[Fic] Obsession, Neverwhere, Chasseur [de Lorelei, pour Lilange]

May 27, 2022 16:20

Titre : Obsession
Auteur : Lorelei (Participant.e 18)
Pour : Lilange (Participant.e 4)
Fandom : Neverwhere
Persos/Couple : Chasseur, Islington
Rating : K
Disclaimer : Neverwhere et ses personnages appartiennent à Neil Gaiman
Prompt : Chasseur. Le passé de Chasseur, son obsession pour la chasse, qui l’amène à voyager partout sans se fixer réellement, les relations qu’elle a pu tisser puis qu’elle a quittées.
- Peut également inclure le moment où elle est embauchée par Islington dans le but d’obtenir la lance.


La chasse. C'était un besoin, une obsession. Chasseur en avait fait son nom, son identité. Elle n'était rien sans la chasse. Tout le reste disparaissait derrière cet unique besoin, pister sa prochaine proie et l'affronter. Le reste, besoin, désirs, chagrins, regrets, noms, elle avait laissé tout cela derrière sans difficulté aucune. Elle savait ce qu'elle voulait, alors pourquoi s'encombrer de choses superflues ? Combien de guerriers avait-elle vu mourir parce qu'ils refusaient de se débarrasser de ce poids ?
Pour être honnête, certains étaient morts de sa main. Parfois, le prix à payer pour rester la meilleure était de s'assurer de rester vingt pas devant les autres. Chasseur était la meilleure, et elle le resterait, aussi longtemps qu'il y aurait une chasse à mener. C'était ce pour quoi elle était faite. Elle était toute jeune quand elle avait réalisé qu'il y avait des monstres en ce monde, que l'on parle de celui d'En-bas ou de celui d'En-haut. Trop jeune, sans doute, à peine assez vieille pour se souvenir.
Les souvenirs. C'était la seule chose dont elle ne s'était pas débarrassé au cours de sa longue existance. Il ne fallait pas y voir l'expression de la nostalgie ou croire que c'était là sa faiblesse. Chasseur se souvenait car l'expérience accumulée faisait d'elle la meilleure et car le souvenir de ses chasses était la seule chose qui lui permettait de tenir le coup pendant qu'elle cherchait des pistes vers la suivante. La chasse lui était nécessaire, bien plus que de respirer.
Chasseur sortit de la gaine accrochée à sa cuisse son couteau. Elle avait besoin de s'occuper les mains. Cela faisait bien trop longtemps qu'elle n'avait pas chassé et elle détestait Londres et ses odeurs. Ce n'était pas tout à fait la faute de Londres si elle lui rappelait une autre ville, mais cela n'empêchait pas Chasseur de s'impatienter.
Le couteau, bien sûr, était déjà tranchant à souhait. Chasseur s'occupait parfaitement de ses instruments de travail. Nul ne parviendrait à son niveau sans cela. Elle ressentait tout de même le besoin d'affiner encore le tranchant de la lame. Depuis sa première chasse, elle aiguisait ainsi son couteau, et en aiguisant la lame, elle préparait son esprit à l'affrontement. Bien sûr, ce n'était pas le couteau qu'elle utilisait lors de cette première chasse. Celui-là avait depuis longtemps disparu. Elle l'avait aiguisé jusqu'à ce qu'il se casse dans la gorge d'un monstre.
C'était sa première chasse, mais pas son premier monstre. Chasseur se souvenait encore de celui-ci, s'en souviendrait jusqu'à la fin des ses jours et comme avant chaque chasse, elle se remémora.
Son premier monstre était un humain, mais fallait-il s'en étonner ? Ceux d'En-haut étaient capables de toutes les monstruosités à côté desquelles les horreurs d'En-bas n'étaient que broutilles. Chasseur était enfant, alors. Elle portait un nom comme tous les enfants. Peut être évoquait-il une fleur ou un oiseau. Peu importe, elle l'avait oublié. Chasseur avait conservé ses souvenirs, mais uniquement s'ils se rapportaient à la chasse. Son nom, le visage de ceux qui l'avaient élevé, le nom de son visage, pourquoi conserver ceci alors qu'elle pouvait mémoriser de nouvelles façons de manier la lance ou l'épée ?
Quelques détails, cependant, restaient gravés dans sa mémoire. Chasseur se souvenait du sable et du soleil sur sa peau. Elle se souvenait des cris d'agonie de ceux du village pendant que les étrangers brûlaient leurs maisons et passaient la corde autour du cou et des poignets des survivants. Elle se souvenait du visage du monstre et de son uniforme aussi rouge que le sang dont-il était maculé. Si elle fouillait les tréfonds de sa mémoire, il lui semblait qu'elle se rappelait aussi de la peur qu'elle avait ressentit alors. Elle savait comment les gens réagissaient au malheur, en particulier les enfants, pour l'avoir observé de ses yeux. Ils pleuraient, gémissaient, se lamentaient en se déchirant la chair ou bien restaient immobiles, la bouche ouverte sur un cri silencieux. Son cœur à elle était plus sec que les pierres désormais. L'enfant qui avait regardé le monstre dans les yeux avait décidé de ne plus avoir peur ce jour-là.
Le voyage dans lequel elle avait été entraînée avec les autres captifs, elle ne s'en souvenait pas. Peut être que le bruit de vague qui la berçait parfois était un souvenir de ce voyage, peut être pas. Le reste avait fui de sa mémoire. Si elle l'avait voulu, elle serait incapable de retracer ses pas pour retourner là où elle était née, mais n'en voyait de toute manière pas l'intérêt. Elle n'avait plus de maison là-bas, pas plus que de famille ou d'attaches. Sans doute pleura-t-elle sur ce bateau. Peut être un autre survivant tâcha-t-il de la réconforter. Une chose de sûre, on l'avait nourrie pendant le trajet et elle, en retour, avait nourrit sa colère et étranglé sa peur entre ses petites mains. Quand ils étaient arrivé à destination, elle n'était pas prête, mais elle avait entamé le chemin qui la conduirait à devenir Chasseur.
