Titre : Lucide
Auteur : Paralogisme (Participant 18)
Pour : Nat' (Participant 24)
Fandom : Le Voyage de Chihiro
Persos/Couple : Chihiro, Haku, Sans Visage, Yubaba, Zeniba ; Chihiro/Haku.
Rating : G
Disclaimer : Le Voyage de Chihiro appartient à Hayao Miyazaki et au studio Ghibli.
Prompt : Haku/Chihiro - Rêve - Puisque tu aimes bien l'univers du spectacle, pourquoi pas un rêve de Chihiro (je te laisse décider de son âge) où elle y retrouverait Haku ?
Notes : Mes plus profondes excuses pour le retard ! J’ai finalement travaillé en prenant « rêve » dans son sens onirique plutôt que spectaculaire, j’espère que ceci et le type de narration ne te dérangeront pas trop…
Tu te réveilles dans le rêve d’un rêve de rêve.
Une petite tache de substance brune, verte, rose et jaune à genoux au milieu d’un fantôme de monde, clair, translucide et vidé ; un fantôme de monde fait de courbes évasives et de sons étouffés ; un fantôme de monde qui ondoie doucement sous le souffle d’un vent insensible.
L’isolement, les formes et les absences de couleurs, tu ne les vois pas ; tu vois seulement le courant presque immatériel qui coule paresseusement devant toi, semblant même parfois s’arrêter pour prendre le temps de te renvoyer ton reflet, de l’imprimer en lui avant de l’emporter comme un trésor à conserver. Tu vois seulement les articulations de l’eau serpenter devant toi, avancer et s’éloigner de ta présence immobile. Tu vois seulement la surface sans te souvenir de ce que tu pourrais découvrir, recevoir, cueillir au fond.
Tu ne te rappelles pas les raisons, mais tu sais, tu sens, que ta présence ici est importante.
Le bout des doigts que tu plonges lentement, doucement, précautionneusement au travers de la surface reçoit, comme des petites paillettes, comme des petites pépites tièdes crépitant contre ta peau, des morceaux d’images qui te racontent des souvenirs de rêves et des rêves de souvenirs.
Elles t’évoquent des retrouvailles, qui ont commencé sous l’auspice d’au-revoir enfermés au milieu de fleurs destinées à se faner et ont continué sous la protection d’un bosquet illuminé de soleil.
Elles t’offrent des sensations de touchers passés jusqu’ici ensevelies sous ta conscience : ta main passant au travers d’un visage impassible (cela n’était pas la première fois que tu rentrais en moi, s’est souvenu une rivière), ta main reprenant consistance contre une paume dressée (cela n’était pas la première fois que tu t’accrochais à moi, s’est souvenu son esprit), ta main serrant fermement celle d’un autre (vous vous êtes reconnus et retrouvés, chantait le vent d’une chute).
Elles te félicitent d’avoir été la seule à refuser la cupidité et de ne pas te fermer au monde, d’avoir su donner et accepter ce que d’autres et toi-même nécessitaient.
Tu sais qu’elle existe quelque part, tu balayes des yeux l’eau qui file et caracole à sa recherche, mais tu ne te souviens pas du reste de l’histoire.
Tu restes ici-bas sans réaliser que tu ne saurais pas y respirer si tu essayais, sans comprendre que maintenant arrivée, il te faut remonter.
Des bribes d’expériences encore diffuses sauraient t’aider, chéris-les et laisse-les te redonner leurs conseils : si tu t’es rendue jusqu’à l’arrêt du Fond de l’Étang, c’est en promettant dès ton départ que tu en reviendrais ; les voyages sont ainsi pour ceux qui avancent avec un endroit où rentrer ; reste ferme et ancrée, ne te détache pas des tiens, jamais, ne t’égare pas au point de devenir un esprit sans visage à contempler, sans mots pour raconter, sans substance pour toucher ; un esprit vagabond seulement terrorisé par ses velléités de souvenirs. Ne t’enfonce pas, relève-toi, regarde au-dessus de toi. Si tu veux obtenir quelque chose dans cet endroit, il te faut retrouver les règles que tu avais jadis découvertes et respectées.
