[Fic] Le dit des cieux sous terre descendus, Mythes japonais, Amaterasu/Uzume [de Devyn, pour Drac]

Feb 03, 2008 22:28

Titre : Le dit des cieux sous terre descendus
Auteur : Devyn (Participant 6)
Pour : Drac (Participant 8)
Fandom : Mythologie japonaise
Couple : Amaterasu/Uzume
Rating : penche du côté de R
Disclaimer : du domaine public depuis l’aube des temps
Prompt : J'aimerais une histoire centrée sur Ama-no-Uzume, la déesse de l'Aube qui a eu l'idée de danser pour attirer Amaterasu hors de sa cave. Pourquoi pas une jolie petite histoire yuri ?
Notes : C’est au bout du compte plutôt centré sur Amaterasu, j’espère que ce texte te conviendra malgré tout ^^;;;
(J’ai *hum* interprété vraiment assez librement aussi bien le jiuta-maï que le Kojiki, mais je suis très très loin d’être spécialiste ès civilisation japonaise T_T, puisse-t-il ne point rester de trop grosses bêtises ! Grâce soit rendue à wikipedia, et merci à N. & à S.)


Aussi fragile et incertain qu'une goutte de rosée sur le brin d'herbe, tel était l'auguste seigneur échappé du monde souterrain. Dans un ultime élan de rage, dans un dernier sursaut d'orgueil, il avait refermé le passage. Nul ne put le poursuivre jusqu'à l'air libre. Nul ne le suivit. Le ciel, cet azur miraculeux qui jadis ne faisait qu'un avec lui, ne lui semblait pas pour autant accueillant, comme si l'étendue céleste ne lui appartenait plus, comme s'il ne s'appartenait plus. Les visions des vers dévorant le cadavre de sa bien-aimée, elle qu'il était allée quérir, lui brûlait l'âme. La furie de son épouse, elle qu'il avait bafouée, lui ravageait les entrailles. Les imprécations de sa soeur, elle qui n'inviterait plus que destruction et pourriture, lui brûlait le coeur. Il jeta son bâton desséché au loin, s’écorchant les mains, se meurtrissant les bras, se tordant les pieds aux pierres des gorges asséchées. Par les sentes de la montagne, il titubait, en ânonnant ces seules paroles :
La mort m'a mordu
Emportant l'espoir
Dans son domaine froid et humide.
Sa large ceinture, ses bracelets, sa couronne, ses vêtements lui collaient à la peau comme des sangsues. Il les arracha un à un, les jeta au loin, en vain. Sa peau lui rappelait la teinte cireuse du visage de celle qui ne l'inviterait plus dans sa couche. Sa peau le démangeait, le grattait jusqu'au sang. Ses cheveux crasseux, dénoués, emplis de la pourriture infernale, le courbaient peu à peu jusqu'au sol, jusqu'à cette terre, jusqu'à cette grotte, jusqu'aux ténèbres où avait reposé sa moitié. Méphitique, moite, l'odeur infernale s'attachait éperdument à ses pas, s'incrustait, le transformait peu à peu lui aussi en monstre à la colère aussi infinie que le ciel.
Lorsque son errance l’amena, à demi-fou, sur les rives d’une rivière, il s’y jeta, telle une pierre ayant trébuché depuis le faîte des monts, finissant sa course. Il s’y laissa rouler par le courant, il s’y laissa couler, indifférent aux esprits que son agonie engendrait. Lorsqu’il reposa enfin, immobile, inerte, sur une dalle au fond de l’eau, il se rendit compte que cette indifférence s’étendait aussi bien à la vie qu’à la mort. La mort ne le hantait plus. L’eau vive avait consumé sa rage, ses regrets, sa souillure, ne laissant plus que cendres. L’âme lasse, le cœur apaisé, il se dressa au milieu de la rivière.
