[Fic] Et mille chevaux au galop, Corto Maltese, Corto/Raspoutine [de Lorelei, pour Bibifoc]

Aug 20, 2022 09:43

Titre : Et mille chevaux au galop
Auteur : Lorelei (Participant.e 18)
Pour : Bibifoc (Participant.e 21)
Fandom : Corto Maltese/légendaire breton
Persos/Couple : Corto/Raspoutine
Rating : K
Disclaimer : Corto Maltese appartient à Hugo Pratt
Prompt : Corto/Raspoutine en crossover avec une légende, n'importe laquelle, tant que c'est en rapport avec le lieu où ils sont à ce moment. Plutôt Raspoutine->Corto d'ailleurs, avec son obsession bizarre. Si l'un des deux sauve la vie de l'autre, c'est encore mieux.
Notes : Mille mercis pour m'avoir donné une occasion d'écrire sur ces deux-là ! J'espère que ce petit passage de Corto Maltese au milieu du légendaire breton te plaira autant que j'ai eu de plaisir à l'écrire, c'est toujours un bonheur d'écrire sur ces deux là !


Raspoutine détestait cordialement la Bretagne. Ce n'était que pluie, vent, pluie, vent avec un soleil plus rare qu'une femme honnête, sans compter la pisse que ces gens servaient en essayant de la faire passer pour de l'alcool. Il détestait aussi la France et les Français en général, mais le reste du pays avait au moins le bon goût de faire du vin buvable. Le seul atout de la région, c'était ses nombreuses petites criques parfaites pour s'adonner à la contrebande. Sans elles, Raspoutine aurait volontiers laissé la Bretagne se noyer dans sa propre pluie. Il jeta un regard noir au ciel qui déversait précisément une pluie froide et drue sur sa tête. Celle-ci pouvait durer la journée ou cinq minutes, on ne savait jamais dans ce foutu pays.
Pour y échapper, il s'empressa de parcourir la distance qui le séparait d'une taverne basse au toit de chaume qu'on lui avait désigné en réponse à ses questions. Une fois à l'intérieur, il s'ébroua et ôta son manteau en grommelant. Il jeta au passage un regard noir à l'aubergiste et parcourut la pièce unique du regard. En dehors du ramassis de pêcheurs qu'il attendait en ce genre d'endroit, un seul client dénotait dans le tableau, reconnaissable entre milles à son manteau bleu nuit, sa casquette, son anneau à l'oreille et surtout cet insupportable air crâneur qui donnait à Raspoutine envie de le plaquer contre un mur pour lui enlever toute envie de sourire. Raspoutine claqua la porte derrière lui et s'avança. Corto leva les yeux de son livre pour voir qui causait ce tapage et sourit.
-Ras !, le salua-t-il en levant bien haut la main. Drôle d'endroit pour te rencontre. Je croyais que tu détestait la Bretagne, les Bretons et leur cidre. Je crois te l'avoir entendu dire une fois ou deux.
-Je les hais, confirma Raspoutine en poussant une chaise pour s'installer en face de Corto.
Le tavernier vint aussitôt déposer sous son nez un bol de cidre et un autre de ragoût. Raspoutine les foudroya tous les trois du regard jusqu'au départ de l'aubergiste. Une fois lui et Corto à peu près seuls, il sortit de sa veste une flasque de vodka et en dévissa le bouchon pour se verser une bonne rasade dans le gosier. L'alcool nourrit la rage dans son ventre. Dès qu'il s'était assis, Corto avait cessé de lui accorder la moindre attention pour se concentrer sur le contenu de son livre comme si c'était la chose la plus fascinante du monde.
Maudit Corto avec ses maudites manières d'agacer Raspoutine. Il avait envie de casser quelque chose, ou de tuer quelqu'un. Corto lui-même, de préférence.
Il jeta un coup d’œil à la couverture du livre, mais la main de Corto lui cachait une partie du titre. Vie des Saincts de... Raspoutine n'arriva pas à lire la suite. Corto tourna la page comme s'il n'était pas là. Peut être que Raspoutine devait jeter le bol de cire dessus et y mettre le feu. Voilà qui arracherait une réaction à Corto. Le trop beau marin n'était pas censé l'ignorer. Raspoutine avait toujours fait de son mieux pour être un homme impossible à ignorer et c'était pour lui qu'il était là.
-Tu ne me demandes pas ce que je fais ici ?, finit-il par demander en grinçant des dents pour contenir sa colère.
Au lieu de répondre, Corto se lécha un doigt pour tourner plus facilement sa page. Raspoutine déglutit. Le salaud. Il savait parfaitement ce qu'il faisait. Raspoutine mourrait d'envie de lui prendre les lèvres et de les mordre jusqu'au sang.
-Pourquoi demander ? Si tu es là, j'imagine que c'est parce que tu me suivais.
-Ah ! Tu surestimes ton importance, Corto.
-Non, je suis né avec la malchance de connaître exactement l'importance que j'ai aux yeux des autres. C'est un talent parfois assez vexant, notamment quand on parle avec de belles femmes. Mais si tu ne me suivais pas, j'imagine que tu es là par le plus grand des hasards en même temps que moi.
-Exactement.
Raspoutine avala une nouvelle gorgée de vodka. Le hasard n'avait rien à voir avec cette rencontre. Raspoutine avait presque tué deux hommes pour savoir où trouver Corto Maltese. Le premier ne savait rien, l'autre lui avait raconté une histoire intéressante, dans le port de Valparaiso, à l'autre bout du monde. Les vents avaient été assez favorables pour permettre à Raspoutine d'arriver si vite sur place. Et maintenant que Raspoutine avait du se coltiner trois hameaux bretons plus pathétiques les uns que les autres avant de lui mettre la main dessus, ce n'était pas pour être traité comme un meuble ou un gêneur. Évidemment, il avait une couverture, au cas où Corto s'intéresse à lui comme il le devrait, une histoire de contrebande de rhum qui avait mal tourné. Raspoutine était prêt à la raconter à l'envie, au contraire de la véritable raison de sa présence.
En vérité, il était là parce qu'il s'ennuyait et que Corto lui manquait. Il ne l'avait pas vu depuis près de six mois et la vie manquait toujours de piquant sans lui.
Raspoutine détestait s'ennuyer. Il détestait savoir que Corto pouvait passer son temps auprès d'autres personnes, en particulier ces femmes belles et dangereuses qu'il attirait comme des mouches. Il détestait que Corto puisse vivre des aventures ou trouver des trésors sans lui. Corto lui appartenait. Le monde et toutes ces belles femmes feraient bien de le comprendre avant qu'il ne cède à ses envies et brûle tout autour d'eux.
-Tu ne manges pas ?, fit mine de s'étonner Corto tout en continuant sa lecture.
Le salaud n'avait même pas relevé la tête pour le regarder. Ah, il jouait à ce jeu-là. Parfait, Raspoutine savait y jouer aussi. Corto trouvait peut être amusant de l'ignorer, mais il ne pouvait savoir la satisfaction que Raspoutine avait à le forcer d'admettre son existence. Il avala rageusement le plat, aussi vite que possible, puis le repoussa. Le bol heurta celui de Corto, vide, lui aussi.