L’oubli n’existe pas ; la vérité, c’est que l’on ne se souvient pas. Tant que tu attendras, tant que tu garderas le regard baissé, tant que tu ne comprendras pas que brasser l’eau ne fera rien revenir (qu’elle n’est qu’un reflet du ciel), elle continuera de couler hors de tes doigts.
Chihiro, trésor…
… s’il te plaît…
… réveille-toi ?
***
Dans ton monde, cet été t’écrase à terre : tu essayes de glaner un bout de fraîcheur dans l’ombre qui recouvre ton visage et le bas de ton corps, dans le sol en bois sur lequel ton dos est allongé et dans le courant d’air qui se faufile par l’entrebâillement des portes coulissantes en apportant la lumière ; tu essayes de ne laisser aucune prise à l’étau de la chaleur en économisant tes mouvements, en agitant mollement un éventail en papier contre ton cou et en gardant tes cheveux regroupés par un anneau brillant.
Cela fait six ans que tu as appris le fonctionnement des saisons vivant autour de ton nouveau logis. Tu sais ce que tu peux en attendre, comment contrer leurs effets.
« Chihiro ? Tu es tombée malade ? »
Les souvenirs sont-ils une maladie, belle enfant ?
Tu marmonnes un son qui pourrait tout signifier et continues de scruter le plafond, les brisures plus sombres du bois représentant comme deux pupilles incrustées qui te rendraient ton regard. À quelques mètres de toi, dehors, le petit étang de ton jardin scintille, indolent, pourtant prêt à refroidir le bout de tes pieds si tu le désirais, mais tu ne t’intéresses pas à lui, pas vraiment : tu te nourris de la réflexion de son eau qui palpite au-dessus de toi.
Tu clos tes paupières, et tu commences à voir.
Tu te rappelles la pression sourde qui t’englobait, la violence des à-coups qui te malmenaient en éclatant contre toi pour aussitôt te dépasser, la cacophonie grondante qui t’ensevelissait, puis le corps souple qui t’a recueillie et a réordonné le chaos aquatique, transformé la douleur en chaleur, les bulles d’air qui s’écoulaient de ta bouche en notes harmonieuses, jusqu’à ce qu’il te ramène à la surface.
Tu te rappelles l’eau aussi noire que la nuit, remontant les escaliers de ta sortie comme une marée affamée, amenant avec elle des hordes d’ombres et t’enfermant du même coup dans un îlot d’hostilité.
Tu te rappelles ta panique, ton désœuvrement, ton corps recroquevillé sur lui-même et les larmes picotant tes joues de moins en moins fort à mesure que tu disparaissais.
Tu te rappelles l’eau qui jaillissait du tissu que tu essorais, le bruit des gouttelettes retombant dans le bac, l’odeur apaisante des gouttes de pluie chantant leur musique, tombant mécaniquement comme si elle cherchait à t’enseigner le rythme des gestes que tu ne parvenais pas à acquérir, saupoudrant un inconnu qui te regardait vider ton bac depuis l’extérieur.
Tu te rappelles le liquide brûlant bouillonnant et lavant un être putréfié, les restes d’algues cherchant à t’engluer au fond du bain, la boue visqueuse troublant tes gestes, les souvenirs remontants par petites touches au milieu de ta noyade, puis l’eau s’écartant de toi et te laissant respirer.
Tu te rappelles l’immobilité de la mer calme qui s’étendait devant toi, un miroir fluide, un deuxième ciel à suivre jusqu’au bout d’une voie à sens unique.
Tu te rappelles tes larmes d’allégresse remontant vers le ciel et les yeux verts qui brillaient eux aussi.
Tu te rappelles le lit de rivière asséchée par-dessus lequel tu as sauté en prenant garde à ne pas glisser sur les rochers, une promesse de ne pas regarder derrière toi et ton retour de l’autre côté.
En rouvrant les paupières, ton regard droit se relève et s’accroche à la lumière dansant sur le plafond, contemple les reflets de l’eau, diaphanes et luisants, découpés en cellules ondulantes, qui pulsent doucement le long du bois comme…
Tu y penses seulement maintenant (enfin), sans en tirer les conséquences (pas encore) : comme des écailles de dragon.
***
Tu te réveilles dans le rêve d’un rêve.