De son œil droit naquit alors le dieu de la lune, de son nez celui du vent, de son œil gauche la déesse du soleil. Mais celle qui illumine le ciel resplendissait si fort qu’il lui confia aussitôt son collier de perles, l’envoyant derechef régner sur son ancien royaume : il ne pouvait plus supporter sa lumière après son séjour chez les morts, il craignait le souvenir oppressant de l’enfant-feu qui lui avait ravi sa femme en naissant et qui les avait conduits tous les deux dans les ténèbres, il avait compris devant sa splendeur que la sienne avait été à jamais ternie.
Alors que sa fille se lamentait d’avoir été bannie de la vue de son père et soupirait de n’avoir pu rester sur terre, ses fils en conçurent une jalousie aussi déplacée qu’intense. Ils vinrent se plaindre auprès de leur père sur la petite île, enfant d’un passé heureux, où l’ancien seigneur du ciel en habits blancs de deuil attendait de pouvoir rejoindre Izanami. Il attendait sereinement l’occasion de demander pardon à sa sœur, de s’expliquer auprès de sa bien-aimée, d’apaiser son épouse, elle qui avait accueilli la vie en ce monde neuf, elle qui désormais accueillait la mort. Il patienterait jusqu’à la fin des temps s’il le fallait. Il ne voulait plus se préoccuper des affaires du monde. Ce monde n’était plus le sien. Á l’aîné, il accorda donc de régner lorsque Amaterasu se reposerait. Au puîné, il donna liberté de souffler nuit et jour à sa guise dans tout l’espace compris entre ciel et terre. Mais le vent, furieux de n’avoir eu qu’un domaine qu’il jugeait inférieur, sortit en trombe, éclaboussant l’île de sa colère, et jura en son cœur la perte de sa sœur.

Pendant ce temps, la déesse se languissait de la terre comme son père se languissait du passé. N’osant poser le pied sur le domaine qui lui était interdit, elle prolongeait ses voyages au-dessus du sol, s’en approchait autant que possible pour observer esprits, animaux, plantes, humains, tous ces amusants petits bonhommes qui s’échinaient à survivre sous l’ardeur de ses rayons. Mois après mois, elle restait un peu plus, reculait l’heure de rentrer se reposer en son palais, tant et si bien que des milliers d’esprits vinrent présenter leurs doléances au dieu de la lune, fort marri de son côté de n’avoir qu’une ou deux heures pour briller à son tour au firmament, les bons jours.

« Seigneur, l’interpellèrent-ils, auguste seigneur à la si fraîche lumière, nous souhaitons nous reposer plus longtemps sous votre douce égide ! Sous tant de soleil, nous brûlons ! Nous agonisons ! Et à défaut de votre torpeur, votre sœur nous conduit plus sûrement qu’avant dans le royaume des ombres ! Votre père n’aurait point voulu… Votre père ne permettrait point… Seigneur ! Vous devez agir ! Sauvez-nous ! »
Forte de ces plaintes, la lune, bleue et pâle comme un fantôme, se leva plus tôt pour venir à la rencontre du soleil qui s’attardait sur l’horizon. Amaterasu s’empourpra de voir ainsi son frère lui contester son royaume, toutefois Tsuki la fit bientôt rougir pour une tout autre raison lorsqu’il s’inclina bien bas et lui présenta les complaintes des habitants de cette terre qu’elle aimait tant. De honte, elle se cacha brusquement sous l’horizon, telle une dame voilant de son éventail un visage inconvenant.
« Grand frère, finit-elle par murmurer en dardant ses derniers rayons, je m’ennuie tant à mon palais que j’y ressasse sans cesse pourquoi je ne puis rester en bas parmi ceux qui me sont chers. J’en deviendrais bientôt aussi folle que père jadis lorsque nous naquîmes. Mais je ne veux pas pour autant être haïe pour les aimer trop ni en venir à me haïr moi-même et pour rien au monde je ne voudrais leur faire du mal. Je ne sais que faire ! »
Son frère, décontenancé, lui promit de trouver une solution. Et la lune, ce soir-là et les soirs suivants, se creusa la tête en quête d’une idée, se creusa encore et encore, se creusa tant et si bien qu’un soir, la lune disparut du ciel pour aller trouver sa sœur en son palais.