Son deuxième monstre, elle le découvrit sur le pont du bateau où on la fit monter à grands renforts de coups de fouet après l'avoir forcée à descendre dans la cale obscure. La première chose qu'elle remarqua ne fut ni le ciel aussi limpide qu'au-dessus de son visage, ni le port de pierre avec la foule affairée, mais le monstre qui s'étendait quasiment à l'infini derrière celui-ci.
Roma.
Ils durent tirer et pousser Chasseur jusque dans la gueule du monstre. Oui, elle avait peur, elle n'était encore qu'une enfant, mais Chasseur s'était senti pousser des crocs et des griffes en voyant la cité tentaculaire. Le monstre devait être détruit et elle serait celle qui planterait l'arme dans sa nuque, mais elle n'était pas prête. Elle refusait d'entrer dans l'arène avant d'être prête au combat, mais les serviteurs du monstre n'écoutèrent pas ses protestation. Un collier de fer autour du cou, elle tomba entre les griffes de la ville.
À Rome, la vie humaine avait un prix. Chasseur était petite et elle était femme. Le sien fut dérisoire. Très vite, elle appris à baragouiner assez de latin pour comprendre qu'en grandissant, son prix ferait de même jusqu'à ce que la ville broie sa beauté comme elle avait broyé sa liberté. Une autre se serait effondrée. Chasseur accepta chaque coup de fouet et de poing en défiant la ville du regard, testant sa force et cherchant ses faiblesses.
Une nuit, le monstre prit feu. On raconta plus tard que l'homme qui prétendait dominer le monstre joua de la lyre au-dessus des flammes et de la fumée. Chasseur, elle, en profita pour échapper à ceux qui prétendaient être ses maîtres alors qu'ils appartenaient tous au monstre. Comme celui qu'ils appelaient César, elle grimpa jusqu'à dominer la ville et la jaugea du regard. Comme lui, peut être, elle éclata de rire. On avait tenté de se débarrasser du monstre. On avait échoué. Mais contrairement à celui qui avait fait ça, Chasseur n'était ni folle, ni idiote. En voyant les esclaves du monstres s'affairer comme des fourmis pour le libérer des flammes, puis pour le reconstruire, elle finit de comprendre. Rome ne pouvait être abattue. Le monstre nourrissait ses parasites et les contaminait de sa noirceur. En échange, ils l'adoraient, la paraient de marbre et propageaient sa gloire par le fer et l'or. Et s'il en allait ainsi de Rome, il en allait ainsi de toutes les villes. Rome, Carthage, Tyr... Toutes des monstres, toutes immortelles, tant que leurs esclaves étaient consentants. Pour tuer Rome, il aurait fallu tuer chaque individu du million d'esclaves qui trimaient pour remplir le ventre de la bête. Un combat impossible à gagner.
Sauf que, de là où elle se tenait, Chasseur pouvait le sentir. Rome n'était que le monstre visible. Il y avait quelque chose dans ses entrailles, quelque chose qui bougeait, qui grondait et qui faisait trembler Rome elle-même. Et si Chasseur ne pouvait détruire Rome, elle pouvait détruire le monstre à l'intérieur, celui qui transmettait à la ville sa force, sa haine et sa rage. Ce monstre-là, Chasseur pouvait l'abattre. Si elle y parvenait, Rome serait réduite à l'impuissance, à jamais incapable de surpasser sa puissance actuelle, obligée de végéter dans son propre cloaque.
Chasseur redescendit et posa son pied nu sur les cendres chaudes du monstre. Rome se méfiait d'elle autant que Chasseur se défiait de Rome, mais ce jour-là, le monstre était affaibli et Chasseur voyait ses faiblesses. Quand les soldats furent chargés de retrouver les esclaves évadés et de les ramener à leurs maîtres, elle inspira et marcha en plein milieu de la rue, respirant au même rythme que la cité.
Les hommes en armes passèrent à côté d'elle sans la voir.
Pour la première fois depuis sa capture, Chasseur sourit. Désormais, le monstre ne savait plus qu'elle était là. Il pourrait la chercher, il ne la trouverait jamais. Maintenant, c'était à elle de se mettre en chasse. Pour atteindre sa proie, elle devait descendre toujours plus bas dans les entrailles du monstre, bien au-dessous de la rue.

Le grand incendie n'avait pas ouvert une porte que pour elle. Chasseur n'était pas la seule à être devenue invisible à la ville. Toute la population de Rome était représentée parmi ceux qui s'étaient réfugiés au milieu des rues, invisibles aux autres. Il y avait là l'esclave, le plébéien, et même une ou deux matrones dans les yeux desquels se disputaient l'effroi et le soulagement. Ceux-là la comptaient pour rien. Ils erraient comme des misérables, certains suppliant les bonnes gens affairées de les voir et de leur parler. À leur place, Chasseur aurait eu honte. Même si son cœur battait la chamade face à sa liberté nouvelle, Chasseur se mit immédiatement à en profiter. Elle se servit sur les étals, goûtant tous les fruits réservés aux vrais citoyens qui lui avaient mis l'eau à la bouche des années durant. Puis, elle choisit le meilleur couteau sur l'établi d'un forgeron, et elle se mit en chasse.
Pas de la Bête, bien sûr. Elle n'était pas prête pour ça. Mais c'était quand même une chasse.