Le point de départ a déjà disparu à l’horizon et, même si tu te souviens de ta décision d’avancer, tu ne t’es peut-être même pas vue le quitter. Tu t’es mise en route, maintenant, et c’est l’essentiel, un soulagement.
Ton chemin n’est pas trompeur. Même si, autrefois, tu ne l’avais même pas suivie à pied, tu reconnais la voie que tu as autrefois empruntée : pas dans ses nuances, pas dans chaque fibre de ses traverses, mais tu reconnais la fine pellicule d’eau qui la protège et le paysage infini qui s’étend autour de toi en se confondant avec le bleu d’un ciel sans nuage. Un seul train t’a pour l’instant obligée à t’écarter, à attendre qu’il soit passé, parti dans l’autre direction, avant de te remettre à avancer. Puisque tes jambes avaient déjà été éclaboussées (délicatement, comme si le wagon de tête avait découpé de la soie pour qu’elle te caresse les jambes), tu as enlevé tes chaussures (tu te souviens de les avoir tenues ainsi, pas ici, plus loin, plus avant…) et continué ta progression en sautant, parfois, au-dessus de plusieurs plaques de bois, comme par jeu, comme en dansant avec insouciance (et en accélérant pourtant ta cadence).
Tu penses, peut-être, aux rails qui paraissent courbés lorsqu’ils s’étalent au loin, rendus flous par la chaleur du soleil, ou lorsque l’eau que tes pieds déplacent les trouble juste devant toi, semblant brouiller leur linéarité. Ton fleuve de terre stable au milieu de la mer t’évoque, certainement, une créature serpentant par ondulations assurées dans les airs et dans l’eau. Même si tu ne vois pas encore le bout de ton chemin, tu dois bien te douter que celui-ci te relie à ta destination, que cette accroche existe, qu’elle signifie que tu peux achever ta traversée.
En remontant vers l’origine, en laissant les rails te ramener vers un lieu familier, tu te rappelles un voyage pendant lequel tu n’as jamais vraiment été seule malgré l’impression qui initialement te pesait. Ceux qui t’entouraient sont encore des silhouettes et des ombres, lorsque tu essayes de te concentrer sur leurs visages mais tu peux, au moins, sentir leur présence au fond de ta mémoire.
(Tu te rappelles avoir déclaré à quelqu’un, autrefois, que tu reviendrais en longeant la voie pour clore la boucle d’un voyage pourtant conçu pour être sans retour.)
Éloigne-toi de la maison de la vieille recluse du Fond de l’Étang : continue à remonter ta route.
***
Dans ton monde, le jour a laissé place à la nuit et le soleil à la pluie.
Le parfum mollement humide s’est répandu dans la maisonnée et le petit étang s’agite tranquillement sous les impacts des gouttes drues. Tu restes à l’intérieur, une couverture sur les épaules, la tête posée sur tes genoux à regarder l’eau ruisselante courir sur le sol et tracer ses propres rigoles dans la terre à modeler.
Tu te rappelles un fleuve, d’une mésaventure personnelle que tes parents t’avaient racontée, d’avoir recouvré ce souvenir - et le nom, l’identité qui y était associée.
Ta peau te picote lorsque tu te souviens d’une vitesse venteuse ou aquatique, tes mains se sentent vides lorsque tu te souviens de ce qu’elles avaient attrapé puis serré, et ton visage se réchauffe lorsque tu te souviens d’un nez tiède tout près du tien.
Et soudain, tes yeux grands ouverts indiquent que tu sais.
***
Tu te réveilles dans un rêve.
Au bout du chemin, un rocher entre les rails et la terre ferme t’a permis de ne pas plonger pour atteindre le rivage. Tu as bondi de l’un à l’autre, as pris garde à ne pas glisser, as rejoint les grands escaliers léchés par l’eau tranquille, t’es chaussée, puis as calmement observé la ville de pacotille encore déserte qui s’étendait devant toi.
