[Fic] Dieu de sable, dieu de sang, OFMD, Izzy->Ed [de Death by Sol, pour Bibifoc]

Sep 08, 2022 20:28

Titre : Dieu de sable, dieu de sang
Auteur : Death by Sol (Participant.e 12)
Pour : Bibifoc (Participant.e 21)
Fandom : Our flag means death
Persos/Couple : Izzy>Ed
Rating : MA
Disclaimer : Les personnages ne m’appartiennent pas.
Prompt : Izzy->Ed pining. J'aimerais bien quelque chose de pré-canon, où ils sont isolés du reste de l'équipage, en mode mystère/action. Peut-être quelque chose avec des créatures mythiques locales, ou un vaisseau fantôme, qui peut être vraiment surnaturel ou pas.
Notes : Je n’ai pas pu résister à ce prompt qui m’a fait replonger tête la première dans ma phase Pirates des Caraïbes. Je crois que je me suis un poil éloignée sur certains points, mais je me suis beaucoup amusée à l’écrire et j'espère que ça te plaira :)
Avertissements : Quelques passages graphiques avec du sang, actes de cannibalisme.


Dieu de sable, dieu de sang


Un éclair déchira le ciel nocturne, illuminant l’épaisse chappe de nuages noirs et hostiles, et le visage détrempé d’Edward Teach.
Le capitaine du Queen Anne’s Revenge luttait avec force désespérée contre le gouvernail, qui tournait comme si le bois lui-même était possédé. Edward et Izzy avaient rarement traversé des tempêtes aussi vicieuses. Les vagues, tantôt colosses d’eau et d’écume, tantôt ravins irrésistibles, jetaient la frégate dans tous les sens, s’efforçant de la faire sombrer ou de la détruire.
Dans une nouvelle zébrure orageuse, Izzy crut voir un autre de leurs hommes passer par-dessus bord. Malheureusement les noyades étaient presque aussi courantes chez les marins que de mourir par le fer, aussi il ne s’en formalisa pas. Il tenait tout de même le compte, dans un coin de son esprit, car perdre trop d’hommes par un tel temps pouvait vite transformer des manœuvres déjà compliquée en tâches impossibles.

Alors qu’Izzy aboyait ses ordres à l’équipage, tremblant de froid et luttant contre la nausée, un terrible bruit se superposa au grondement de l’orage et aux grognements du bois, et tous cessèrent de s’affairer. C’était une plainte pareille à nulle autre, qui ricochait contre les vagues comme des milliers de voix agonisantes et résonnait dans son crâne. Agrippés au bastingage ou aux cordages, les matelots se regardaient avec une horreur plus grande encore que celle que leur avait inspirée la tempête: celle qu'inspire la superstition. Izzy se reprit avant eux, donnant un exemple de contenance professionnelle malgré la peur, et les somma de continuer à tenir la voilure s’ils ne voulaient pas chavirer. Par ce vent, ils auraient dû naviguer à sec*, mais la force des vagues les empêchait de rentrer les voiles. Quelle que soit l’origine de ce bruit, ils ne pouvaient simplement pas se permettre de se laisser balloter par les éléments.
Izzy se rapprocha de la barre et accrocha le regard d’Edward, lut l’inquiétude dans ses yeux sombres.
“Il faut à tout prix qu’on atterrisse* quelque part ! Izzy cracha à travers la pluie ruisselante sur son visage.
- Impossible d’apercevoir quoi que ce soit, et j’ai peur de ne plus savoir où nous sommes!”
Ce n’était pas la réponse qu’Izzy voulait entendre. Aucun marin, même aguerri, n’aimait ce genre de réponse.
“Il faut pourtant trouver une solution, nous ne tiendrons pas toute la nuit à ce rythme ! Une dizaine d’hommes est déjà tombée à la mer !”
Edward n’eut pas le temps de rétorquer: alors qu’ils étaient à nouveau entrainés dans un creux, une silhouette titanesque se découpa dans l’écume de la vague devant eux. Terrible augure de leur perte, la chose illuminée par la foudre leva ce qui ressemblait à un bras distordu hérissé de pointes.
Ce fut la dernière chose que vit l’équipage du Queen Anne’s Revenge avant que le navire ne sombre dans un concert de craquements sinistres.