Sa proie, elle la trouva sur le Capitole, en train d'écouter attentivement les beuglements désordonnés d'un homme vêtu d'une toge de sénateur. Une foule de gens comme eux l'écoutaient affirmer que leur sort était une chance donnée par les dieux de récréer une République comme l'avaient rêvé Brutus et Cassius. Certains avaient même l'air intéressés.
-Est-ce qu'il a vraiment été sénateur ?
L'homme à côté de qui Chasseur s'était positionnée haussa les épaules.
-Qui sait, dans cette ville et à cette heure ? Quand à savoir s'il peut refonder une République...
-Il n'y arrivera pas. Ces gens sont trop méfiants pour travailler ensemble. D'ici un an, il y aura vingt tyrans ans cette foule.
L'homme baissa alors son regard vers elle et lui accorda enfin l'attention qu'elle voulait de lui. Il dut apprécier ce qu'il voyait dans ses yeux, car il hocha la tête.
-Et autant seront morts, oui. Je suis Fulgur le Thrace. Toi ?
Fulgur, c'était la Foudre. Le nom était romain, pas lui, mais il lui allait comme un gant. Il était fin, élancé, musclé et assez intelligent pour avoir profité comme elle de l'occasion et fuit l'arène pour se battre en homme libre. Son nom était murmuré avec adulation par les déshérités auquel Chasseur avait parlé après son évasion. Sur le sable du Colisée, il était le meilleur. Et il avait gardé ses armes au moment de sa fuite, même s'il avait égaré son casque. Il savait que les combats n'étaient pas fini, mais il était prêt à accueillir la mort à visage découvert. C'était l'homme que Chasseur cherchait.
-Je n'ai pas encore choisi, mentit-elle.
Elle avait porté le nom d'une proie, puis reçu celui d'un objet qu'on possède. Mais dans sa tête, elle était déjà Chasseur.
Fulgur approuva sa réponse d'un signe de la tête. Lui avait déjà un nom de guerre, alors il pouvait comprendre le besoin de Chasseur de faire de même. Cependant, elle n'était pas prête à lui confier son nouveau nom. Elle ne voulait pas de moquerie ou de condescendance de sa part. Un jour, peut être, s'il gagnait sa confiance. Chasseur avait été esclave, elle savait qu'il était impossible de faire confiance à quiconque, même à quelqu'un dans la même situation. Sans compter que prononcer ce nom à voix haute pouvait alerter la Bête de ses attentions et cela était hors de question.
-Il a au moins raison sur un point, reprit Furlgur en désignant l'orateur. Nous ne pouvons rester là à errer parmi les vivants.
-Tu crois que nous sommes morts ? Que le feu et la fumée nous ont eu ?
-Non, mais une partie de ceux-là le croient et continuera à le faire tant qu'ils seront si près des leurs. Ce dont ils ont besoin, c'est d'un but. Hier, j'ai vu une femme secouer son mari par les épaules et le supplier de la voir. Pauvre femme.
Pauvre ? Elle était libre. Chasseur n'avait pas de pitié pour les faibles. La femme apprendrait, ou elle mourrait. En dehors de ça, Fulgur disait vrai.
-J'imagine que certains ont tenté de quitter la ville ?
-En vain. J'ai essayé, par curiosité. J'ai à chaque fois fini par me perdre, même en grimpant sur les toits pour garder les portes dans mon angle de vision. Rome nous garde prisonniers.
Pas Rome, non. Fulgur avait peut être les yeux ouverts, mais il n'avait pas l'air de sentir comme Chasseur ce souffle brûlant qui s'échappait du sous-sol, cette rage qui essayait de s’immiscer dans leurs pensées. Fulgur aussi était une proie.
Pas Chasseur. Plus jamais.
L'orateur continuait à s'égosiller pour retenir l'attention de la foule qui commençait à s'éloigner. Ses grands gestes attirèrent l'attention de Chasseur.
-Je connais vos questions mes amis ! Mais quel lieu accueillera notre corps de citoyens ? Où construirons-nous notre République ?
Chasseur calqua sa respiration sur celui de la Bête et prononça les mots que celle-ci voulait entendre.
-En-dessous.
Sa voix résonna clairement sur toute la place. La petite foule se tourna vers elle, aussi interloquée que le peut-être sénateur. Chasseur soupira d'agacement.
-Vous ne sentez donc pas qu'il y a un monde sous nos pieds ? Vous ne vous sentez pas tirés dans cette direction ?
Elle s'interrompit avant de trop en dire et de les effrayer. Fulgur la prit par le bras.
-Tu peux les conduire en sécurité ?
-Je peux les conduire en bas. Nous verrons si c'est plus sûr qu'ici.
Ce serait pire, bien pire. Mais ça, ils n'avaient pas besoin de l'entendre. Chasseur ne voulait pas les bouleverser, pas comme ça et pas maintenant.
-Tout vaut mieux qu'être des ombres ici, décréta Fulgur avec l’assentiment d'une partie de la foule. Que veut-tu en échange ? Rien n'est gratuit ici.
Chasseur attrapa son collier d'esclave et le montra à Fulgur.
-Je ne veut plus jamais être incapable de me défendre. Apprend moi à me battre et je vous guiderai. Pas juste à me défendre, à me battre.
-Je peux faire ça, et je t'enlèverait aussi cette horreur d'autour de ton cou. Montre-nous la voie.
La foule se pressait autour d'eux avec des yeux avides. À ce moment là, malgré son jeune âge, sa maigreur et son inexpérience, Chasseur aurait pu devenir leur reine, mais l'idée ne lui caressa pas un instant l'esprit. Elle sortit son couteau, s'entailla la main et la tendit vers Fulgur.
-C'est un marché.