Corto tourna une page de plus et hocha la tête d'un air intéressé. Raspoutine se jura que le livre ne survivrait pas à la nuit. Il le déchirerait en morceaux, après avoir découvert ce qui intéressait tant Corto dedans, bien entendu. Il commença à tapoter du doigt sur la table, un air de marin qu'il joua en en déformant le rythme pour bien agresser l'oreille sensible de Corto. Celui-ci finit par refermer son livre, le glisser dans sa poche et poser quelques pièces sur la table. Raspoutine fronça les sourcils.
-Tu pourrais payer pour deux.
-Je ne me rappelle pas t'avoir invité.
Il se dirigea vers la sortie, ne laissant d'autre choix à Raspoutine que de jeter à son tour quelques pièces et de le suivre.
La pluie n'avait pas eu l’amabilité de s'arrêter pendant qu'ils mangeaient, mais Corto commença à marcher du pas d'un promeneur comme si elle n'existait même pas et que ce froid de Décembre n'agressait pas les oreilles. Raspoutine se débrouilla pour rester à sa hauteur et garder un œil en permanence sur le visage de Corto. Il le connaissait trop bien, son marin. S'il s'aventurait dans un coin aussi perdu des côtes bretonnes, c'était parce qu'il y avait un trésor quelque part. Raspoutine voulait sa part, mais Corto allait essayer de le tromper et de tout garder pour lui. À Raspoutine donc de traquer sur son visage le moindre indice de la nature et de la localisation de ce trésor et de le lui voler. De toute manière, ce n'était jamais un problème pour lui d'étudier de près le beau visage du marin. Par l'enfer, il aurait pu réciter de mémoire la localisation de chaque grain de beauté et de chaque petite ride sur son visage. Il en rêvait la nuit, il en rêvait le jour.
Jadis, le Moine s'était moqué de ce qu'il appelait son « obsession ». Raspoutine avait failli le tuer pour ces mots. Il n'était pas obsédé par Corto, non. C'était dégradant d’appeler ce qu'il ressentait par ce mot. S'il y avait un niveau au-dessus de l'obsession, c'était là que se tenait Raspoutine, dans un territoire connu de lui seul. Et un jour où l'autre, il y traînerait Corto avec lui en lui faisant oublier toutes les Pandora et Shangai Li du monde.
Raspoutine n'était pas fou. Il était parfaitement sain d'esprit, juste focalisé sur son objectif. Ce qu'il désirait, c'était d'avoir entre ses mains tous les trésors de la mer. Les autres étaient justes idiots de ne pas voir que Corto était l'un d'entre eux. Un jour Raspoutine mettrait la main sur ce trésor là et ne le lâcherait plus. Il tremblait de désir rien qu'à cette idée.
Dans ses poches, il força ses mains à se refermer, mais il ne put pour autant détacher son regard de l’œil moqueur de Corto qui regardait droit devant lui comme s'il était seul au monde.
Il faisait déjà presque nuit, mais Corto savait de toute évidence où il allait. Il les fit quitter le minuscule village et emprunter un sentier qui montait doucement vers la plus nordique des deux pointes qui encadraient la baie. Celle-ci n'était pas élevée de plus de cent mètres au-dessus du niveau de la mer, mais Raspoutine prit soin de faire part de son mécontentement. Corto ne l'écouta pas et continua sa progression, ne n'arrêtant qu'une fois, au tout début de la pente qui montait à la pointe. Il s'accroupit et passa sa main sur le sol. La lune presque pleine éclairait à peine suffisamment la lande pour que Raspoutine distingue de vieilles pierres plates englouties par les mousses et la bruyère.
Aucune trace d'un quelconque trésor. Ce n'était qu'une de ces vieilles routes romaines comme il en restait quelques morceaux à travers cette foutue Europe. Raspoutine la détestait comme la France et la Bretagne. Trop de vieilles pierres et pas assez de trésors. Trop de gentilshommes de fortunes étaient passés par là avant eux au cours des siècles passés. Les trésors restant se cachaient ailleurs, alors qu'espérait trouver Corto ?
Corto se redressa et continua à grimper jusqu'à ce qu'ils soient suffisamment hauts sur la pointe de Van pour contempler la baie qui s'étalait à leurs pieds avec sa plage de sable fin et la lune qui se reflétait dessus.
-Étrange, n'est-ce pas ? Une route romaine qui n'arrive nulle part, seulement sur une plage, à deux doigts d'une colline où aucune ruine ne se trouve.
-Aucune ruine qui ait été découverte, corrigea Raspoutine.
-Non, aucune ruine tout court. Il y a juste une petite chapelle dédiée à un obscur saint local, saint They, indiqua Corto en désignant la forme sombre d'une bâtisse au sommet, et une fontaine de dévotion dédiée au même saint, un peu plus loin.
Raspoutine retint un sourire triomphant. C'était donc là qu'était le trésor. Un souterrain partant de la fontaine, peut être, ou une cachette dans un mur de la chapelle ? Peut importe, Raspoutine le trouverait avant Corto. Il lui rirait au nez avec son trésor dans les mains, mais prêt, peut être, à l'échanger contre un autre.
Détournant son regard de la chapelle, Corto se mit à regarder au sud, vers l'autre presque-île qui leur faisait face et qui encadrait avec la leur la plage et la mer baignées par la pleine lune.
-La baie des Trépassés. Un nom sordide.
-Un endroit parfait pour des naufrageurs, approuva Raspoutine avec délice. Ils ont du s'en faire du bénéfice en allumant des feux ici.
C'était sans nul doute eux qui avaient caché leur trésor autour de la chapelle. Raspoutine promit à leurs âmes d'en prendre le plus grand soin. Une telle précaution ne pouvait pas faire de mal. Et demain, ce trésor serait à lui. Il s'agissait juste d'emprunter une bonne pelle à ces pêcheurs et de remonter le premier, pendant que Corto dormait encore, un pistolet chargé dans sa ceinture au cas où Corto essaie de voler à Raspoutine son trésor.
Une bourrasque de vent soudaine le fit frisonner. Il faisait aussi froid qu'en enfer, mais Corto se contenta d'inspirer l'air marin avec délice. Soudain, il fronça les sourcils et inclina la tête sur le côté, comme s'il écoutait un bruit lointain. Raspoutine tendit l'oreille, mais il n'entendit que le mugissement du vent. Nul doute que Corto trouvait la scène très romantique, mais Raspoutine était un pragmatique. Il détestait fouiller à la recherche de trésors en ayant le nez bouché et la gorge en feu.
-On ferait mieux de redescendre, Corto, la lune commence à se voiler. J'aimerais ne pas me casser la jambe dans quelque trou sur le chemin. Corto !
Corto sursauta enfin et jeta un coup d’œil presque surpris à Raspoutine, comme s'il ne s'était pas rendu compte qu'il était encore là. Raspoutine en failli vexer qu'il failli le pousser par dessus la falaise. Il se retint uniquement car Corto possédait quelque chose qui l'intéressait.