« Si tu cherches, ô mon auguste sœur, lui recommanda Tsuki, si tu cherches et inventes et perfectionnes des moyens d’améliorer la vie les habitants d’en-bas pendant les longues heures où tu les laisseras se reposer sous l’égide de la lune, non seulement ton esprit sera occupé, mais il le sera à faire le bonheur de ceux que tu aimes tant, et ton cœur sera gonflé de joie en songeant à la terre, et ils ne t’en honoreront que davantage. »
Amaterasu en vint ainsi à imaginer comment travailler les pentes en terrasse et détourner les rivières pour y cultiver le riz, comment élever les vers à soie et en tirer de magnifiques pelotes, comment tisser ces pelotes en de vêtements aussi légers et chauds que ses rayons. Elle envoya même un de ses enfants parmi les hommes pour que ces progrès se fassent en paix.
Mais, bientôt, elle prit à nouveau bien plus plaisir à contempler la terre, enthousiasmée par combien elle se transformait sous son influence, qu’à inventer de nouvelles choses. La lune la surprit à traînasser dans les cieux pour observer les montagnes se changer en rizières, les villes surgir du sol pour échanger la soie, avant de se précipiter en rougissant vers l’horizon pour laisser la place à son frère.
Inquiet de la voir retomber dans ses anciens travers, Tsuki, à court d’idées, sollicita le conseil de son cadet qui rageait au-dessus des flots devant les honneurs rendus au soleil dans les cœurs de tout ce qui vivait en bas, qui rageait devant tout ce bel ordre qu’il brûlait d’abattre.
Susanoo vit immédiatement la faille où le vent pourrait s’insinuer pour aller troubler, faire trembler et renverser la mainmise d’Amaterasu sur le monde.
« Je comprends fort bien le désarroi de notre pauvre petite sœur, lui déclara-t-il d’une brise enjôleuse, les cieux sont si loin de tout, si ennuyeux, jamais rien n’y advient, jamais rien de neuf n’y parvient, tout y est tellement immuable ! Ce qu’il te faut, c’est lui procurer un peu de ce chaos d’ici-bas qu’elle aime observer depuis son firmament, voilà qui occupera son cœur si prompt à ordonner le monde. Ramène-lui un peu des merveilles d’ici-bas en son palais ! Ainsi, elle se contentera plus aisément de ce qu’elle a au lieu de languir après ce qu’elle ne peut posséder ! Distrais-la, mon cher frère, distrais-la ! »
Cependant, fort contrit, Tsuki dut convenir d’une faille dans ce divin plan : pas plus que le soleil il ne devait descendre sur terre. Susanoo, riant de sa déconfiture, virevolta autour de lui jusqu’à que son aîné, excédé, lui ordonne de lui-même d’aller lui chercher de quoi distraire leur sœur et maîtresse, ce que le vent avait espéré du départ. Il lui montra un petit tourbillon folâtrant gaiement au bord de la mer qu’il couvait du coin de l’œil depuis que la lune l’avait alpagué. L’auguste seigneur de la nuit convint que la chose, à défaut d’être enchanteresse, avait un côté fort amusant. Cela pourrait bien intéresser un temps celle qui illumine le ciel, au moins jusqu’à l’aube. Et, dès qu’Amaterasu se serait lassée, le vent lui en apporterait un autre. C’était une solution.