Il saisit son arme et l'imita. Leur marché scellé par le sang, Chasseur se concentra. Elle pouvait presque sentir les battements de cœur de la Bête. Un jour, elle saurait le faire instinctivement, mais ce n'était pas encore le cas. Tout juste percevait-elle où était les failles qui permettaient d'échapper à la Rome d'En-haut, car c'était par là que le souffle de la Bête se répandait dans la cité. Même sans cela, le premier idiot venu aurait du deviner quelle était la voie principale vers les tréfonds de Rome. Chasseur descendit du Capitole, une foule toujours plus dense derrière elle. Elle n'avait pas envisagé qu'ils étaient si nombreux à s'être échappés. Cela lui faisait presque regretter d'avoir proposé de tous les guider, mais elle continua à avancer vers la Cloaqua Maxima. En comprenant que c'était là qu'elle les entraînait, Fulgur se frappa le front.
-Les égouts, bien sûr. C'est à se demander pourquoi je n'y ai pas pensé moi-même.
La ville l'en avait empêché, sans nulle doute. Elle essayait encore de les retenir à la surface pour les dévorer, mais dans quelques instants ils lui échapperaient à jamais en tombant autre les griffes de l'autre Rome. Il fallut juste attendre le temps que la foule trouve de quoi faire des torches, puis ils pénétrèrent dans la Rome d'En-bas.
Chasseur n'oublierait jamais ce moment où elle avait sentit l'univers changer autour d'elle. En-bas, tout était plus sombre, plus menaçant, plus étouffant. Ils étaient toujours dans Rome, mais une Rome en ruine, plongée dans l'obscurité, où des morceaux de colonnes émergeant de marécages devaient leur servir de chemin. L'odeur des égouts était omniprésente, mais Chasseur eut quand même l'impression de commencer à respirer pour la première fois de sa vie. Derrière eux, un enfant pleura.
-Il faudra nous y faire, j'imagine, grimaça Fulgur.
Chasseur hocha la tête. Elle s'y faisait déjà, et elle sentait sur sa nuque le souffle de la Bête, confirmant ce qu'elle savait déjà. Rome était un monstre, mais une autre bête régnait dans ses entrailles. Pour échapper à la première, elle les avait volontairement offerts aux griffes de la seconde et elle seule savait ce qui se cachait là. Chasseur se pencha sur le côté et vomit tout le contenu de son estomac. Fulgur l'empêcha de tomber et lui murmura des propos qui se voulaient rassurant, comme un père l'aurait fait pour sa fille.
Des siècles après, Chasseur se rappelait avoir voulu accepter le réconfort qu'il lui proposait. Elle s'était haï d'avoir trainé tous ces gens dans la Rome d'En-bas. Ils ne méritaient pas ce qui les attendait. Mais il était trop tard et Chasseur se dégagea de l'étreinte de Fulgur.
La Rome d'En-bas devint son territoire de chasse. Ils n'étaient bien sûr pas les premiers à y pénétrer. D'autres y étaient déjà tombés par erreur, au fil des siècles, mais jamais en aussi grand nombre. Il y avait toute une société à construire dans la Rome d'En-bas, mais Chasseur ne s'intéressait pas à ces choses là. Jour après jour, elle se rendait auprès de Fulgur et le tannait pour qu'il lui enseigne l'art de se battre. Elle apprenait une nouvelle manière de bouger, de frapper, puis retournait s'entraîner sur les rats et les chiens sauvages qui erraient dans les marécages. Du gladiateur, Chasseur appris tout ce qu'il savait, puis elle fit de même avec les rares soldats tombés avec eux. Rien d'autre ne l'intéressait.
Fulgur lui enseigna d'abord son savoir avec de la bonne volonté. Il était fier de la voir progresser et de devenir une femme forte, capable de défendre leur petite communauté. Il était moins fier de la voir disparaître de plus en plus souvent et longtemps, à la poursuite d'ombres. Et bien sûr, il était vexé de la voir devenir plus dangereuse que lui. Ils se disputaient de plus souvent, se séparant quand Fulgur lui criait qu'elle devait rester auprès des siens à faire son devoir, comme si l'un et l'autre avaient été des légionnaires et qu'ils devaient la moindre chose à la ville qui les avait asservi et à ses habitants. En retour, Chasseur se mit à lui cracher qu'il se faisait vieux et bedonnant et qu'avant de lui dire ce qu'elle devait faire, il ferait mieux de se remettre lui-même à l'entraînement. Entre eux, le respect et l'affection laissa la place à la colère et au ressentiment.
Puis, la Bête frappa. Honnêtement, Chasseur était étonnée que cela lui ai prit tant de temps, ou même que les habitants d'En-bas ne se soient pas rendu compte plus tôt de sa présence. Elle et Fulgur furent appelés pour examiner les corps et interroger l'unique survivant. Ils écoutèrent celui-ci leur décrire d'une voix tremblante une créature d'ombres aussi grande que le Panthéon. Pendant que Fulgur posait les questions, Chasseur se pencha vers le sol. Elle sentit sa main trembler pendant qu'elle retournait les corps pour examiner de plus près les griffures mortelles sur ceux-ci. Une femme avait été littéralement éventrée, les deux parties de son corps reposant à six pas l'une de l'autre. Un seul des corps avait été en partie dévoré. Derrière elle, l'homme sanglota qu'ils avaient vécu les derniers jours avec l'impression que quelque chose les observait et que la chose avait prit son temps pour les tuer, les laissant fuir avant de les pourchasser à nouveau jusqu'au lieu du massacre. La Bête tuait donc par plaisir, pas par faim. Chasseur n'en était pas étonnée.
Elle se redressa, s'assura que son couteau était bien serré contre sa jambe, prit sa lance et suivit les traces de la Bête. Fulgur se plaça sur son chemin.
-Tu déranges les traces. Et tu es sur ma route.
-Arrête toi là. Nous avons à parler.
-De quoi ? Il n'y a rien à ajouter, cet homme nous a tout dit. Je me met en chasse.