-Oui, il est temps de descendre, reconnut Corto. Demain, la lune sera encore presque pleine, un temps parfait pour se promener de nuit. Si, bien sûr, il n'y a pas de nuages.
Raspoutine poussa Corto en avant pour qu'il passe le premier. Si l'un d'eux devait se fouler la cheville, autant que ce soit Corto. Il était insupportable quand il était cloué au lit, mais Raspoutine trouverait bien de quoi l'occuper et cela lui laisserait les mains libres pour s'occuper de son trésor.
À mi chemin, Corto détourna la tête pour regarder à nouveau en direction de la mer.
-Tu entends ? Un bruit de cloches, venant de l'ouest.
-Il n'y a rien du tout, juste ce foutu vent qui me gèle les oreilles. Et il n'y a rien à l'ouest, à part l'île de Sain et elle est trop loin pour en entendre les cloches. Avance.
Corto ne protesta pas davantage et reprit la route du village. Il avait son air songeur qui agaçait profondément Raspoutine, mais au moins, les pensées dans lesquelles il était perdu l'empêchèrent de réaliser que Raspoutine lui avait volé son livre.

Aux premiers rayons du soleil, Raspoutine se leva et ouvrit immédiatement le livre volé avec tout le plaisir de celui qui s'est retenu de se précipiter sur sa lecture toute une nuit. La lecture ne l'intéressait normalement pas, il n'était pas Corto pour s'embêter à lire à voix haute de la poésie et prétendre y trouver de la beauté. Pour Raspoutine, les seuls belles choses au monde étaient un trésor de métal et la ligne de la mâchoire de Corto. Tout le reste de son visage et de son corps aussi, d'ailleurs.
Raspoutine se sourit à lui même tout en ouvrant le livre à la recherche d'un index. À cette heure, Corto devait encore dormir. Ils s'étaient séparés la veille en décidant de se retrouver devant la taverne. Corto logeait chez des connaissances, Raspoutine avait regagné son bateau dans une crique au nord du village. Maintenant que l'aube était là, il pouvait se mettre au travail, sûr qu'il était d'avoir quelques heures d'avance. C'est qu'il n'aimait pas se lever tôt le beau marin maltais. Il prétendait que les couchers de soleil étaient milles fois plus beau que les levers. Insupportable poseur. Raspoutine éprouvait un malin plaisir à l'idée de retourner ses habitudes contre lui.
Il chercha d'abord saint They dans le livre. L'index ne lui apporta aucune réponse. Agacé, Raspoutine commença à tourner les pages à la recherche du saint, de sa chapelle ou de n'importe quel nom de patelin du coin, de plus en plus frénétiquement. En vain. Au bout d'un moment, Raspoutine hurla de rage. Plusieurs pages avaient été arrachées, au début de la vie de Saint Guennolé. C'était inutile que Raspoutine s'acharne, Corto avait bien fait le ménage avant de lui laisser voler le livre. Ce sale bâtard avait anticipé ce que tenterait Raspoutine, il l'avait piégé pour lui faire perdre du temps et commencer seul la recherche du trésor. Cette fois, Raspoutine allait le tuer pour de bon.
Raspoutine sortit de sa cabine en trombe et courut vers la pointe du Van. En chemin, il parvint à mettre la main sur un pistolet et une pelle, puis il continua à grimper en maudissant Corto avec le peu de souffle qui lui restait.
Quelques minutes d'observation lui permirent de constater que Corto n'était ni à la chapelle, ni à la fontaine. L'une comme l'autre était en fait absolument vides de toute présence humaine. Ravi, Raspoutine put enfoncer tout à son aise la porte de la chapelle et commencer à fouiller à l'intérieur. Saint They allait être forcé de lui livrer ses secrets. Il cogna sur les murs à la recherche d'un son creux, fit de même avec chaque dalle, souleva les statues à la recherche d'une fente ou d'un trou, grimpa sur la toiture et jusque dans le minuscule clocheton.
Rien.
Fébrile, Raspoutine se mit à parcourir l'enclos autour de la chapelle sans plus de succès. De plus en plus inquiet, il tourna alors son attention vers la fontaine et ses alentours. En quelques heures, la lande se retrouva percée de trous, comme si une famille entière de lapins de garenne avait été prise de folie. Le sol était gelé en cette fin de décembre, mais Raspoutine refusait de s'avouer vaincu. À court d'idées et en proie au désespoir, il dévala même la pente jusqu'au niveau de la mer, profitant de la marée basse pour examiner chaque centimètre de rocher à la recherche d'une grotte. Si la mer avait été moins froide, il se serait mis à l'eau sans hésiter pour plonger.
Son accès de folie finit par se calmer. Raspoutine jeta la pelle sur le côté, se laissa tomber sur le sol pour retrouver son souffle et se mit à réfléchir. Il n'avait rien trouvé, et pourtant, il s'y connaissait pour dénicher des trésors. Il y avait un problèle. Corto n'était nulle part en vue. Ce salaud lui avait menti et l'avait abandonné pour partir tout seul à la recherche du trésor. Peut être que si Raspoutine avait regardé vers l'autre pointe, au sud de la baie, il l'aurait vu lui lancer de grands sourires en se moquant de cet idiot de russe qui était tombé dans son piège. Cette fois, c'était décidé. Si Raspoutine lui mettait la main dessus, il le tuerait.
Non, quelque chose n'allait pas. Déjà, le soleil commençait à baisser vers l'ouest. Il était bien trois à quatre heures de l'après-midi. Raspoutine n'avait pas réalisé que la journée était passée si vite. Si Corto avait obtenu le trésor, il l'aurait mis en sécurité et serait revenu se moquer de lui. Raspoutine lui aurait tiré dessus et ils se seraient séparés bons amis, ce qui aurait fait encore plus grincer les dents de Raspoutine, qui aurait passé des nuits entières à rêver de vengeance et d'autres choses encore. Même sans cela, Corto était cruel, mais pas méchant. Il avait forcément donné des indices à Raspoutine. La chapelle de Saint They, la voie romaine, les pages arrachées du livre. Tout cela menait quelque part, mais où ?
Un sourire ému se dessina sur les lèvres de Raspoutine, spectacle horrible pour qui aurait eu la malchance de le contempler. Cher Corto. Il lui avait offert une chasse au trésor pour le désennuyer. Raspoutine avait juste besoin de recueillir plus d'indices. Le cœur léger, il reprit la route du village et commença à cogner aux portes, à la recherche des amis chez qui Corto logeait. Personne ne put le renseigner. D'après l'opinion commune, le marin était arrivé la veille en début d'après-midi, s'était attablé à la taverne pour lire et n'en était ressortit qu'avec Raspoutine. Nul ne l'avait vu traverser le hameau la nuit venue, mais quelqu'un se souvenait l'avoir entendu demander l'horaire des marées. Personne ne se rappelait l'avoir vu depuis la veille.