Ici, le soleil est sur le point de se coucher ; ici, les ombres étalées ne recouvrent pas encore tout ni ne sont mouvantes ; ici, les hôtes et les clients ne se sont pas encore déversés dans les rues pour les envahir. Le vent se faufile entre tes cheveux, embrasse ta nuque et tes coudes et tes mollets découverts, te pousse vers l’avant, t’invite à t’enfoncer dans le dédale d’échoppes aux peintures décrépies. Tu reconnais son rôle tentateur dans les odeurs épicées et juteuses qu’il porte, ‘viens t’attabler et goûter’, ‘viens t’oublier’ ; tu l’entends mais tu refuses de l’écouter plus longtemps (tu gardes toute ta tête et tu sais que les odeurs seraient trop lointaines pour être perceptibles, que le sens des courants d’air ne devrait même pas leur permettre de te les apporter).
Tu montes les marches sans te laisser distraire, assurée et décidée même si tu ne sais pas entièrement vers quoi tu t’avances. Une allée t’emmène bientôt en direction des édifices usés par le temps et les saisons à la lueur du jour, ceux-là mêmes qui resplendiront superbement sous l’éclat des lumières allumées dès que la nuit les aura recouverts. Tu remontes les ramifications d’un petit pas tressautant et prudent, comme si tu t’attendais à voir se faufiler, déjà, de petits habitants au milieu de ton ombre, au milieu des ombres grandiloquentes qui s’étendent autour de toi.
Lorsque tu rejoins l’artère principale, le crépuscule s’est déjà déposé sur la ville des bains ; tu entres dans l'allée au moment où le jour et la nuit coexistent, et tu continues ta progression sans t’arrêter devant les couleurs séductrices, les mets savoureux et la promesse de l’herbe de plus en plus distante d’accueillir ton repos. À mesure que les lumignons commencent à baliser la ville, tu peux voir les silhouettes se former dans la portée de leur éclairage : des ombres encore diffuses devenant physiques, petit à petit. Tu marches au milieu d’elles sans te précipiter, t’écartant lorsque vos chemins s’entrecoupent, prenant garde à ne pas les percuter, à ne pas les toucher, à ne pas les gêner.
Tu te rappelles avoir couru ici, par terreur et désespoir, tu te rappelles avoir été impatiente et curieuse et vaguement ennuyée. Tu te rappelles déjà le pont que tu distingues devant toi, ses rambardes à présent laquées par la nuit, sa posture majestueuse sous le poids des silhouettes, presque entièrement matérielles à présent, qui le traversent en procession, lentement. Tu fermes les yeux l’espace d'un instant et, lorsque tu les rouvres, une grenouille en garde le bord, des employés se sont mêlés aux clients et se courbent, respectueusement ou hypocritement, devant eux - tu te rappelles avoir été l’un d’entre eux.
(Tu te rappelles qui t’a chassée puis ramenée ici.)
Personne n’a encore noté ton odeur mais tu sais que tu seras détectée dès que ton pied foulera le pont que tu as besoin de traverser. Cela n’est pas un problème, pas une vraie difficulté. Tu connais le rituel pour contrer le sort : bloque ton souffle (comme si tu allais plonger), ne regarde pas en arrière (tu ne te laisseras pas happer), marche (tu sais avancer) ; il y aura toujours des êtres pour t’aider si tu as besoin de voler.
La traversée n’a pas la chaleur de la rivière que tu as connue, malgré la vapeur qui l’entoure ; elle n’a pas son atmosphère, pas sa présence malgré l’eau qui tonne en cataractes en contrebas ; elle n'a pas sa douceur malgré le bruit silencieux de tes pas sur la surface du bois. De vieux esprits sans pieds (et aux pas pourtant claudicants) t’entourent, tu en laisses passer certains devant toi, parce que tu sais, tu sens que tu as, encore un peu maintenant, le temps de progresser lentement. Ta première inspiration, une fois l'autre bord atteint, fait gonfler ton corps d'apaisement. Calme, discrète, tu continues sans attirer l’attention, sans savoir pourquoi et considérant que l’origine des raisons n’a pas, pour l'instant, d’importance.
Tu as appris à être vive ; tu dois bien avoir conscience, sans le réaliser, qu’un sortilège te protège depuis le tout début, mon enfant ?
Les couloirs lambrissés sont peuplés par un maillage de corps serrés, et ils ne laisseraient presque aucun espace pour se faufiler à l’extérieur des files inépuisables. Tu n’es plus aussi malingre qu'autrefois, mais tu le restes par rapport aux clients imposants. Cela non plus ne te pose de difficulté : tu continues d’avancer, jusqu’aux ascenseurs que tu sais au détour de ce couloir-ci et que tu te sais devoir emprunter.