-Tu savais.
Chasseur s'arrêta net et se tourna vers Fulgur. Sa main se crispa sur sa lance.
-Quoi que tu veuille me dire, dis-le clairement.
-Tu savais pour ce monstre. Je le lis dans tes yeux. Mais depuis quand ?
Chasseur détourna le regard, et c'était une réponse suffisante. Les yeux de Fulgur se firent durs.
-Depuis le début, donc.
-Laisse-moi passer, vieil homme.
Fulgur posa sa main sur son poignard.

La suite, Chasseur préférait ne pas y penser. Elle posa sa pierre à aiguiser sur ses genoux et chercha le reflet de ses yeux sur la lame de son poignard. Ce jour là, elle avait fait ce qu'elle avait à faire et puisque quelqu'un devait s'occuper de la Bête, il fallait que ce soit elle, la seule apparemment à réaliser qu'elle rôdait à deux pas d'eux. Bien sûr qu'elle savait que cet afflux de gens dans la Rome d'En-bas serait un appât pour la Bête, mais il fallait en passer par là. C'était regrettable, mais la Bête devait être abattue. Rome devait être mise à terre.
Chasseur ne regrettait rien. À quoi bon, d'ailleurs, après tout ce temps ? Les morts étaient morts, et rien ne les ramènerait. Si elle devait penser à sa première chasse, elle préférait penser à la manière dont son cœur s'était mis à battre au rythme de celui de la Bête, à la façon dont elle s'était jouée d'elle, la pourchassant des jours et des jours avant de la conduire là où elle voulait pour l'abattre. Un moment absolument glorieux. Même aussi longtemps après, le sang battait plus vite dans ses veines rien qu'à se rejouer la scène.
Après coup seulement, elle avait compris. Il n'y avait que dans la chasse que Chasseur était véritablement libre. Libre du passé, libre du collier de fer qu'elle avait un jour porté autour du coup, libre des obligations, des devoirs, des regrets, libre du poids de ses actes et des monstres qui étendaient ses griffes pour l'asservir. Et une fois cette première chasse terminée, ces chaînes invisibles se réimprimèrent sur sa peau.
Elle était rentrée là où résidaient la plupart des habitants de la Rome d'En-bas, un temple tombé dans l'oubli, couverte du sang de la Bête. On l'avait applaudie, encensée. On avait pleuré le brave Fulgur, toujours prêt à défendre la communauté. On avait bu, dansé, chanté. Et dans la bouche de Chasseur, qui pouvait maintenant porter ouvertement son nom, le vin et le pain n'étaient que cendres.
Alors, oui, elle avait compris. Tuer la Bête avait été une erreur. Celle-ci morte, Chasseur n'était plus qu'à moitié vivante. Les mois et les années suivantes, elle se traîna d'un campement de la Rome d'En-bas à l'autre, cherchant ce qui pourrait à nouveau lui donner l'impression que son cœur battait. Puis, elle réalisa qu'elle ne vieillissait pas, au contraire de gens qu'elle connaissait depuis des années. De toute évidence, la Bête lui avait fait quelque chose, au moment de mourir. Était-ce le sang dont elle avait été inondée ou une malédiction lancée dans son dernier souffle ? En tout cas, Chasseur ne lui échapperait jamais totalement. La certitude que Rome péricliterait maintenant que le monstre qui nourrissait sa rage était mort était une bien maigre compensation à tout ce que Chasseur avait perdu.
Alors qu'elle errait comme une âme en peine dans un endroit qu'elle avait cru posséder et dominer, Chasseur n'avait plus que des regrets ; Elle aurait voulu revenir en arrière, à l'époque où elle traquait le monstre. Elle ne changerait rien à ses choix d'alors, mais elle prolongerait la traque, encore et encore, jusqu'à ce que sa faim et sa soif soient rassasiées. Il lui semblait devenir folle à voir les idiots qui peuplaient la Rome d'En-bas s'affairer comme des mouches pour essayer de survivre et lui demander son aide en pleurant. Elle n'était pas capable de vivre pour les autres, elle avait besoin du frisson de la traque et elle l'avait perdu.
L'arrivée des portiers changea la donne. Enfant, Chasseur s'était découvert le pouvoir de sentir l'existence de la Bête avant même de la voir, puis de la traquer là où personne n'aurait osé s'aventurer seul. D'autres avaient développés des pouvoirs étranges dans la Rome d'En-bas. Il y avait des prophètes, il y avait ceux qui pouvaient parler aux rats. Quand à ces gens là, ils pouvaient ouvrir des portes vers n'importe où. Dans la Rome d'En-bas, cela faisait d'eux des patriciens. Ils commencèrent par stabiliser certains des passages entre la Rome d'En-bas et celle d'En-haut, puis par augmenter la quantité de nourriture qui parvenaient dans les estomacs de chacun. Chasseur regarda tout ça à distance, en rongeant son frein. Elle devait attendre le bon moment, pour ne pas paraître avide et désespérée.
Enfin, elle céda et se rendit vers la demeure des portiers pour les supplier de lui ouvrir une porte vers une autre ville, n'importe laquelle. Sans surprise, ils se montrèrent réticents. Jamais aucun d'eux ne s'était risqué à ouvrir une porte aussi loin et ils n'en voyaient pas l'intérêt. S'ils manquaient de quoi que ce soit, ils pouvaient ouvrir une porte vers n'importe quel grenier ou entrepôt de Rome. Et ils doutaient que fuir dans une autre ville ne permettrait pas à Chasseur de retourner dans le monde d'En-haut. Elle balaya toutes leurs remarques d'un geste. Elle ne voulait pas retourner En-haut, juste explorer le monde. De plus, toutes les villes ne commerçaient pas avec Rome, quoi qu'en disent ses empereurs qui brassaient de plus en plus de vent et de moins en moins de pouvoir. Chasseur insista. Elle pouvait explorer ces villes et en ramener aux portiers des produits exotiques qui les enrichiraient encore plus, voire leur servir d'éclaireuse avant qu'ils ne se décident à ouvrir des comptoirs dans ces autres villes.