Jamais Raspoutine ne l'aurait avoué à voix haute, mais il commençait à s'inquiéter. Corto n'avait pas le droit de lui faire des coups pareils et il devrait en payer le prix. Raspoutine se blâmait bien un peu. S'il l'avait suivi jusqu'à son logis la veille, ils n'en seraient pas là. Une chaîne. Raspoutine avait besoin d'une chaîne pour le retenir à ses côtés. Corto allait l'entraîner dans la tombe avant son heure, à lui faire des frayeurs pareilles. Le cœur de Raspoutine était sensible comme un cœur de russe, Corto ferait bien de ne pas l'oublier !
Raspoutine commençait à se mettre en colère quand il tomba nez à nez avec un curé qui sortait d'une maison son missel sous le bras. C'était un jeune homme trop maigre, à peine sortit de l'école, pas du tout l'homme qu'il cherchait, mais peut être bien celui qu'il lui fallait. Raspoutine le saisit brutalement par le bras.
-Toi. Dis-moi ce que tu sais sur saint They.
-Saint They ?, demanda le curé en se débattant. Sa chapelle est là, au sommet de la pointe.
-Ça je le sait déjà. Parle-moi du saint où je te tue.
Le prêtre croisa ses yeux et frissonna en y voyant le diable. Raspoutine lui sourit. Il aimait que les gens le craignent. Il n'y avait que Corto qui ne le craignait pas, mais lui, ça ne gênait pas Raspoutine.
-C'est un saint local qui a mené une vie de mortification, s'empressa d'expliquer le curé. Il a reçu une éducation religieuse auprès de saint Guénolé puis fondé...
-Arrête toi là. Et saint Guénolé ?
-C'est le fondateur de l'abbaye de Landévennec, plus au nord et le patron des femmes de marins. Les traditions populaires en font aussi le saint qui aida le roi Gradlon à fuir Ys, avant que Dieu n'engloutisse la ville.
Raspoutine relâcha le curé. Ses narines se mirent à frémir.
-N'engloutisse la ville... avec son trésor ?
-Sans doute, s'il y en avait un. À dire vrai, c'est tout à fait possible. La légende dit qu'Ys était la plus riche de toutes les villes de Bretagne, grâce aux pactes passés par la princesse Dahut avec le diable. Lorsque Dieu décida de détruire la ville et de punir ses habitants, elle tenta de fuir avec son père pendant que la ville disparaissait, mais son père le roi écouta saint Guénolé et la laissa sombrer à son tour quand ils comprirent que le diable l'avait maudite pour ses actes innommables et que ses pêchés les entraînerait tous par le fond.
Avec un grand sourire, Raspoutine tapa le prêtre sur l'épaule. Il n'était pas Corto, les détails ne l'intéressaient pas.
-Il y a toujours un trésor quand il y a une ville engloutie. Et Ys est là, dans la baie.
Le curé écarquilla les yeux.
-Vous croyez ?
-Une ville engloutie, une route romaine qui ne conduit nulle part et des cloches qui sonnent en pleine nuit au milieu de la mer. Corto, Corto, il n'y a que toi pour me vendre du rêve comme ça !
À ces mots, le curé déglutit et se signa.
-Quoi ?
-Il n'est jamais bon d'entendre des cloches ici à la nuit tombée, surtout les nuits de pleine lune. Si vous en avez entendu...
-Pas moi, mon ami Corto. Qui ferait bien de se montrer, je le cherche depuis la nuit dernière.
Le curé se signa à nouveau en écarquillant les yeux de peur.
-Je doute que vous le revoyez alors. Par des nuits comme celles-ci, bien des choses rôdent dans la baie, et elles rendent rarement ceux qu'elles attirent dans les eaux, en particulier les jeunes hommes qui entendent les cloches.
Raspoutine lança un regard vers le rivage qu'on pouvait distinguer entre deux maisons. C'était bien Corto ça, de trouver un trésor et d'y rajouter d'inutiles mystères. Une ville engloutie et des cloches qui ne sonnaient que pour une personne, avant de l'entraîner au fond des eaux... Sacré Corto, avec ses croyances et sa poésie ! Raspoutine se mordit les lèvres. Sacré Corto, oui, mais ça ne lui disait pas où se cachait le satané marin. Raspoutine se retourna vers le curé, pour découvrir que celui-ci avait profité de sa distraction pour filer sans demander sans reste.
Il haussa les épaules. S'il avait besoin de lui, il le retrouverait et menacerait à nouveau de le tuer. En attendant, il fallait retrouver Corto, de préférence avant qu'il ne fasse nuit. Raspoutine allait le tuer pour l'avoir inquiété comme ça, mais sans le lui dire, bien entendu, ou bien Corto se moquerait de lui. Il se dirigea vers la plage à grandes enjambées rageuses.

Quand il y parvient, le crépuscule tombait tout à fait. Le soleil froid du matin avait disparu depuis longtemps derrière des nuages, laissant place à une brume lugubre qui aurait titillé l'imagination de Corto mais à laquelle Raspoutine restait indifférent.
La rive était déserte. Raspoutine la parcourut de long en large à la recherche d'un signe de la cité engloutie ou de Corto, sans succès. Il se refusa d'appeler Corto à voix haute et de perdre en le faisant un peu de dignité. Peut être valait-il mieux retourner vers le hameau. Il y avait encore des maisons où il n'avait pas frappé. Cependant, il avait la désagréable impression que Corto n'avait dormi nulle part cette nuit. Quels que soient les ennuis où il s'était fourré, ils étaient visiblement plus grands que lui. Quand Raspoutine l'en aurait sortit, il prendrait un grand plaisir à lui rappeler cette histoire, souvent et bruyamment.
À travers la brume qui s'épaississait encore, Raspoutine entendit le bruit de rames qui s'approchait de la plage. Il se mit à courir en forçant son visage à adopter une grimace qui cacherait son soulagement. Il avait failli croire au pire. Au bout d'un moment, la barque émergea de la brume Elle s'échoua sur le sable et une silhouette sombre en descendit.
-Corto, sacré imbécile !, cria Raspoutine en tendant ses bras vers l'arrivant. Où te cachait-tu, vieux forban ?
Il comprit aussitôt son erreur. L'homme portait un large feutre plutôt qu'une casquette. Son visage disparaissait dans la brume et l'obscurité et il s'appuyait à une faux à la lame retournée. Raspoutine frissonna. Il avait assez fréquenté de marins bretons pour reconnaître l'Ankou et son bag noz, son bateau de nuit qui transportait les morts vers l'au-delà. L'apparition le salua d'un hochement de tête, puis se retourna pour observer la mer qui commençait à refluer avec la marée basse.
Raspoutine l'imita, le cœur battant. L'Ankou se faisait remplacer tous les ans par le dernier mort de l'année. On était à la toute fin de décembre. Quelque chose lui disait que Corto était sur le point de se mettre dans de sales draps. Il leva presque les yeux au ciel. Ce genre de rencontre ne lui arrivait jamais quand il était seule, mais les rêves de Corto avaient tendance à se répandre autour de lui d'une manière inquiétante.
-Allez Corto, fais pas l'imbécile, grinça Raspoutine entre des dents trop serrées. Sors-toi de là.
La mer resta d'un calme d'huile.