Le réveil fut… douloureux. Et Izzy en avait connu, des réveils douloureux.
La bonne nouvelle était que son corps contusionné ne semblait pas brisé. Izzy bougea d’abord les jambes (fonctionnelles), testa les articulations de ses doigts (fonctionnelles), puis ramena ses bras étendus (fonctionnels) pour tâter son torse et ses côtes endolories. Il avait eu de la chance. Il tenta d’ouvrir ses yeux brulés par le sel une première fois, puis une seconde, puis une troisième. A la quatrième, Izzy s’assit, grognant et crachotant, et regarda autour de lui à travers les larmes qui perlaient sous ses paupières pour laver l’irritation du sel.
Il se trouvait sur une plage de sable noir, apparemment déserte et bordée de palmiers touffus secoués par le vent. Une pâle lumière filtrait au travers du tapis de nuages gris qui s’étirait loin, jusqu’au large où la tempête, une muraille épaisse barrant l’horizon, faisait toujours rage. Izzy sentait la pluie et les embruns dans l’air et se demanda comment il avait atterri ici sans se noyer.
Alors qu’Izzy se relevait, dépliant lentement son dos et ses membres douloureux, il lui vint à l’esprit qu’il était bien trop seul sur cette plage. Si les vagues l’avaient ramené lui sur la terre ferme, au moins quelques membres de l’équipage du Queen Anne’s Revenge auraient dû s'y trouver aussi.
Mais il n’y avait ni corps, ni d’ailleurs le moindre débris.
Le vent continua de souffler et de faire battre les pans de son veston plein de sable tandis qu’il longeait la forêt de palmiers. Il avait perdu son épée et son pistolet dans le naufrage, il ne restait plus qu’un vieux poignard attaché à sa cuisse par une lanière de cuir.
“Edward !” appela-t-il plusieurs fois de sa voix enrouée, sans réponse.
A mesure que le jour déclinait, le vent se fit plus fort et sifflant, et la réalité de sa situation finit par s’imposer à lui: Edward était probablement perdu, noyé avec sa frégate et le reste de son équipage, et Izzy avait été seulement miraculeusement recraché par les vagues pour agoniser lentement de froid, de soif et de faim… Il y avait peu de chance qu’un autre navire passe par ces eaux mouvementées. Il ne lui restait donc qu’un choix possible: explorer la forêt de palmiers et prier pour qu’il tombe sur une source d’eau potable. Survivre d’abord, ensuite peut-être, trouverait-il un moyen de s’échapper.
Et s’il y avait bien une chose pour laquelle Izzy était doué, c’était survivre.
Il se décida à quitter la plage alors que la pluie recommençait à tomber, assombrissant encore plus le ciel déjà orageux. Sans feu, il lui serait impossible d’explorer les alentours, et il était inutile de gambader à l’aveugle sur un terrain inconnu. Il s’installa donc sous un palmier jeune et bas pour s’abriter, et attendit, frissonnant, que la nuit passe.



“ARG!”
Izzy se réveilla en sursaut pour la énième fois. Il était à nouveau trempé malgré le couvert des palmiers, et il avait froid, mais ce n’était pas cela qui l’avait tiré du sommeil.

Dans ses rêves, le cri tourmenté de milles âmes enchevêtrées ne cessait de retentir, de ricocher, engloutissant tous les autres sons. Il se démultipliait et s’étirait à l’infini. Lorsqu’Izzy finissait par se réveiller, la plainte continuait, glissant entre les arbres frémissants.
“La ferme ! LA FERME !” hurla-t-il, mais la plainte l’ignora.