« Ne lui révèle pas que ce présent vient de moi, mon frère » recommanda Susanoo dans un ultime souffle avant de déguerpir à l’autre bout de la terre. « Tu sais bien qu’elle est toujours fâchée du tout petit - vraiment tout tout petit pourtant, typhon que j’ai fait souffler hier sur les montagnes, mais comment résister à tester ces nouvelles rizières ? Le vent impétueux n’a pu s’en empêcher, mon frère… Et si elle refuse notre cadeau par ma faute, nous aurons encore de la terre brûlée, des lacs asséchés, des cœurs échauffés à force d’être tenus éveillés, huit cents myriades d’esprits qui viendront en nos palais geindre et geindre et geindre ! Quel ennui ! Nous ne voulons pas subir à nouveau un tel fardeau : cela vaut bien un léger déguisement de la vérité, non ? »
Alors que l’aube se levait, la lune se présenta au soleil, toute écarlate d’avoir couru après le vent la nuit durant, car Susanoo ne savait tenir en place plus de quelques mots. Tsuki en aurait presque soupçonné son cadet de s’amuser grandement à voir les cieux perdre de leur dignité, mais la lune ne lui en tint point rancune, telle était la nature impatiente de son petit frère, et ce dernier l’avait aidé. Il l’avait extrêmement bien aidé même, s’il en crut le visage impatient d’Amaterasu lorsqu’il lui annonça qu’il avait eu une nouvelle idée sans s’expliquer plus avant, sans céder sous le feu de ses questions. Elle saurait ce qu’il avait déniché dès qu’elle reviendrait le soir même en son palais, déclara-t-il :
Quelques chandelles
Dans ta plus petite salle,
Surprise d’un soir...
Les pieds encore endoloris de sa course à travers les cieux, la déesse, le cœur soulagé, s’y précipita bien vite et s’assit sur le trône qu’on lui avait apprêté, sans même changer sa robe encore fatiguée de son voyage, l’âme emplie de curiosité.
Quel ne fut pas son étonnement lorsqu’en lieu et place de son frère, une ombre étrange se profila le long des murs. Un museau de renard surgit, accroupi derrière le panneau qui venait de coulisser au son d’une lointaine percussion. Des doigts aussi pâles que la lune d’automne apparurent le long du bois sombre. Un pied au pouce écarté, tout de blanc vêtu, s’insinua dans l’ouverture. Un cou aussi neigeux qu’une lune de printemps s’avança soudain, et, comme tiré par la longue vibration des treize cordes de la cithare, en une longue glissade le renard se faufila au centre de la pièce, s’y accroupit l’espace d’un instant avant de se relever en tournant lentement sur lui-même. Amaterasu d’étonnement s’en était presque levée avant de se rasseoir tout au bord de son siège, contemplant le spectacle sans oser ne serait que prononcer un mot, de peur d’invoquer une autre image à la place de la menue silhouette qui se mit à danser devant elle, pour elle. Les longues manches se mirent à évoquer les poses propres à l’animal, supposa le soleil qui n’avait jamais pu trop observer les renards. C’était bien de son frère, se réjouit-elle de lui dévoiler l’existence de toutes ces choses nocturnes, cachées, secrètes, auxquelles elle n’avait jamais vraiment prêté attention. Oui, le monde avait besoin de connaître la nuit. Elle comprenait mieux désormais. Elle écourterait son séjour parmi les cieux. « Reviens demain » murmura-t-elle à l’être agenouillé à ses pieds lorsque l’archet fredonna une dernière note sur le luth.
Le soleil se surprit à parvenir à l’horizon à une vitesse inaccoutumée. Embarrassé par sa hâte, il prit tout son temps pour se coucher, essayant de surprendre en de timides coups d’œil par-dessus son épaule les renards qui folâtreraient dans les champs. Une fois à son palais, la déesse se rendit dans la pièce exiguë où l’on n’avait point encore rallumé les lumières : il était encore si tôt, trop tôt assurément, bien trop tôt. Elle s’assit, se leva, ajusta son collier de perles, se rassit, inspecta les murs, songea à revêtir la plus belle de ses robes blanches à bords rouges, s’allongea, bondit, alla se délasser dans un bain parfumé, revint, se para de ses plus beaux atours, arpenta la salle, se leva, se rassit.