-.-.-.-

La nuit était peut être froide, mais trop belle pour que Corto aille frapper chez la connaissance qu'il avait à la lisière du hameau. Après avoir dit au revoir à Raspoutine, il fit semblant de continuer sur sa route, puis fit une boucle pour revenir vers l'ouest. Cependant cette fois, au lieu d'emprunter le sentier menant vers la pointe de Van, Corto se dirigea droit vers la plage.
La pleine lune permettait de voir parfaitement la lande s’étaler jusqu'à celle-ci. Deux ou trois maisonnettes survivaient face à la mer, mais le paysage était sinon désert. Corto s'arrêta cependant en voyant que le chemin qui conduisait à la plage traversait obligatoirement un petit ruisseau où des femmes vêtues de blanc battaient leur linge en silence. Son chemin le faisait forcément passer devant elles. Corto s'en approcha, les mains dans les poches, mais à pas prudents. Aucune femme saine d'esprit ne ferait sa lessive de nuit par un froid pareil, même une nuit de pleine lune.
Les lavandières de nuit n'arrêtèrent pas leur travail à son approche. Elles continuèrent à battre leur linge avec force, mais leurs visages ridés n'affichaient que l'indifférence tandis qu'elles le regardaient approcher.
Il y avait un petit pont qui franchissait le ruisseau, mais les lavandières l'occupaient tout entier pour plonger leur linge dans l'eau. La lune illuminait le sang qui en coulaient. Corto pinça un peu les lèvres en reconnaissant les linges pour ce qu'ils étaient, des linceuls.
Pas le choix, Corto devait les aborder. Il s'approcha du pont et leva légèrement sa casquette en leur offrant un demi-sourire.
-Bonne lessives, mesdames. Puisse l'ouvrage être facile et rapide.
-Nous aideras-tu, Corto Maltese ?, demanda la plus vieille et ridée d'entre elles. Nous aurions besoin d'aide pour l'essorage.
Essorage au cours duquel elles tordaient non seulement le linge, mais aussi le bras de l'inconscient qui leur venait en aide, puis tout le reste de ses os. Corto était peut être un rêveur, mais il évitait en général d'être un inconscient.
-Je voudrais bien, mais je crains de devoir refuser. C'est que j'ai rendez-vous ailleurs, voyez-vous, et je ne voudrais pas être en retard. Accepteriez-vous de me laisser passer ?
Un rire qui ressemblait à un caquètement lui répondit tandis que les vieilles femmes s'écartaient pour lui laisser un chemin sur le pont. Corto sentit leurs mains osseuses tenter de le retenir, mais continua à avancer, les yeux fixés droit sur le reflet de la lune presque pleine au centre de la baie.
-Bon choix, mais mauvaise décision !, cria une des lavandières quand il eut remis le pied sur la terre ferme.
-Tu aurais du rester et nous aider, au moins ton linceul serait propre pour te porter en terre. Que croyait-tu que nous lavions ?
-Nous te l'enverrons sous les vagues qui te servirons de tombeau, Corto Maltese !
Il refusa de se retourner vers elles mais leva une main pour les saluer une dernière fois.
-Merci mesdames, mais je n'ai pas encore décidé du moment de ma mort. Je crains que vous n'ayez commencé votre ouvrage de manière un peu prématurée.
Leur rire le suivit un petit moment, puis disparut, tout comme le bruit de leurs battoirs. Corto ne se retourna toujours pas et continua sa route. Ainsi, elles lavaient son linceul ? Corto allait s'arranger pour ne pas avoir à l'utiliser.
Peut être aurait-il du proposer à Raspoutine de l'accompagner pour sa promenade plutôt que de repartir seul, mais Corto préférait la solitude ce soir et Raspoutine était un ami dangereux à avoir à ses côtés, dans le meilleur des cas.
Non pas qu'ils soient amis à proprement parler, mais Corto, malgré sa fluence dans une dizaine de langues, était à court de mots convenables pour décrire leurs relations. Peut être même préférait-il qu'il n'en existe pas. Corto sourit, secoua la tête et écarta Raspoutine de ses pensées. Présentement, ce qui l'intéressait, c'était la baie et ses mystères. Il avait bien fait de lancer Raspoutine dans une chasse au dahu. Depuis le temps, il avait envie d'aller seul au bout de cette aventure. Ensuite, il apprécierait davantage la compagnie de Raspoutine. Dommage que ce dernier n'ait pas attendu un jour de plus pour se montrer.
C'était la troisième fois que Corto venait dans la Baie des Trépassés. Il espérait que ce serait la bonne. La plage en tout cas, était telle que dans son souvenir, blanche et déserte sous une lune éclatante.
La première fois qu'il était venu, Corto naviguait depuis moins de deux ans. C'était une lettre de sa mère qui l'avait mis sur la piste, mais le clair de lune n'avait duré que quelques secondes, ne lui donnant qu'un aperçu fugitif ce qui se cachait sous les vagues. Lors de sa deuxième visite, la lune ne s'était pas montrée, le narguant par son absence. Cette nuit cependant, il n'y avait pas un nuage dans le ciel. La pleine lune plongeait directement ses rayons dans l'océan, dévoilant le joyau qu'elle y cachait. Comme la première fois, elle montra d'abord à Corto les tours de pierre blanche et les cloches qui sonnaient à la volée, plus clairement que jamais. Puis, elle s'attarda sur chaque muraille, chaque rue et chaque pierre. Quand le tout fut baigné par la lumière lunaire, la ville se mit à monter vers la surface. La croix de l'église surgit la première, suivie par le clocher qu'entendait si distinctement Corto. D'abord miroitant au fond de l'eau, les tours du château et les murailles jaillirent à leur tour de l'écume, aussi solides que les rêves.
-Sans doute n'est-ce pas prudent, murmura Corto pour lui même, mais à quoi mène la prudence, si ce n'est à l'ennui ?
Il posa le pied sur la voie romaine, à présent parfaitement visible sur la surface des vagues. La route était étroite, mais sèche et praticable. Corto se mit en marche, les yeux fixés sur la ville. Cette nuit, la dernière nuit de pleine lune de l'année, Ys ne reposait pas sous les eau. Cette nuit, Corto pouvait l'atteindre et n'allait pas s'en priver.

La beauté d'Ys, proclamée par les légendes, était sans doute facilement surpassée. C'était une bourgade bretonne construite pour supporter l'assaut des armées et des vagues, pas pour séduire ses visiteurs. Néanmoins, Corto lui trouva un charme remarquable tandis qu'il arpentait ses rues pavées. Ys avait peut être bien été la cité la plus riche de la région, quand on regardait de prêt certains porches de pierre et la ferronnerie des fenêtres. Le sel et l'eau n'avaient fait aucun ravage.
Les rues étaient désertes, mais Corto pouvait entendre des rumeurs de conversations, comme s'il marchait au milieu de passants aussi invisibles à ses yeux que lui aux leurs. Parfois, quelque chose le frôlait fugacement puis disparaissait. Il y avait des parfums dans l'air, qui n'étaient pas seulement ceux du sel marin, mais que Corto aurait été incapable d'identifier.