Dans un demi sommeil fiévreux et agité, Izzy eut la visions d’une créature géante passant non loin de lui. Un éclair révéla des pattes pointues à la chitine hérissée. Le sol tremblait au rythme de ses pas lourds et titanesques. Une pince démesurée entra dans son champ de vision, puis disparu.
La plainte cessa enfin.



Le matin suivant laissa enfin filtrer quelques rayons de soleil bienvenus. En d’autres circonstances, Izzy se serait accordé quelques secondes pour s’en délecter.
“Mais qu’est-ce que…?”
Des trous étaient apparus et perçaient à présent profondément le sol sableux à intervalles réguliers. Les traces semblaient émerger de la mer pour aller s’enfoncer dans la forêt de palmiers. La chose avait laissé une piste de troncs brisés sur son passage. Était-ce la même qui avait coulé le Queen Anne’s Revenge ?
Dans tous les cas, il fallait partir d’ici.
Izzy inspira un grand coup pour se donner du courage puis, sans perdre plus de temps, s’enfonça dans les palmiers. Il marcha quelques heures en suivant de loin la piste de troncs, qui semblait aller en ligne droite jusqu’au centre de l’île, puis bifurqua lorsqu’il croisa ce qu’il pensa être un petit chemin de ronde.
Le chemin était très étroit et presque invisible, caché par les herbes hautes, mais une fois qu’on l’avait remarqué, on pouvait très clairement voir qu'il dessinait les limites d'une bananeraie verdoyante. Malheureusement, la pluie avait lavé toutes traces de pas s’il y en avait eu : impossible de savoir s'il y avait eu une activité récente, ou dans quelle direction se diriger pour rejoindre la civilisation. Mais la traînée chaotique sur sa droite l'aida à choisir sa destination.
Il était temps de s'en éloigner.

Il longea longtemps le sentier, se servant de temps à autre dans la bananeraie qui semblait infinie. Puis la chance lui sourit enfin vers le milieu de la journée : une idole de bois et d'os en forme de crabe, décorée de tissus fraîchement colorés, se balançait doucement à la branche d’un arbre un peu plus loin devant lui, preuve irréfutable d’activité humaine récente. Il y avait donc bien des habitants sur cette île.
Il les trouva seulement quelques minutes plus tard lorsqu’un groupe croisa sa route. A son grand soulagement, Edward était parmi eux.
“Izzy ! Par tous les diables, ce que je suis content de te voir !
- Edward !”
Les deux pirates s'embrassèrent à mi-chemin, chacun heureux de retrouver à la fois un visage familier et un partenaire. Avec Edward à ses côtés, Izzy était à présent certain de pouvoir échapper à cette situation. Ils s'en sortaient toujours.
"Où est le reste de l'équipage ? S'enquit-il.
- J'ai tellement de choses à te raconter, Izzy. Mais d'abord rentrons au village. Ces gens ont un sens de l'accueil fantastique," ajouta Edward, désignant d'un grand geste les autochtones qui étaient restés en arrière et récoltaient quelques fruits en les attendant.
Il y avait trois hommes et deux femmes, tous vêtus de pagnes d'un cuir à l'aspect étrangement jaunâtre et brillant, et garnis de parures de perles et de plumes de perroquets multicolores. Leur peau avait une couleur d’ocre brun, typique de nombreuses tribus caribéennes, et leurs cheveux de jais étaient aussi décorés que le reste de leurs corps. Izzy les salua d'un signe de tête, qu'ils rendirent avant de les ramener d'où ils étaient venus. Ils étaient très bavards et visiblement ravis d'avoir des visiteurs. Edward se joignit à la discussion avec son entrain et son excentricité habituelle, s’accaparant l’attention de leurs hôtes jusqu’à ce qu’ils arrivent au village.
Izzy et Edward se séparèrent du groupe (avec la promesse de les retrouver au banquet apparemment prévu plus tard dans la soirée).
“On dirait que tu n’as pas eu de mal à t’intégrer, lança Izzy, suivant Edward à travers des rues de terre battue et animées.
- Je n’ai pas eu beaucoup d’efforts à faire, j’ai été accueilli presque comme un roi. A ce que j’ai compris, ils adorent les étrangers. Il y a beaucoup de tempêtes par ici, donc ça leur arrive souvent de ramasser des survivants.” Les deux hommes s’arrêtèrent devant une case d’argile et de bois. “Je t’en prie, entre.”
L’intérieur de la case était simple mais fonctionnel: le mobilier, composé de six paillasses, de quelques tabourets et d’un stock de bols de terre cuite empilés sur des étagères, était réparti autour d’un four central, lui aussi en terre et élevé sur pilotis de pierres. Izzy remarqua les bottes de cuir et le veston d’Edward qui séchaient dans un coin.

