panier contenant l’or des villageois. Oui, c’est lui. Pour avoir été plus brave que d’autres, je lui ait donné l’honneur de veiller sur mon trésor.
Quel honneur il y avait dans le fait d’être transformé en fétiche gardien incapable de bouger, Kirikou avait du mal à le voir. Sans demander la permission de Karaba, il franchit le seuil de la case et se mit au pied du fétiche pour le contempler de plus près. Le fétiche lui rendit son regard et cligna des yeux, mais ne manifesta pas le moindre signe qu’il reconnaissait son fils dans le minuscule petit garçon à ses pieds.
-Il faut que j’y aille, déclara l’enfant après un long moment, visiblement à contrecœur. J’ai promit à ma mère de rentrer vite.
Elle avait bien souffert quand il s’était laissé capturé par la sorcière même pas deux heures après sa naissance et il ne voulait pas lui faire peur, surtout qu’elle savait parfaitement où il allait quand il n’était pas occupé à l’aider aux tâches ménagères. L’oncle de Kirikou n’était toujours pas pardonné d’avoir accepté le marché, même si Karaba avait laissé le village tranquille depuis. Son oncle s’en vantait à qui voulait l’entendre, mais seul Kirikou avait quelque chose à voir avec ce changement. Personne avant lui n’avait pensé à devenir l’ami de la sorcière pour la calmer. Et si ça se savait, peut être qu’on lui jetterait effectivement des pierres, comme Karaba l’en avertissait, mais il devait quand même essayer.
Avec un dernier soupir, Kirikou se leva. Il ne voulait pas partir. Ils avaient fait de grands progrès aujourd'hui, et il ne voulait pas avoir à repartir de zéro le lendemain. Hélas, il ne voyait pas quel autre choix il avait. Karaba risquait de s’agacer s’il insistait trop.
-Au revoir, Karaba, murmura Kirikou en franchissant à nouveau le pas de la porte.
Toujours avec le même étonnement, Karaba compris que sa tristesse à l’idée de la laisser seule n’était pas feinte. La sincérité de cet enfant… C’était inenvisageable qu’on tienne à devenir son ami. Risible. Pourtant, Karaba était obligée de se rendre à l’évidence. Cette idée n’aurait pas du lui réchauffer le cœur, mais il fallait croire qu’il restait encore en elle autre chose que de la haine et de la colère.
-Attends, Kirikou !, cria-t-elle alors qu’il s’apprêtait à s’élancer jusqu’au village.
L’enfant s’arrêta aussitôt et tourna vers elle un regard plein d’espoir qui fit mal à Karaba. L’envie la saisit d’un coup de mériter ce qu’il lui offrait.
-Je voulais te dire… Merci. Tu es le seul qui a proposé de m’aider depuis que ces hommes m’ont fait du mal, alors merci. Attends ici, au-dehors. J’ai quelque chose à faire avant que tu ne rentres au village. Ta mère peut t’attendre encore un peu. Elle ne t’en voudra pas.
-D’accord, répondit simplement l’enfant.
Aucune trace de méfiance dans son regard ou dans sa voix. Il lui faisait confiance, contre tous les indices pointant vers le fait que c’était une terrible idée.
Après que les fétiches eurent refermé la porte sur la sorcière, l’attente dura longtemps pour Kirikou. Heureusement, il était patient, et malgré le fait qu’il était entouré de fétiches armés jusqu’aux dents, il était confiant. Karaba avait changé ces jours derniers, presque à son corps défendant. Quoi qu’en disent les villageois, ce n’était pas la même femme que celle qu’il avait rencontré caché sous le chapeau de son oncle. Elle était toujours pleine de haine et de colère, et Kirikou comprenait un peu mieux pourquoi, mais il y avait aussi quelque chose de presque doux dans son regard quand elle le regardait, croyait-elle sans se faire remarquer. Kirikou lui faisait confiance, et peut être même pourrait-il la convaincre de jeter sur le sol le poison qu’elle réservait à la source.
Mais Kirikou ne se sentait pas encore vainqueur. Il avait enfin acquis la réponse à cette question qui le tourmentait depuis le premier jour. Il savait pourquoi Karaba la Sorcière était méchante. Maintenant, il découvrait qu’apprendre la réponse à ses « pourquoi » ne lui suffirait jamais si les tourments d’une femme qui souffrait ne pouvait être apaisées et si la haine de tout un village ne pouvait être changée en pardon. Face à ces questions, il se trouvait plus minuscule que jamais. C’était facile de tuer le monstre volant l’eau d’une source, beaucoup moins de changer les esprits.
-Tremblez d’effroi tremblez de...
La porte de la case s’ouvrit avant la fin de l’exhortation des fétiches qui se turent sur un geste impérieux de Karaba. Plus curieux que jamais, Kirikou se leva d’un bon pour l’accueillir, avant de s’arrêter net, saisit par le voile d’amertume, presque de crainte, sur le front de la sorcière. Elle baissa la tête, le front lourd d’une honte à laquelle elle n’était pas habituée.
-J’ai échoué, murmura-t-elle.
Sa voix était si basse que Kirikou faillit ne pas l’entendre.
-Échoué ?, demanda-t-il. À quoi ?
-À rendre à ton père sa forme originelle. Ne crois pas que ce soit parce que je t’apprécie. C’était juste pour avoir écouté mon histoire sans jamais rien demander en retour, et m’avoir cru quand j’ai dit ne pas avoir maudit la source, là où les autres ont préféré m’accuser de tous leurs maux. Je voudrais avoir pu aider, mais je n’ai pas pu le changer. Ma magie… elle n’a pas fonctionné. Pardon.
Jamais depuis qu’on lui avait planté cette épine dans le dos elle n’avait demandé pardon à quiconque, jamais elle n’avait accompli le moindre geste désintéressé, mais elle n’y prit pas garde. Kirikou, par contre, l’entendit bien et l’espoir grandit en lui, malgré sa déception à l’idée qu’il ne verrait pas son père. Ce n’était pas comme si elle le lui avait annoncé à l’avance, il n’avait pas eu le temps d’espérer. Pour le moment, il s’inquiétait surtout pour elle.
-Est-ce que je peux t’aider ?
Un rire triste échappa à Karaba. Même maintenant, il n’avait que de la sollicitude envers elle. Le village ne méritait pas cet enfant. Et, en vérité, elle non plus. Karaba blinda son cœur, recouvrant les fissures que Kirikou avait creusé dans la gangue de pierre qui l’entourait depuis tant d’années.
-Tu ne peux rien faire, enfant. Va-t-en, ordonna-t-elle à Kirikou pour la deuxième fois en quelques jours.
Cette fois, sa voix n’était pas emplie de rage, mais de regrets. Elle ferma les yeux pour ne pas voir son reflet dans ses yeux trop perspicaces ou s’il s’éloignait d’elle avec horreur ou mépris. Pour la première fois depuis très longtemps, Karaba avait cru gagner quelque chose de précieux, et voilà qu’elle l’avait déjà perdu.
À nouveau, Karaba était seule au monde. Dans sa poitrine, elle ressentit une douleur qui égalait au moins celle que lui infligeait en permanence l’épine. Un nouveau rire amer lui échappa. C’était sa faute. Jamais elle n’aurait du croire les mensonges portés par les yeux brillants d’enfants trop sagaces. Karaba avait cédé aux sirènes de l’amitié, mais plus jamais. Elle s’enfermerait dans sa case et dans sa haine, les seuls murs capables de la protéger du cruel monde des hommes. Elle ne serait que Karaba la sorcière, et jamais Karaba, l’amie de Kirikou.
Par sa propre faute.