La ville n'était pas bien grande. Corto eut vite fait d'en faire le tour et de parcourir sa place principale pour contempler de l'extérieur son église et son château. La porte de la première était fermée. Celle du deuxième, ouverte à tout venant. Une musique de fête, mêlant les flûtes et les tambours en provenait, invitant le voyageur à découvrir ce qui se cachait à l'intérieur.
-En Ys, tout n'était que luxe et débauche, murmura Corto. L'invitation est trop belle et trop douce pour ne pas y répondre. Voyons de quoi il retourne.
Le danger était aussi évident qu'attirant. Au mépris de tout bon sens et des conseils maternels, Corto monta les marches du château. Une fois à l'intérieur, la bâtisse lui apparut froide et menaçante. Une humidité y régnait, qui était parfaitement absente du reste de la ville déserte. Les dalles du sol tremblaient sous son passage. Elles semblaient flotter sur un tapis d'eau qui menaçait à chaque instant de les submerger.
Corto finit par aboutir dans une grande salle de réception dont les hautes fenêtres laissaient passer la lumière de la lune qui se reflétait sur le sol de marbre. La musique provenait de là. En tendant l'oreille, Corto pouvait entendre les danseurs bouger en rythme. Il n'entendait que des voix d'hommes.
-Pas de femmes ?, s'étonna Corto. Étrange, dans un château bâti pour une princesse. Ou peut surprenant, vu la tradition. Quoi qu'il en soit, le piège n'est peut être pas où on aurait pu l'attendre.
Il fit demi tour. L'eau lui arrivait désormais aux chevilles, mais la musique avait cessé de le suivre. Corto songea aux danseurs et à la légende qui proclamait que la princesse les faisait tuer sitôt le matin venu après les avoir gardé toute la nuit dans son lit.
Sur le perron du château, l'eau s'écoulait depuis l'intérieur du château jusque sur la place. La ville, quelques instants libérée de sa prison sombrait déjà à nouveau sous les eaux. Il devait se presser. Corto traversa la place en quelques grandes enjambées, puis monta les marches de l'église que l'eau épargnait encore pour l'instant. La porte était entrouverte à présent. Corto n'eut qu'à la pousser légèrement pour que résonne à l'intérieur la liturgie romaine.
Ici aussi, il entendait les ombres des habitants. Ils répondaient en cœur à l'officiant ce soir comme sans doute tous les soirs depuis que la ville avait été engloutie sous les eaux. Le prêtre aussi était invisible. Corto fit un pas de plus et la porte se referma derrière lui. Alors, il ne vit plus rien. Contrairement à la grande salle du château, les larges fenêtres n'amenaient pas ici la lumière de la lune à l'intérieur. On n'y voyait pas plus qu'au fond d'un four.
-Ne manque que la chaleur de celui-ci pour évoquer l'enfer, murmura Corto. Ne peut-on avoir un peu plus de lumière ?
La voix de l'officiant monta d'un ton. Corto sourit en y sentant l'agacement.
-Non ? Tant pis. On dirait que je dois amener la mienne alors.
Il sortit ses allumettes de sa poche et en craqua une. Les lieux s'illuminèrent un instant, juste assez longtemps pour signaler à Corto l'emplacement des torchères. Il s'approcha à tâtons et réussit à enflammer celle-ci. L'intérieur de l'église, put-il constater, n'était pas très dissemblable de la grande salle du palais. Elle avait été visiblement pensée comme son pendant religieux, peut être sa rivale. La pièce était vide, si ce n'était l'unique hostie posée sur l'autel.
Un unique coin de l'église restait plongé dans l'ombre. Corto s'en approcha, une nouvelle allumette à la main. Il nota un changement dans la messe. Le public invisible se taisait à présent. Corto n'entendait plus que leur souffle difficilement contenu. Le prêtre, lui, continuait l'office, mais personne ne lui répondait.
Une fois à côté du coin sombre, Corto craqua son allumette et la lâcha au sol. La lumière ne parvint pas à percer les ténèbres, mais un sanglot s'en échappa et un bruit de chaînes. Corto se retourna vers le prêtre.
-Il faut qu'elle réponde, n'est-ce-pas ?
Le prêtre se mit à parler plus vite, comme pour empêcher Corto ou la personne agenouillée dans l'ombre de réunir leurs esprits. Corto s'alluma une cigarette et en cracha la fumée en direction du prêtre.
-Ou alors il faut qu'on les prononce pour elle ?
Le prêtre continua sa récitation en faisant mine d'ignorer son interlocuteur. Corto claqua de la langue et avala une bouffée de fumée.
-Quelle belle chose que la foi ! Je ne saurais dire si c'est la choses la plus merveilleuse ou la plus terrible que l'homme a jamais inventé. Je connais bien des hommes qu'elle a sauvé, bien d'autres qu'elle a détruit, mais je l'admire. La sincérité m'a toujours paru un sentiment admirable. Pourtant, je ne peux m'empêcher d'avoir des doutes devant la sincérité d'une prière à un dieu dont on n'a jamais reconnu la supériorité ou la réalité. Quelle sincérité ce dieu pourrait entendre dans un cri de désespoir ? Comment croire que des mots sans queue ni tête pour celui ou celle qui les prononce pourraient offrir cette vague idée, la rédemption ? Pour ma part, j'ai toujours eu du mal à suivre les ordres de l'autorité, quand celle-ci se veut toute puissante.
Les mots s'étranglèrent dans la gorge du prêtre. Corto n'entendait plus que des sanglots contenus et les gargouillis de l'eau qui montait de minute en minute. Il se retourna vers la zone obscure.
-Quand à moi, j'aime les légendes, je crois aux fables, mais pas aux obligations. Je ne demande qu'une chose moi, qu'on me laisse vivre. Et si l'on me refuse ce droit, je me crée une nouvelle ligne de chance. Peut m'importe ce qu'on m'autorise à faire ou ne pas faire, je suis le seul juge de mes actes.
Des chaînes invisibles tombées à terre. Un froissement de tissus sur le sol indiqua à Corto que la personne cachée là s'était levée, puis toute l'église plongea à nouveau dans le noir. La seule lueur venait du bout rougeoyant de la cigarette de Corto. Plus un bruit, plus un mouvement, juste un sentiment d'attente et de désespoir.
-Me voilà le nouvel Orphée d'une nouvelle Eurydice, j'imagine. Je n'ai pas signé pour ça, moi. Je n'ai pas les épaules qu'il faut pour être un héros, je suis juste à la recherche d'une belle histoire.
Le silence seul lui répondit, et peut être un sanglot. Corto haussa les épaules avec un détachement affecté et se mit en route, d'un pas de promeneur, comme si l'eau ne commençait pas à s'infiltrer dans l'église par tous les interstices des pierres.
Dehors, la place tout entière était couverte d'eau. Le pantalon de Corto se retrouva immédiatement trempé jusqu'aux genoux. Il trébucha plusieurs fois pendant la traversée et finit par être imbibé d'eau de la tête aux pieds. Il ne grelottait pas, mais seulement parce qu'il refusait de montrer à ces spectateurs invisibles qu'il devinait autour de lui sa douleur. Les eaux de la mer d'Iroise étaient glaciales et il en avait maintenant jusqu'aux hanches.