“Alors, demanda-t-il à son capitaine alors que celui-ci écartait à son tour le rideau de perles qui servait de porte d’entrée et courbait la tête pour ne pas se cogner contre le haut de l’embrasure, l’équipage, Edward?
- Trois de nos hommes seulement ont survécu. Le reste semble avoir péri avec le Queen Anne’s Revenge. Avec toi et moi, nous ne sommes plus que cinq.
- Et sans navire.” Izzy fronça les sourcils. Ce n’était vraiment pas une situation idéale. “Il nous faut un plan pour partir d’ici.
- J’y ai réfléchi. Ces gens sont chaleureux et enclins à aider, et j’ai un peu discuté avec leur doyen. Il a peut-être une solution pour nous. Attendons de faire un peu plus connaissance avec eux, au banquet de ce soir. Tout va bien se passer, tu verras.”
En bon professionnel, Izzy tenta de discuter stratégie et survie avec le capitaine du Queen Anne’s Revenge, mais celui-ci ne semblait que peu préoccupé par le sujet. Résigné, frustré, il utilisa donc le reste de l’après-midi pour faire lui-même un état des lieux, laissant Edward faire ce que bon lui semblait, pas que ça lui changeât beaucoup de d’habitude.
Le second commença par faire un tour du village, notant le nombre de cases (trente-deux foyers), de gardes (dix-neuf guerriers, âges variables mais tous bien bâtis aux jambes puissantes, répartis en groupes de deux et armés de lances courtes), de familles (indéterminé), de marchands (aucun).
Au premier abord, les autochtones étaient tous bienveillants, amicaux et chaleureux à son égard. Nombreux étaient ceux qui saluaient Izzy de la main lorsqu’il passait, et il dut battre en retraite face à quelques tentatives de discussion. Contrairement à Edward, il n’avait aucune envie de faire plus ample connaissance avec la population locale, ni de s’attarder sur cette île. Il y avait quelque chose de faux, une anomalie qui le titillait sans qu’il n’arriva à mettre le doigt dessus. En général, les tribus caraïbes n'aimaient pas les blancs, et se montraient plutôt hostiles et méfiantes envers les étrangers.
Son exploration mena ensuite Izzy jusqu’à une plage, en contrebas du village, mais là encore, aucun pêcheur, et surtout, pas une seule embarcation. Il scanna l’horizon, mais la mer, toujours agitée et opaque, était vide de pirogues. N’ayant rien de plus à voir dans les parages, Izzy rebroussa chemin.
Le malaise d’Izzy s’accrut encore lorsque, une fois revenu au village, il se mit à la recherche des trois autres survivants du Queen Anne’s Revenge: le violent el Martillo*, un gaillard espagnol de deux mètres de haut; Bartolomé, le petit mousse français qu’ils avaient recruté juste avant de partir, jeune mais talentueux et doué de ses mains; et Sékou, ancien esclave à qui la captivité avait donné la passion sadique des noeuds coulants. Mais il ne les trouva nulle part.
Il n’y avait aucune trace des trois hommes. Aucun de leur vêtements ou de leurs armes n’étaient abandonnés pour sécher, et lorsqu’Izzy se risqua à demander à des habitants, il ne reçut que des réponses vagues. De ce qu’il comprit, ils étaient auprès d’un certain Ansé, le chef de leur clan, mais Izzy n’avait pas vu de case pouvant ressembler au repaire d’un chef.
“Quelque chose cloche sérieusement, Edward,” déclara-t-il sans préambule à son retour à la case qui leur avait été assignée. Son capitaine était étendu sur une des couchettes de paille, yeux fermés et bras croisés sur la poitrine. Sa chemise déchirée laissait entrevoir les quelques tatouages gravés dans une peau tannée par le soleil et les embruns, rendue luisante par la sueur et l’humidité tropicale. De petites coupures rouges et des bleus étaient visibles sous les poils de son torse, ainsi que sur ses avants bras découverts; lui aussi avait souffert du naufrage de leur frégate.
“On ne peut rien y faire immédiatement de toute façon, répondit Edward.
- As-tu déjà vu leur chef ? Ansé ?
- Non. Mais je suppose qu’on le rencontrera bien assez tôt. Patience, mon cher Izzy.”
Izzy fronça les sourcils, insatisfait. Il insista:
“Edward, pour l’amour du ciel, si tu as un plan, la moindre idée pour nous sortir de la…”
Mais Edward se contenta de sourire de son sourire malicieux, de ce sourire qui rendait Izzy à la fois fou de frustration et fou d'autre chose qu'il ne voulait pas nommer.