Ils se rendirent devant la sagesse de ses propos et, enfin, Chasseur put échapper au monstre romain. La première ville où ils l'envoyèrent fut Athènes, simplement parce qu'ils voulaient être prudents en exerçant leurs pouvoirs et éviter d'épuiser leurs pouvoirs. Chasseur leur pardonna aussitôt, car quand elle posa le pied dans l'Athènes d'En-bas, elle sentit un battement de cœur menaçant résonner au même rythme que le sien.
Aussitôt, Chasseur se mit sur la piste de cette Bête, en même temps qu'elle nouait des contacts pour les Portiers. Si elle voulait qu'ils continuent à lui rendre service, elle devait se montrer une partenaire digne de confiance. Tandis qu'elle se renseignait sur la Bête, un ordre de prêtresses qui survivait dans les entrailles de la ville depuis des siècles lui expliqua ce qu'elle était. Un héros, envoyé pour tuer la Bête de Rome, comme celui qu'elles avaient récemment découvert et armé, destiné à tuer celle d'Athènes. Celle de Rome ne pouvait être tuée que par un couteau rougit du sang d'un ami. Celle d'Athènes serait tuée par un pieu taillé dans l'olivier d'Athéna. Chasseur remercia les prêtresses pour leurs réponses et rattrapa le sois-disant héros. Il était plus âgé qu'elle ne l'était lors de sa première fois, mais il n'avait pas l'expérience que Chasseur avait accumulé. Une fois le pieu dans sa main, elle chercha la Bête, et la tua.
Il n'y avait pas d'assez grande récompense pour la femme qui avait tué le Sanglier d'Athènes, même si celui-ci était bien moins grosque la Bête de Rome. C'était une Bête aussi vieille et fatiguée que la ville qui l'abritait. Les prêtresses acceptèrent d'oublier qu'elles avaient choisi un autre pour cette tâche et les portiers installèrent l'un des leurs dans l'Athènes d'En-bas. Chasseur, elle, dut lutter à nouveau contre l'apathie qui l'envahissait, trop vite revenue après la mort de la Bête. Elle avait traqué celle-ci trop vite, mais n'avait pu résister à ce besoin vital de partir en chasse. Heureusement, les portiers lui assurèrent d'autres occasions. Après Athènes, il y eut Thèbes, Alexandrie, Ctesiphon... L'un après l'autre, Chasseur traqua leurs monstres, découvrit leurs habitudes et leurs faiblesses. L'un après l'autre, elle les abattu, s'assurant ainsi que les villes qui grandissait sur leur dos déclinent à leur tour, comme Rome avait commencé à le faire.
Le défi la rendait vivante. Ces Bêtes étaient toutes féroces, déterminées, vicieuses et retorses. Il fallait apprendre à se rendre invisible à leurs sens pour les pister sans se faire repérer, puis trouver les repaires où elle se réfugiaient quand elles se sentaient menacées. Enfin, après avoir appris leurs habitudes et leurs faiblesses, il fallait trouver l'unique arme capable de les tuer. Pour tout ça, Chasseur était la meilleure. Elle n'était pas la seule à prétendre tuer ces monstres, mais elle avait trois coudées d'avance.
Au fur et à mesure que les portiers développaient leur réseau, depuis Rome jusqu'à la lointaine Chine, installant une nouvelle branche de la famille dans chaque grande ville, la réputation de Chasseur grandissait et finit même par la précéder. Désormais, face à la menace d'une Bête, on appelait Chasseur à l'aide. Peut être qu'elle n'était rien sans la chasse, mais en contrepartie, il n'y avait pas de chasse sans elle. Nul n'aurait pensé lancer la traque d'un de ces monstres sans s'en référer d'abord à Chasseur.
Cette fois, elle appris à être sage. Elle espaçait ses chasses, suffisamment pour qu'il y en ait toujours une qui l'attende. Elle refusait également de traquer une Bête qu'elle estimait en-dessous de ses talents particuliers. Ceux qui lui demandaient de l'aide s'excusaient alors, sans réaliser que Chasseur attendait juste que la Bête en question soit assez grande et retorse pour que la chasse en vaille la peine. Elle attendit trois siècles que le Tigre Noir de Calcutta soit suffisamment dangereux pour partir en chasse, tout en s'assurant qu'aucun concurrent ne l'atteigne avant elle. Surtout quand on disait que celui-là entendait un battement de cœur monstrueux. C'était un signe certain d'une menace qu'il fallait étouffer dans l’œuf.
Quand la Bête était morte, les gens reconnaissants lui offraient de l'or, des bijoux, le plaisir de leur compagnie, un titre ou le pouvoir. Chasseur refusait tout ça. Ne comptait que la prochaine chasse. Certes, ses os étaient fatigués et elle sentait parfois son âge, même si son corps ne la trahissait jamais. Parfois, elle était tentée de s'installer simplement quelque part, de ranger son couteau et sa lance et d'oublier le cours du temps. De beaux yeux ou un feu ronflant dans la cheminée l'attiraient un temps, mais l'appel de la chasse était toujours le plus fort, à la fin. Le reste n'était qu'éphémère distraction. Les noms, les visages de ceux qu'elle avait connu se mélangeaient après des siècles. Chasseur ne pouvait se permettre de nouer des amitiés. Chaque fois qu'elle le faisait, quelqu'un se trouvait trop proche de découvrir la vérité sur elle et sur sa chasse. Elle devait vivre dans la solitude pour ne pas se trahir elle-même. Chasseur n'était jamais plus forte qu'en restant un mythe que personne ne pouvait égaler.