Derrière lui, il pouvait deviner un unique bruit de pas. Celle qui le suivait peut être était ralentie par l'eau qui gonflait ses robes. Corto ne se retourna pas, puisqu'il était Orphée. Il n'était même pas spécialement curieux de voir le visage de la belle Dahut. Il voulait bien rendre service et les choses s'arrêtaient là. Lui n'était là que parce qu'il s'ennuyait.
Une fois au bout de la place, il s'arrêta pour récupérer son souffle et tâcher de ramener un peu de vie dans ses membres glacés. Il leva la tête et confirma ce qu'il savait déjà. La lune était cachée par les nuages. La voie de sortie était probablement close. Étrange. Rien n'indiquait que des nuages doivent ternir l'éclat de la lune cette nuit, surtout en l'absence totale de vent. Corto se remit à avancer. Il n'y avait d'autre choix que d'aller en avant.
Soudain, Corto sentit quelque chose s'agripper à son manteau et le tirer en arrière.
La cité se renversa vers les profondeurs.

-.-.-.-

La mer restait d'un calme d'huile qui n'avait d'égal que celui de la silhouette qui attendait à côté de la barque sombre. Raspoutine, par contre, bouillonnait.
-Vous ne pouvez me le prendre, tempêta-t-il à l'intention de l'Ankou. Corto n'appartient à personne, et s'il appartenait à quelqu'un, ce serait à moi et à moi seul, vous m'entendez ! Personne ne me le prendra. Je mettrais une balle dans la tête que tous ceux qui essayeront de me le voler. Moi seul ait le droit de le tuer, moi seul ai droit d'avoir son âme. J'ai de l'argent, de l'or et des bijoux dans une douzaine de cachettes et je peux en trouver plus encore. Je peux tuer des gens aussi, autant que la Mort peut avoir envie d'en accueillir chez elle, hommes, femmes, enfants, criminels, innocents, ça n'a aucune importance. Je peux donner un million, je peux donner cent âmes, milles âmes, mais je garde Corto. Vous m'entendez ?
Il mit son nez sous le chapeau de la créature sans voir autre chose que des ténèbres sans fond. Raspoutine frissonna de rage et de peur en se demandant s'il y avait là dessous quelque chose que ses balles puissent tuer.
Un bruit dans la baie détourna son attention de ses projets meurtriers. La nuit noire et la brume gênaient la visibilité, mais Raspoutine cru voir un bouillonnement, en plein milieu de la baie. Un cri lui échappa dans son soulagement.
-Corto !
Le mouvement s'arrêta. Raspoutine eut beau écarquiller les yeux, il ne vit rien de plus. La baie des Trépassés avait retrouvé son calme inquiétant. Raspoutine sentait le sang battre dans ses tempes tandis qu'il comptait les secondes. Il savait que ce n'était pas fini, Corto était un battant et il était trop bon pour laisser Raspoutine seul au monde. Il allait se montrer. Il devait le faire, ou Raspoutine le tuerait de ses propres mains pour lui apprendre. Enfin, les nuages consentirent à se déliter un peu, illuminant le centre de la baie d'un mince rayon de lune. Le bouillonnement reprit, et cette fois, Raspoutine en était sûr, il vit une main sortir de l’abîme. Il passa à l'action.

Corto avala avec soulagement une grande goulée d'air frais, puis sombra à nouveau dans l'eau glaciale. Il tenta de remonter à la surface, en brassant l'eau de ses bras. Hélas, ses gestes étaient ralentis par le froid qui avait atteint ses os. Quelque chose l'entraînait toujours vers le fond, comme une ou vingt mains agrippant son pied et son manteau. Corto essaya de lutter, mais ses poumons étaient en feu. Il ne pouvait plus tenir face au courant qui l'emportait avec la force de mille chevaux au galop et se sentit redescendre vers les profondeurs, vers l'enfer de Plogoff qui avait réclamé tous les habitants d'Ys et tant de marins au cours des siècles.
Une main déchira l'eau et saisit la sienne. Corto trouva la force de la serrer en retour et se laissa tirer hors de l'eau. Sa deuxième main réussit à agripper le bastingage d'une barque. Il n'avait plus la force de s'y hisser, mais il réussit à le serrer de toutes ses forces en claquant si fort des dents qu'il risquait d'en perdre une ou deux au passage. On lui parlait, mais le bruit était couvert par le sifflement dans ses oreilles.
Quelque chose tentait encore de l'attirer en bas. Corto vit passer une rame à côté de lui et leva les yeux pour regarder Raspoutine frapper, frapper l'eau avec des yeux fous. Les mains le relâchèrent à contrecœur. Celle à qui elles appartenaient sombra à nouveau sous la mer avec la cité qui lui servait de prison. Corto eut un tiraillement au cœur en pensant à elle, mais maintenant qu'il lui avait montrer la porte de sortie, peut être que Dahut la retrouverait seule. Peut être. Et sinon, il y avait toujours quelqu'un pour contempler la dernière lune pleine de l'année dans la Baie des Trépassés et assez fou pour emprunter la vieille voie romaine.
En grognant des injures et des menaces envers ce qui rôdait dans l'eau, Raspoutine saisit Corto à bras le corps et l'allongea au fond de la barque. Corto réussit à lui offrir un faible sourire entre deux claquements de dents. Ce bon vieux Ras, il avait bien fait de ne pas l’emmener avec lui. Il était toujours bon de se ménager une sortie. Ou la ménager à Corto, à l'occasion.
Son vieil ennemi et meilleur ami lui offrit en retour une grimace de soulagement, avant de sortir un couteau. Corto n'eut qu'un instant pour se demander si c'était le moment où les envie meurtrières de Raspoutine surpassaient ses désirs plus charnels, mais le couteau n'entailla que ses vêtements. Raspoutine était trop doué au couteau pour lui entailler un millimètre de chair s'il ne le souhaitait pas. De toute manière, dans l'état d'hypothermie avancée où se trouvait Corto, il n'aurait rien sentit.
Sans ménagement, Raspoutine le libéra de tous ses vêtements, ne laissant à Corto que ses chaussures et ses chaussettes, puis se débarrassa de sa veste pour l'enrouler dedans. Quand ce fut fait, il se colla à lui et se mit à frotter vigoureusement pour rétablir la circulation dans les les muscles affaibli de Corto. Chaque friction était douloureuse, mais prouvait à Corto qu'il était encore vivant. Il refusa de fermer les yeux et essaya d'inspirer profondément pour se remettre à respirer normalement.
-Corto, fumier, tu n'as pas le droit de me faire ça, grommela Raspoutine dans un mélange de russe, d'italien et d'espagnol qui trahissait sa peur. Moi seul ait le droit de te tuer et toi tu me fais de ces folies... Je devrais te tuer, ça rallongerait ma vie de plusieurs années. J'aurais du le faire il y a des années, je sais pas ce qui me retient de... Et où est mon trésor ?
-Quel trésor ?, réussit à répondre Corto quand ses dents cessèrent de claquer. Je ne me rappelle pas avoir promis le moindre trésor à quiconque. J'ai simplement voulu faire une petite baignade nocturne.