Le pas plus sûr, le geste infiniment lent, infiniment gracieux, le renard finit par apparaître quand elle ne l’attendait presque plus. Le menton fortement abaissé pour maintenir le masque d’animal qui lui allongeait le visage, la danseuse découvrait une nuque poudrée, un cou aux veines presque bleutées, baignées par le kimono aux lueurs orangées dans les milliers de chandelles par le soleil lui-même allumées. Amaterasu se demanda un instant si cette peau couleur de lune avait aussi de la nuit la fraîcheur. Lorsqu’un bras rond, tout aussi pâle, tendu au ciel comme à l’extase se dévoila jusqu’à l’épaule, Amaterasu s’imagina un instant le parcourir du doigt. Le masque s’inclina soudain de profil, presque dompté. Le regard du soleil se fixa sur l’oreille de nacre qui y étincelait au milieu d’une chevelure noire comme l’ébène, noire comme l’encre, noire comme devait l’être la nuit sans son frère. Et Amaterasu songea un instant à y apposer ses lèvres. Toute de tension contenue, la danseuse semblait vibrer à l’unisson de celle qui faisait chanter les cordes dans le lointain, de celle qui habitait l’auguste déesse dont les mains agrippaient convulsément la robe en son sein sans comprendre. Non, la nuit n’était jamais ténèbres. Les étoiles y palpitaient comme autant de pâles flammes, et cet esprit, mi-femme mi-animal, tournoyait parmi elles.
Jamais nuit ne lui avait semblé aussi courte, et jamais jour ne fut plus court, alors qu’Amaterasu, le cœur battant, rejoignait au plus vite la petite pièce où le renard se tenait déjà agenouillé, le kimono rouge vif savamment arrangé autour de son fin corps, le buste incliné jusqu’à terre, les mains à son front jointes. La belle sauta sur ses pieds subitement, pour se tordre peu à peu, pouce par pouce, de dos, en une douce torture, et le soleil rêva de dénouer la large ceinture qui en accentuait la courbe. Mais la danseuse descendit à terre, un pied écarté sur le côté. Fascinée, la déesse se leva presque pour le toucher lorsque ce pied s’écarta de plus en plus, jusqu’à la rupture des muscles. Dans le soudain silence, Amaterasu pouvait presque entendre la soie glisser le long de ses cuisses. Dans le soudain silence, une lueur incertaine frôlait presque la danseuse. Dans le soudain silence, les deux femmes essayèrent de contrôler leur respiration haletante. Et quand les dernières notes frissonnèrent, lorsque les chandelles tremblotèrent, s’éteignirent, le masque tomba entre des mains nacrées en conque arrondies. Ce jour-là, si le soleil regardait la terre bien-aimée comme toujours, celle qui étincelle au milieu du ciel s’y imaginait une tout autre merveille qu’elle consigna d’une plume impatiente pendant sa course :
Oreiller d’herbes
Parmi les fleurs de rosée
Un rire mutin
Au creux de la rive
Son dos nu se meut
Épouse la grève.
Armée de deux éventails, la danseuse découvrit peu à peu ses yeux noirs tantôt graves tantôt rieurs. Semblant à peine effleurer le sol, elle tournoyait autour du soleil en laissant échapper des sourires frissonnant de promesses secrètes. Et cette petite bouche soulignée de rouge, Amaterasu se vit soudain la mordiller encore et encore. Tour à tour vierge timidement empêtrée par ses charmes, farouche guerrière ou femme mille fois femme qui par-dessus les lames de soie n’hésitait point à lancer des œillades à faire se lever les morts, la belle lui apportait en son palais tous les visages de la terre, tous les visages de la nuit et du jour. Quel besoin y avait-il d’aller soupirer après le monde interdit d’en-bas ? Quelle envie restait-il d’espérer surprendre à la faveur d’un dernier rayon plongeant les mystères de la nuit ? Tout était ici à portée de main. Lorsque les éventails tombèrent à terre, lorsque la large manche tendue laissa deviner l’arrondi d’un sein au fond de l’étoffe, les chandelles se mirent à brûler avec ardeur. Lorsque, luttant contre l’essoufflement, la danseuse s’inclina enfin à ses pieds, la déesse se rendit compte qu’elle avait écarté les genoux. Elle se tenait depuis le ciel sait combien de temps tout au bord de son siège, les cuisses ouvertes et humides sous sa robe. L’auguste déesse frémit. L’auguste déesse gémit. Mais elle ignorait pour quoi se lamentait-elle le plus : était-ce de son impudence devant la belle danseuse ou était-ce de qu’elle rêvait soudain de faire glisser sa robe, de la remonter jusqu’au nombril pendant que cette bouche rouge suivrait ? Ne sachant que dire, ne sachant comment s’expliquer, la déesse ne bougea ni ne parla. Après une éternité, un éventail baisa ses genoux, une main fraîche comme l’aube s’y posa.