Au coucher du soleil, un homme vint chercher les deux pirates. Il leur demanda, dans un anglais teinté d’espagnol, de le suivre jusqu’au centre du village pour le “départ”, quoi que cela veuille dire. Edward renfila ses bottes sans protester, mais Izzy hésita à franchir le seuil de la case.
“Doit-on vraiment se plier à cette masquerade ?
- Ce serait impoli de refuser," et sur ce ils étaient partis, emportés par un flot de villageois festifs et un peu trop joyeux au goût d’Izzy.
On les emmena d'abord par le petit sentier de ronde, en bordure de la bananeraie, où chacun marcha en file indienne jusqu'à l’idole en forme de crabe qu'Izzy avait aperçu plus tôt dans la journée. Chaque autochtone la salua avec révérence, puis le groupe bifurqua et s'enfonça dans la bananeraie, sur un chemin grimpant caché par le feuillage des arbres et le manque d'utilisation.

Le lieu du banquet se trouvait sur un plateau gigantesque, escarpé, creusé dans le flanc du volcan qui avait formé l'île. L'air y était plus sec qu'en bas mais toujours chargé du lourd parfum fruité propre aux Caraïbes, ainsi que de relents de soufre. Il n’y avait pas un brin d’herbe en vue. La désolation grise du plateau tranchait avec la luxuriante forêt en contrebas, contraste lugubre séparant deux tableaux de maîtres. Une antique table de bois sombre, lustrée par le temps et portée par des troncs coupés, trônait au centre du plateau. Assez longue pour contenir dizaines de personnes, elle était couverte de fruits et de poissons. Un brasier avait été érigé un peu plus loin sur la droite, et Izzy pouvait en sentir la chaleur malgré la distance.
Son sang se glaça lorsqu’enfin il posa les yeux sur l'élément le plus important de cette terrible composition: six piliers, faits du même bois noir luisant, plantés au milieu de ce qu’Izzy avait d’abord pris pour des gravas amassés le long du mur volcanique. Couverts de la même poussière de sable noir qui constituait l’île, c’était en fait des piles de crânes et d'ossements humains qui se fondaient dans le paysage rocailleux…
…et trois des piliers étaient occupés par nuls autres que les pirates introuvables, el Martillo, le petit Bartolomé, et Sékou. Ils avaient l’air mal en point, ensanglantés et inconscients.
Izzy avait assez bourlingué dans les Caraïbes pour comprendre que c’était probablement un autel de sacrifices.
Il chercha désespérément le regard d’Edward pendant qu’on les asseyait de force, l’un en face de l’autre, sur les bancs qui encadraient la table. Le capitaine du Queen Anne's Revenge grimaça en réponse, étant probablement arrivé à la même conclusion qu’Izzy.
"Ça c’était pas prévu,” l’entendit-il marmonner dans sa barbe noire, qui avit commencé à se parer de gris, et Izzy ressentit la très profonde et très spécifique envie de lui arracher la langue avec les dents. Il inspira fort pour retrouver une contenance professionnelle.
Lorsque tous les autochtones se furent serrés de part et d’autre de la très longue table, un vieillard vouté se leva, bras tendus vers le soleil déclinant, et les discutions jusque là animées s’éteignirent. Était-ce le fameux Ansé ?
“Fanmi*, commença le vieux, embrassant l’assemblée du regard, Zanmi-la*.” Il adressa un signe de tête aux deux étrangers.
“Alors que de trop nombreuses lunes ont traversé le ciel depuis notre dernier repas, la mer nous a enfin apportée ce rare cadeau !”
Repas… Cadeau… Les pagnes de ce cuir étrange, l’entrain des habitants pour les étrangers…Des sacrifices humains… Izzy commençait à comprendre dans exactement quel genre de traquenard ils avaient mis les pieds.
Le doyen continua : “Notre vénérable et vénéré Ansé a épanché sa faim la nuit dernière, et dans sa grande générosité, il nous permets aujourd’hui de partager sa pitance.” Il désigna les trois marin saucissonnés à leurs piliers d’un grand mouvement de bras, et des cris d’excitation et de joie accompagnèrent sa déclaration théatrale. Lorsque la clameur se calma un peu, le vieux repris son discours, s’adressant directement à Izzy et Edward.