Pour rester Chasseur, pour rester la meilleure, elle était prête à tout sacrifier, tout laisser derrière elle. Par le passé, elle l'avait déjà fait. Elle était prête à le faire encore. Il n'y avait pas de compromission, de trahison à laquelle elle n'avait du déjà se résigner. La chasse était tout ce qui comptait.

Enfin, la porte devant elle s'ouvrit. Chasseur rangea son couteau et sa pierre à aiguiser et se mis debout. En voyant que personne ne venait l’accueillir à la porte, elle fronça les sourcils. D'habitude, on lui offrait davantage de respect. Elle le méritait, avec tout ce qu'elle faisait pour les communautés fragiles qui survivaient dans les sous-sols des villes. Déjà qu'elle avait du attendre des heures celui qui lui avait donné rendez-vous... Passablement agacée, Chasseur traversa le seuil de la porte et découvrit le visage de son commanditaire. D'avance, elle était mal disposée envers lui après qu'il se soit amusé à la faire patienter des heures, la forçant à se remémorer le passé. Toutefois, elle était curieuse de le rencontrer.
L'ange Islington ne lui était pas inconnu, même si c'était la première fois qu'elle le rencontrait face à face. Le protecteur angélique de Londres ne quittait jamais sa demeure souterraine. Assis au bord d'une fontaine de marbre, il faisait lentement tourner un verre de vin entre ses mains. Il était beau comme une statue, et aussi froid qu'elles.
-Ah, Chasseur. J'espérais votre visite. Je vois que vous avez reçu mon message.
-Cela ressemblait à une convocation.
La créature devant elle leva un sourcil parfait en signe d'étonnement.
-Si c'est le cas, je m'en excuse. Les manières humaines me restent, hélas, parfaitement étrangères.
Il mentait. Sa beauté et ses ailes déstabilisaient peut être la plupart de ses interlocuteurs, mais Chasseur n'avait rien d'une personne normale et elle croisait toujours le regard de ceux à qui elle s'adressait, afin de s'assurer de leur fiabilité. Au fond des yeux de l'ange Islington, elle vit la froideur d'un tueur. Il y avait tant de sang dans son passé que même quelqu'un comme Chasseur aurait du en être rebuté. Elle tuait seulement par nécessité, du moins quand il s'agissait d'hommes, mais pour Islington, la vie humaine n'avait aucune espèce d'importance.
L'ange lui sourit, sincèrement cette fois. Lui aussi savait ce qu'elle était. Entre eux, il y avait une parfaite compréhension. Leurs âmes étaient à nues, dans toute leur laideur.
-Je dois dire que je ne m'attendais pas à ça... Parlons nous franchement, voulez-vous bien ?
Chasseur hocha la tête. Sa bouche était sèche. Elle savait qu'il y avait une Bête dans le Londres d'En-bas, mais ne s'attendait pas à y découvrir un deuxième monstre. Celui-là ne déclenchait pas le frisson de la chasse en elle, juste la certitude qu'elle devait fuir pour ne pas être broyée entre ses mains. Pourtant, Chasseur ne fuit pas. Elle se contenta d'avancer, une main serrée sur sa lance, l'autre posée nonchalamment sur sa hanche, tout près du manche de son couteau.
-Je préfère l'honnêteté, quand celle-ci est possible. Vous m'avez fait savoir que vous aviez des renseignements pour moi ?
-Je vous ai fait venir pour vous raconter une histoire et vous faire une proposition que vous risquiez de trouver détestable. Mais maintenant, je vois que je n'ai pas besoin d'y aller par quatre chemins. Je souhaite vous engagez pour que vous protégiez et guidez quelqu'un. Une toute jeune fille qui a grand besoin d'aide.
Il n'était pas le premier et ne serait pas le dernier à l'embaucher de la sorte. Chasseur était très demandée pour servir d'escorte ou de garde du corps. Entre deux chasses, il lui arrivait souvent d'accepter. Il fallait bien se nourrir et entretenir son équipement. C'était aussi l'occasion de continuer à s'entraîner et de juger la concurrence. Jusque là, la proposition n'avait rien d'anormale, mais le doux sourire d'Islington n'atteignait pas ses yeux.
-Cela peut se faire.
-Ah, mais seulement, il y a un hic, expliqua l'ange en savourant une gorgée de vin. Il s'agirait aussi de trahir la dite jeune fille. Je craignais que cela ne touche votre sensibilité, mais je me trompais, n'est-ce pas ? Vous savez ce qu'est la trahison.
Chasseur resta impassible, mais se retrouva incapable de lâcher le regard de l'ange. Le sourire de celui-ci s'élargit et devint glacial.
-Combien de fois avez-vous trahi la confiance donnée ? Poignardé dans le dos ceux qui ne vous étaient plus utiles ? Et tout cela pour quoi ? Pour une dose de plus, pour un instant d'éternité. La chasseuse est tombée bien bas. C'est elle qui est la proie de ses démons.
Combien de fois ?Autant qu'il le fallait, et pas une fois de plus, mais Chasseur ne se leurrait pas. La chasse était à ce prix. Islington se réjouissait de la faire tomber à genoux sous le poids de sa propre culpabilité, mais Chasseur ne s'était jamais mentit sur ce qu'elle était. La chasse était pour elle une drogue. Il en était ainsi depuis le jour où elle avait vu Rome surgir du brouillard, avant même qu'elle ait tenu une arme pour la première fois. Et pour continuer la chasse, elle était prête à toutes les bassesses et à toutes les trahisons. Oui, elle avait tué, elle avait mentit, elle avait trahi. Elle ferait bien pire.