« Vous qui étincelez si paisiblement lorsque tout se repose, entendit-elle, vos sujets attendent votre chaleur, mais pour vous seule, maîtresse, Uzume reviendra demain, reviendra baigner comme les autres nuits dans cette douce lumière dont vous m’honorez, cette lumière adorée. »
Perles cliquètent
De leur fil défaites
Dansent sur le bois.
Écourtant comme jamais auparavant son séjour dans les cieux, Amaterasu fut extrêmement contrariée d’être avertie dès les portes de son palais que son frère l’attendait pour lui faire part d’une nouvelle surprise. Allait-il lui retirer désormais son premier présent ? Elle ne le supporterait pas, décida-t-elle, nul ne le prendrait et honni soit celui qui l’en empêcherait ! Tsuki comprendrait qu’elle veuille à toute fin garder la danseuse pour elle, pour elle seule. Elle lui ferait comprendre même si elle-même ne s’expliquait guère les battements précipités de son cœur.
Quelle ne fut pas sa déconvenue en voyant le dieu du vent s’avancer à sa rencontre, tout émoustillé, la bouche déjà tordue de plaisir.
« Sœurette, ma si auguste parente » l’apostropha-t-il en rotant bruyamment et en exagérant le plus possible un accent vulgaire, car il aimait plus que tout embarrasser le soleil. Il l’embarrasserait là une dernière fois, si la malice était bien avec lui.
« L’on dit partout que tu as trouvé ma petite Uzume à ton goût ! La déesse de l’aube que tout le monde l’appelle, tellement d’elle dépend l’heure de ton lever ! Haha la lune de ses fesses, c’est un autre spectacle ça que notre coincé de frère ! J’lui avais dit à Tsuki, qu’il fallait juste t’occuper un peu ! Qu’y fallait juste occuper ailleurs tes ardeurs ! Qu ‘il fallait juste qu’t’arrêtes de te masturber le cerveau en observant les choses d’en-bas ! Héhé, j’ai tout de suite su ce qui te manquait vraiment…
- Tu mens, hoqueta la déesse, tu mens !
- N’aurais-tu point vu son vrai visage, l’interrompit Susanoo ? Oh, n’aurais-tu point aperçu la sorcière en son miroir, son miroir octogonal, son miroir métallique que le dieu forgeron lui confectionna pour sa danse ? Cela m’étonnerait !
- Un miroir ? Non ? Qu’est-ce ? Je ne l’ai jamais vu…
- Pieds nus qu’elle te branle le sol avec ardeur, qu’elle te le besogne, mon petit tourbillon fertiliseur, qu’elle t’expose son beau petit con humide à tous les vents, à tous les passants ! Je savais que ma danseuse te plairait, sœurette ! Oh, ça fait l’auguste au fond des cieux, ça fait la frigide, mais nul n’a jamais résisté au dégel d’Uzume ! T’as vu comme elle se tord, comme elle halète lorsqu’on la couche sur le ventre, qu’on lui écarte les cuisses et qu’on attend, qu’on attend, puis qu’on fourre deux doigts d’un coup sec dans son sexe… Et rien de tel que de brouter ensuite la peau de ses cuisses, à moins que ce ne soit l’inverse ? Quel beau tableau vous devez former ! Jupe plissée abaissée jusqu’au nombril, jusqu’aux cuisses… »

Aussi fragile et incertain qu'une goutte de rosée sur le brin d'herbe, tel était le cœur flétri du soleil qui s’enfuyait devant les paroles crues du vent, devant ses rires vulgaires qui semblaient résonner sous toute la voûte céleste. Le ciel, cet azur miraculeux, ne lui paraissait plus accueillant. Son palais souillé par sa honte ne lui paraissait plus le sien. Et Amaterasu, horrifiée, humiliée, descendit chercher la vérité sur terre. Dans un ultime élan de rage, dans un dernier sursaut d'orgueil, la déesse interpellait ceux qui croisaient son chemin : « Qui vient donc danser la nuit pour moi ? Donnez-moi son nom ! Qui est-elle ?