“Zanmi-la, Ansé a choisi votre route pour que vous puissiez partager notre joie. Vous êtes donc les invités d’honneur de notre grande fanmi, et Ansé est à présent votre bienfaiteur.”
A mesure qu’il parlait, son accent chargé des profondes intonations caribéennes, la plainte mystérieuse se fit à nouveau entendre. Avec elle, une puissante odeur d'iode vint agresser les narines d'Izzy. Le soleil couchant était à présent tombé derrière l’horizon, laissant derrière lui quelques dernières trainées orange vif.
“Acceptez de partager ce repas avec lui, et notre vénérable et vénéré Ansé partagera sa générosité avec vous.”
Izzy avait du mal à se concentrer, mais il parvint à cracher entre ses dents: “Foutaises.
- Izzy !” Siffla Edward, tendu et visiblement lui aussi affecté par la plainte de plus en plus agressive.
Izzy s’extirpa tant bien que mal de sa place sur le banc, repoussant comme il put les deux femmes assises contre lui.
“Tout ça,” il dégaina son poignard et le brandit devant lui, désignant tour à tour les autochtones qui le regardaient avec un air de pitié et le vieillard en bout de table, “tout ça, c’est une grosse putain de blague. Je ne crois pas une seule seconde à votre dieu, votre fantôme ou que sais-je encore, et je refuse de me laisser mystifier par une bande de reclus dégénérés.” Quelques guerriers hésitants firent mine d'empoigner leur lance, mais aucun ne se leva, comme si le pirate ne posait pas vraiment une menace pour eux. Izzy en fut presque offusqué.
"Tout doux, Izzy," Edward essaya à nouveau, alarmé, mais son second se dirigeait déjà à grands pas vers leurs hommes pour les libérer de leurs piliers.
La tête de Bartolomé dodelina, les yeux à demi fermés, et le jeune mousse gémit lorsque Izzy commença à couper ses liens: “M’sieur Hands… qu…” Un épais filet de sang s’échappa d'entre ses lèvres tuméfiées et vint s’écraser sur les mains de Izzy. Le garçon ne termina jamais sa phrase. Au même instant, le sol trembla, et dans sa confusion, Izzy pensa que la poussière noire se déplaçait, se faufilant comme douée de vie entre ses bottes, ce qui n'était pas possible. Des volutes sablonneuses glissaient vers le haut, remontant la pente du volcan comme une lourde fumée emportée par la brise.
On les avait drogués, d'une manière ou d'une autre, c'était la seule explication possible à ce qu'il voyait: les particules se rassemblèrent, un peu plus haut au-dessus du plateau, pour former d’abord une masse hérissée aux proportions titanesques; puis des pattes, longues, tubulaires et biscornues émergèrent de ce corps ; puis des yeux, brillants, implacables, sans pitié et qui transperçaient la nuit, s’ouvrirent au-dessus d’un trou garni de dents ciselées encrassées de vieux sang. Des lambeaux de chair putréfiée pendaient de ces appendices buccaux, répandant une odeur de charnier si forte qu’Izzy fut pris d’un violent haut le cœur.