-Une baignade de vingt quatre heures dans la baie des Trépassés un vingt-neuf décembre ? Pour quel abruti me prends-tu ?
Vingt-quatre heures ? Corto leva la tête vers la lune qui disparaissait déjà derrière les nuages. Elle avait l'air un peu moins ronde. S'il était resté si longtemps en Ys sans même s'en rendre compte, Corto avait eu de la chance qu'elle réapparaisse ce soir. De la chance que le temps ne soit pas trop dilaté entre les royaumes. De la chance que Raspoutine soit là. Corto se remit à frisonner, mais plus seulement de froid. Il préférait compter sur la chance que sur Raspoutine. La première était nettement plus fiable.
Au bout d'un moment, Corto retrouva suffisamment l'usage de ses bras pour s’emmitoufler de lui-même dans le manteau de Raspoutine. Il sentait comme lui la folie et la vodka. Une odeur dangereuse, que Corto inspira néanmoins à pleines narines.
Devant son silence, Raspoutine leva les yeux au ciel et laissa retomber Corto au fond de la barque pour s'asseoir sur le banc et les ramener vers le rivage. Corto soupira de contentement du fond de son manteau et le laissa faire, en répondant à chaque coup d’œil enragé par un sourire amusé. Il risquait sa peau à répondre comme ça à la folie de Raspoutine, mais il n'avait jamais pu s'empêcher de jouer avec le feu.
Il y avait cependant un temps pour tout et ce n'était certainement pas ce temps là. Corto était gelé. Tout ce qu'il voulait, c'était un bon bain ou un bon lit, mais il ne devait pas s'endormir maintenant, s'il voulait survivre à cette nuit. Corto se força à bouger pour s'asseoir sur un banc plutôt qu'au fond de la barque, et jeta un coup d’œil vers le rivage. Il lui sembla distinguer une silhouette sombre qui les attendait, les pieds frôlés par les vagues de la marée montante, puis il ne put empêcher ses paupières de se fermer et s'assoupit malgré lui et les jurons de Raspoutine qui cachaient mal son inquiétude.

Raspoutine se jeta à l'eau pour aider la barque à s'échouer plus vite sur le rivage, puis souleva Corto sous les aisselles et le tira en dehors de celle-ci. Un gémissement de protestation devant le froid qui l'attaquait à nouveau de milles aiguilles lui indiqua que Corto revenait enfin dans le monde des vivants. Raspoutine s'empressa d'ôter sa veste et de forcer le marin alangui contre la barque à l'enfiler, avant de faire de même avec de lui remettre de force son manteau de fourrure sur les épaules. Tout en l'aidant, sa main s'attarda sur la peau de Corto, juste assez pour nourrir des nuits sans sommeil et s'inquiéter de sa température trop basse.
À travers ses yeux mi-clos, le marin le contemplait avec indolence. Raspoutine le gifla sans ménagements aucun et peut être même avec une espèce de jouissance
-Réveille-toi, idiot ! Si tu ne peux marcher, je t'abandonne sur place.
Corto leva un sourcil amusé.
-Ah ? Et où va-t-on ?
-A mon bateau, il est arrimé au nord de la baie.
-Je doute de pouvoir marcher jusque là.
-Oh tu marcheras, même si je dois te brûler la cervelle pour ça. Avance !
Il propulsa Corto en avant. Celui-ci manqua de trébucher, mais réussit à faire quelques pas lents. Raspoutine lui jeta un coup d’œil dégoutté. Si c'était lui qui devait avancer sur une plage en hiver vêtu seulement de chaussettes, de chaussures et d'un manteau de fourrure, il aurait été ridicule. Corto ressemblait à une statue grecque. Il était aussi désirable qu'un dieu. Non, plus encore. Raspoutine n'aurait pas eu tant envie d'offrir la grande et la petite mort à un quelconque dieu. Juste à Corto.
Raspoutine fronça les sourcils. Ce fumier mettait son odeur de cigarettes et de parfum partout sur son manteau. Et il s'était arrangé pour être nu dessous. Raspoutine le connaissait, tout ça était forcément planifié depuis le début. Corto devait bien rire de lui en ce moment même Décidément, Raspoutine le haïssait avec autant de force qu'il le désirait. Comment allait-il pouvoir penser avec cette odeur qui allait tout imprégner autour d'elle dans sa cabine et sur son navire ?
Corto ralentit et se retourna vers lui.
-Ne devrait tu pas remercier ce pêcheur pour sa barque ?
-Quel pêcheur ? Elle était échouée sur le rivage.
-Ah, vraiment ? Alors ta barque est repartie toute seule vers le large.
Raspoutine fronça les yeux et se retourna. Il avait parfaitement remonté la barque sur le rivage, aucun risque qu'elle s'en aille. Corto le prenait pour un marin de pacotille ou quoi ? Et pourtant, la barque dérivait bien vers le large. Dans la brume, on aurait dit qu'il y avait quelqu'un debout dessus. Il tenait quelque chose à la main, de froid et de métallique.
-Une faux inversée ?, s’exclama Corto en tremblant de froid et de rire. Raspoutine, tu as empruntée la bag noz pour me sauver ? Ras, il n'y a que toi pour faire des choses pareilles...
Son ton était chargé d'une telle affection que Raspoutine ne put s'empêcher de le prendre par l'épaule et de le serrer contre lui.
-Regarde où tu met les pieds au lieu de rêver tout éveillé. Il n'y a rien sur la mer, même pas d'écume. Viens, au lieu de dire des bêtises. J'ai de la vodka sur mon navire. On la boira ensemble pour te réchauffer puis on voguera sans s'arrêter vers des mers plus chaudes.
-Est-ce une invitation ou un enlèvement ?
D'une bourrade, Raspoutine le força à avancer, mais il ne le lâcha pas cette fois, le soutenant à chaque pas. Corto en avait bien besoin. Il avançait les yeux fermés, les lèvres bleuies de froid. Raspoutine lécha les siennes de désir contenu. Une trentaine de minutes de marche, peut être quarante dans l'état de Corto, et ils seraient sur son navire. Corto était si épuisé qu'il ne se rendrait même pas compte que Raspoutine s'éclipsait pour donner l'ordre qu'ils larguent les amarres. Quand ce serait le cas, ils seraient à cent kilomètres de toute terre habitée. Raspoutine l'aurait à lui, rien qu'à lui, aussi longtemps qu'il faudrait avant que Corto ne trouve un moyen de s'échapper.
D'ici là, Raspoutine le collerait au fond de son lit avec une bonne rasade de vodka pour lui réchauffer les entrailles. Quand à la peau de Corto, il se chargerait lui-même de la réchauffer. Le lit était assez grand pour deux et Raspoutine attendait depuis trop longtemps de pouvoir parcourir à loisir les lignes de ses muscles de ses mains et de sa langue. Rien que d'imaginer le beau marin, nu dans son lit le toiser de son regard alangui... Raspoutine força Corto à presser le pas et se retint de ne pas lui dévorer le visage en l'entendant rire. Le salaud devinait ses pensées ? Et bien, Raspoutine le ferait crier en retour.

pour:bibifoc, corto maltese, fic, auteur:lorelei

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