- Uzume la sorcière » lui répondait-on, interloqué. «Uzume la joyeuse, Uzume la déesse de l’aube, Uzume le tourbillon fertile, Uzume, celle que tous aiment tant voir danser ! »
L’amour fou avait fait descendre le père, la folie amoureuse fit descendre la fille par le passage jadis scellé. Elle alla cacher sa honte dans la grotte où Izanagi avait vu disparaître son amour et sa vie passée. Elle y erra comme son père avait erré lorsqu’il en était sorti. Et le chaos régnait sur terre, tant et si bien que les esprits viennent à nouveau éplorés se plaindre à la lune qui s’épuisait à briller le plus fort possible pour pallier l’absence de sa sœur, qui s’épuisait en vain et ne savait répondre quand on lui demandait pourquoi jour, chaleur et lumière avaient soudain disparu, pourquoi Amaterasu avait abandonné son trône. « C’est Susanoo » finit-on par apprendre, « c’est lui qui a répandu calomnies à tous les vents, lui qui crie aux quatre coins du monde, l’âme emplie de joie devant tout ce désordre, comment il avait fait fuir le soleil dans la grotte d’où Izanagi était sorti, dans la grotte céleste dont Amaterasu ne ressortira pas, au pays des morts car son cœur il l’a tué dans l’œuf comme jadis le feu l’amour du ciel ! »
Tsuki eut vite fait de démêler le pourquoi du comment, et, furieux devant le rôle que lui avait fait joué Susanoo à son insu, se jeta sur le traître, lui arracha les ongles, le bannit du ciel. Mais cela ne fit point sortir la déesse de sa caverne. L’on manda alors Uzume qui parcourait la terre, de champs en montagnes, de rizières en forêts, désespérée, à la recherche du soleil. L’on lui ordonna de danser pour le faire apparaître. Déesse de l’aube, l’acclama-t-on de toutes parts, déesse de l’aube, auguste déesse, ramène-nous la lumière par ton sourire mutin, rapporte-nous la chaleur par tes danses ! » La lune lui indiqua d’un rayon l’emplacement de la grotte et la sorcière déchira son kimono de la couleur des flammes en lanière, les accrocha à aux branches du sakaki en face de la grotte dont elle revêtit les feuilles toujours vertes, y joint le miroir octogonal, renversa devant l’arbre un baquet qu’elle se mit à frapper de ses pieds. Elle s’y déhancha, tournoyant, découvrant peu à peu sa peau lustrée, ses seins hâlés, le creux de ses reins, l’arrondi de ses hanches, faisait vibrer le baquet de toutes ses forces. Mais cela ne fit point sortir la déesse de sa caverne. Les huit cents myriades d’esprits vinrent de toutes parts aider la déesse : l’on fit chanter des coqs, l’on chanta, l’on rit. En vain.
« Regardez, regardez tous ! la déesse de l’aube a si bien enflammé nos cœurs qu’elle fait apparaître un nouvel esprit du soleil, plus éclatant qu’Amaterasu ! Regardez combien il est beau, l’aimé d’Uzume » cria finalement une voix dans la foule. Amaterasu sortit alors de la grotte, en furie, pour les réduire tous en cendres. Mais le seul être éclatant était elle-même dans le miroir reflétée, le miroir qu’enserrait Uzume dans ses bras. La déesse fascinée, le lui prit des mains sans prêter attention à ceux qui bouchaient discrètement l’entrée du monde souterrain derrière elle. Lentement, elle tourna l’objet vers cette danseuse hâlée, nue, indécente, rieuse, qu’elle ne reconnaissait presque pas.
Elle sourit doucement au reflet, et, serrant contre elle le merveilleux miroir, entraîna Uzume au fond des cieux, jusqu’à l’aube.

mythologie japonaise, fic, pour:drac, auteur:devyn

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