Le silence religieux qui tomba sur l'assemblée, non, l'île entière, était assourdissant. Ce fut comme si la vie elle-même s'était arrêtée pour accueillir le monstre au-dessus d'eux, qui commença sa descente avec des mouvements lents, délibérés. Des morceaux de pierre ponce furent arrachés à la paroi déjà déchiquetée du volcan. Ses pinces de crabe claquaient d'un air menaçant. La créature planta finalement ses six pattes de part et d'autre du plateau, leur cachant la nuit étoilée de son corps de chitine; Izzy compris pourquoi le lieu était aussi large…
"Vénérable et vénéré Ansé, maître du sable et de la chair," appela le doyen, brisant le silence, et à la grande stupeur d’Izzy, le crabe répondit.
F I D E L E A M A T H E.
Si la mort était une voix, Ansé était son parte-parole: rauque, lente, d’outre-tombe. Une imitation inhumaine de mots humains.
P A R L E.
“Les étrangers que tu as choisi ont demandé que tu leur rende leur bateau. Acceptes-tu ?”
Izzy recula, croisa le regard d’Edward, qui essayait lui aussi de s’extirper du banc.
A N S E A C C E P T E.
M A I S A N S E D E M A N D E S E R V I T U D E.
“Allez tous vous faire foutre !”
Bartolomé était mort, et Izzy sut qu’on ne le laisserait pas libérer Sékou et el Martillo, mais lui et Edward pouvaient encore se sortir de là. Edward attrapa son bras tendu, et il tira son capitaine de toutes ses forces.
Ils ne firent pas dix pas que les deux hommes s’effondrèrent, terrassés par une force invisible. Quelques habitants s’étaient levés de table pour venir les ramasser. On les traina jusqu’au doyen, Amathe, qui s’était rapproché des piliers, un poignard cérémoniel à la main, et qui tailladait à présent la cuisse du petit Bartolomé avec entrain.
Izzy n’était pas étranger aux sons humides que produisait la chair lorsqu’on la transperçait, et il n’avait jamais autant ensanglanté ses lames que depuis qu’il travaillait pour Edward Teach (celui qu’il avait juré de faire devenir une légende), mais cette fois, il y avait quelque chose de différent, quelque chose de sale et de dérangé. Du sang gicla sur la figure d’Izzy.
Le doyen leur présenta le morceau de viande humaine encore tiède alors qu’on leur maintenait la tête et le dos, ordre implicite de consommer la chair d’un des leurs. Edward eut un haut le coeur, implora Izzy de ses grand yeux sombres, s’accrocha à lui de toute ses forces. Izzy était prêt à beaucoup de chose pour son capitaine, mais ils savaient tous les deux qu’ils devraient chacun s’adonner à l’acte cannibale. Une pointe se logea, menaçante, dans les côtes d’Izzy: les autochtones en avaient assez d’attendre.