-Qui devrais-je guider ? Qui devrais-je trahir ?
-Une toute jeune fille, comme je le disais. La fille de votre vieil ami Portico, Door. Je crains qu'il ne soit mort avec toute sa famille, mais la fille reste en vie. Vous la conduirez à moi pour qu'elle me rende un service.
Chasseur hocha la tête. Elle connaissait tous les portiers de Londres et d'ailleurs. C'était des relations trop utiles à conserver. Portico était quelqu'un de bien, mais elle le soupçonnait d'être sur ses traces depuis quelques temps. Au vu de ses questions, il aurait bientôt fini par comprendre que Chasseur avait déjà abattu une Bête à Londres, trois siècles plus tôt et que la suivante était apparu dans son sillage sans que Chasseur n'ait tenté de supprimer la menace dans l'oeuf. Il aurait compris qu'elle avait tué ceux qui avaient essayé de s'en occuper eux-même, et que si la Bête était désormais assez puissante pour qu'aucun moyen ordinaire ne permette de la tuer, c'était aussi Chasseur qui en était responsable. À l'idée de la mort de Portico, Chasseur ne ressentit pas l'ombre d'un pincement de cœur, mais c'était dommage pour le reste de la famille. Ils auraient pu lui être utiles encore. La dernière chose qu'elle voulait, c'était rester coincée dans la Londres d'En-bas. Cette ville puait plus encore que la Paris d'En-bas et la Rome d'En-bas réunies.
-Cela peut se faire, répondit-elle finalement.
L'ange poussa un gloussement de satisfaction.
-Parfait, absolument parfait.
Chasseur sortit son poignard et leva la main comme pour se couper la paume, en se mordant les lèvres pour retenir une grimace de dégoût. Elle pouvait travailler avec quelqu'un comme Islington. Elle l'avait déjà fait, et ce n'était pas pire que de se regarder dans un miroir. Elle n'avait même pas besoin de savoir qu'elle était l'obsession qui avait rendu le protecteur de la Londres d'En-bas aussi tordu qu'elle, mais elle ne travaillait jamais pour rien.
-Quel serait mon salaire ?, demanda-t-elle en posant le couteau contre sa paume sans entailler la chair.
Le doux sourire qui servait de masque à Islington reprit sa place sur son visage.
-Ne le savez-vous donc pas ? Il y a un bruit qui court depuis quelques temps. Le champion qui pourra tuer la Bête de Londres se mettra bientôt en action, et il tiendra dans sa main la seule arme capable d'abattre la Bête.
-La lance.
Malgré elle, Chasseur fit un pas en avant. Le battement de son cœur s'accéléra tandis que le sang lui montait aux tempes. Elle aussi avait entendu ces rumeurs, sur le Marché Flottant et ailleurs. Il y avait une prophétie, comme toujours. La Bête qu'elle avait prit tant de soin à maintenir en vie ne pouvait désormais n'être tuée que par la main tenant la Lance. C'était l'unique raison pour laquelle Chasseur résidait à Londres depuis si longtemps, alors qu'elle détestait cette ville au plus haut point, comme toutes les villes qui avaient un temps été la plus puissante de leur époque. Une fois déjà, elle avait mis Londres à terre. La ville ne se redresserait pas une deuxième fois, pas à moins que Chasseur ne lui en donne l'autorisation. Cela faisait des semaines qu'elle était en quête de la lance et qu'elle s'arrangeait pour que ceux qui pouvaient être le héros désigné par la prophétie disparaissent prématurément. Si elle devait faire disparaître tous les plus forts, les plus agiles et les plus astucieux de la Londres d'En-bas, elle le ferait. Une seule main brandirait la lance au moment voulu, et ce serait la sienne.
-Oui, la lance, confirma Islington. Elle est en ma possession, et passera bientôt dans la vôtre, si vous faites ce que je veux.
Un autre se serait tenu à la place d'Islington que Chasseur aurait sorti son couteau pour le faire parler. Un autre aurait tenu des heures ou des jours, mais il aurait fini par lui donner ce qu'elle voulait. Cette fois, Chasseur ne s'y risquerait pas. Islington était un ange. La folie régnait dans son regard. Chasseur connaissait sa force et elle ne se risquerait pas à affronter pareil ennemi.
Pas ici et pas maintenant, en tout cas. Mais les monstres finissait toujours par mourir, et Chasseur était celle qui leur portait le coup fatal. Il y avait une lance, un couteau ou une épée qui portait le nom d'Islington. Chasseur retint le gémissement de désir et d'anticipation qui voulait franchir ses lèvres. Ce serait la plus grande et la plus glorieuse des chasses, celle qui satisferait le vide en elle pour des années entières, peut être des décades. À côté, la Bête de Londres serait un souvenir aussi vague que celui de la petite fille qu'elle avait été.
-Où dois-je rencontrer Door ?, demanda-t-elle.
-Au prochain Marché Flottant. Nous avons donc un marché ?
Sans un mot, Chasseur tira quelques gouttes de sang de son poignet. L'ange fit la moue devant ce geste qui devait lui paraître barbare, mais l'imita cependant. Le sang scella leur marché, comme dans l'ancien temps. Tous deux savaient bien sûr que l'autre n'hésiterait pas à le violer si cela servait leurs intérêts, mais aucun d'eux n'avait ici d'intérêt à le faire. L'ange aurait la fille, Chasseur aurait la lance. Pour l'instant, cela leur suffisait.
Leur deux mains tâchées du sang d'innombrables victimes claquèrent l'une contre l'autre. Chasseur ne sourcilla même pas à ce contact répugnant.
Un jour, elle chasserait un ange et elle abattrait un monstre. Mais d'abord, la Bête de Londres. D'abord, Porte.

neverwhere, fic, auteur:lorelei, pour:lilange

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