“Si on obéit, vous nous laisserez partir ?” Ce fut Edward qui posa la question, bien que visiblement terrifié.
“Ansé tient toujours ses promesses, répondit le doyen, le sang de Bartolomé gouttant sur ses pieds nus. Il vous rendra votre navire, et vous laissera en paix. Tout ce qu’il demande, c’est que vous vous donniez à lui comme nous nous donnons à lui à chaque nouveau repas. Il vit à travers nous, et nous sommes choyés en retour.
- Et si on refuse ?” Izzy cracha, certain de ce qu’allait être la réponse. Le doyen sourit, mais ne dit rien. Les habitants de l’île murmuraient des encouragements. Au-dessus d’eux, Ansé bougea, impatient.
M A N G E Z. A N S E A F A I M.
D’une main tremblante, Izzy pris le morceau de chair des mains d’Amathe. Le sang coagulé formait des petits paquets visqueux qui collaient aux doigts, et l’odeur était insupportable. Izzy le porta à sa bouche et arracha un morceau: le goût ne ressemblait à rien de ce qu’il avait pu gouter dans sa vie, mais si on lui avait demandé de choisir un mot pour le décrire, il aurait dit répugnant. Il résista à l’envie de recracher.
Un frisson parcouru le corps d’Izzy lorsqu’il vit qu’Edward le regardait mâcher la chair de Bartolomé, et une pensée, intrusive, taboue, s’imposa à son esprit. Il s’imagina qu’il mangeait la chair d’Edward plutôt que celle du mousse, se demanda si elle aurait la même odeur, la même saveur infecte et interdite. Il se demanda s’il aimerait ça. Il imagina qu’Edward mangeait sa chair à lui.
Izzy avala son morceau de viande et, pris d’une pulsion ignoble, en arracha un autre et l’enfonça dans la bouche d’Edward avec ses doigts. Le capitaine du Queen Anne’s Revenge toussa, résista, pleura, mais Izzy l’entoura de ses bras encore endoloris, le forçant à avaler, et il voulut qu’Edward le força à son tour de la même manière.
“C’est bientôt fini, Edward, se surprit-il à susurrer à l’oreille se son capitaine qui frissonnait dans ses bras. Après nous serons libres.” En tout cas, il l’espérait. Tout ça n’avait plus de sens, rien de ce qu’ils étaient en train de vivre n’était rationnel. Quelque part au-dessus d’eux, Ansé répétait une litanie perverse.
O U I. O U I. M A N G E Z.
Izzy l’ignora.
Pourvu qu’ils survivent à cette épreuve. Le reste importait peu…



Le lendemain, le Queen Anne’s Revenge attendait sur la plage de sable noir. Edward Teach et Izzy Hands laissèrent l’île et, ils l’espéraient, le dieu Ansé, derrière eux.

Petit Lexique:
*naviguer à sec : terme nautique, naviguer voiles rentrées.
*aterrir : terme nautique, faire route pour trouver une terre ou un port.
*Anse : signifie “plage de sable” en créole antillais d’aujourd’hui (différent du créole réunionnais). Je me suis tournée vers le créole moderne faute de ressources sur les dialectes parlés entre 1600 et 1700, et j’ai pris ici la liberté de le prononcer Ansé.
*fanmi : “famille” en créole antillais (globalement, je n'ai pas trouvé beaucoup de ressources me permettant de traduire des phrases entières en créole et je n'avais pas envie de juste inventer une langue autant par respect que par flemme).
*(sé) zanmi-la : “(les) amis” en créole antillais (je ne suis pas complètement certaine de la forme que j’ai utilisée pour le pluriel).
*Sékou : prénom originaire d’Afrique de l’Ouest, pouvant signifier “grand guerrier” ou “vieux sage”.
*el Martillo : “le marteau” en espagnol.

https://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_7/b_fdi_03_02/010017260.pdf
https://www.potomitan.info/dictionnaire/francais.php

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