Autour de toi, des murmures fusent, se croisent et ricochent les uns contre les autres à mesure que des pieds battent le sol dans leurs petites courses effrénées. L’agitation n’est pas si coutumière pour l’ordonnance rigoureuse des bains, et tu entends les employés crier, chanter, répéter, se demander, imaginer, ricaner et rire.
« Il n'est pas à son poste, en tout cas ! »
« Alors c’est vrai ? »
« Le seigneur Haku est allé voir la vieille Yubaba sans y avoir été invité ! »
Tu es redevenue une étrangère, ici : le temps a avalé les détails de ton apparence dans certains esprits, et tu ne t’accordes toi-même plus exactement aux descriptions que les autres employés avaient pu conserver. Personne ne te regarde mais, au dernier moment, tu entends quand même un cri (une voix, familière, geignarde puis espiègle puis joyeuse, une voix de femme qui te criait que tu avais intérêt à revenir).
« Ah ! Sen ?! »
Tu te retournes, juste le temps de sourire à Lin, et les sons suivants se retrouvent refoulés derrière les portes de l’ascenseur dans lequel tu t’es faufilée.
Monte, monte, mon enfant. Monte au sommet de la tour de la vieille sorcière sans la craindre, puisqu’elle ne peut plus rien contre toi.
Lorsque tu arrives à l’étage, tu tournes à la tête en sentant ta joue être caressée par une surface légèrement râpeuse : tu découvres, enfin, le petit sort de papier qui s’était accroché à toi pour t’observer, tu le vois effectuer sa pirouette juste devant toi avant de se glisser dans le trou de la serrure des portes de la propriétaire. Clic clac, et elle redevient inoffensive, et les panneaux s’écartent pour te laisser passer.
Au-delà des battants, les portes suivantes sont déjà ouvertes.
Au bout des entrées successives, tu distingues un être familier.
Il s’apprêtait à parler, mais ravale ses mots en entendant les mouvements entre lui et toi ; se retourne, t’observe, surpris, avant de t’accepter.
« Bien sûr, que tu serais venue avant que je ne revienne », l’entends-tu souffler, même d’aussi loin, et ses yeux brillent d’amusement, de joie et de fierté.
Tu te contentes de courir jusqu’à lui pour t’arrêter à ses côtés, sans dire un mot, sans saluer la gérante assise à son bureau - tu devrais savourer son expression, ses paupières qui clignent sans savoir quoi penser ni formuler.
Lui tend la main, replie ses doigts et, sur la table, une feuille (un contrat) s’extrait d’une pile de documents pour revenir jusqu’à sa main.
« Je quitte l’établissement. Vous n’avez plus aucun pouvoir sur moi », annonce-t-il distinctement, un peu austère et comme amusé d’avance de révéler une tromperie à la personne qui l’avait lui-même trompé et enfermé ici.
Il te regarde, te sourit (un sourire qui signifie ‘C’est grâce à toi’) et ton visage fait de même.
« Parce que mon nom est Kohaku. »
La feuille se crispe et se déchire toute seule en une infinité de petits morceaux ; la vieille sorcière en lâche son mégot.
***
Tu te réveilles emmitouflée dans une couverture, allongée sur le flanc.
La chaleur de ton petit cocon improvisé est entourée par l’air matinal - tu le sens avant même de déduire la lumière du soleil dans les taches rouges et claires qui dansent contre tes paupières closes. Tu te retournes pour t’installer sur le dos et celles-ci se rouvrent, lentement, afin de regarder le plafond qui te surplombe.
Ce matin, tu n'observes pas de reflet sur le bois, et les deux points noirs irisés ne ressemblent plus à des yeux scrutateurs. Tu respires lentement, plonges dans l'instant, reprends corps avec tes membres encore cotonneux, savoures la petite brise fraîche qui te caresse le visage et t’apprend que le cycle a fait sa révolution, que ce matin, la pluie a laissé place au soleil.
Comme une éclipse, une surface sombre vient se poser au-dessus de tes yeux levés, sans te toucher mais bloquant l'essentiel de ta visibilité.
La surface est seulement sombre à cause de la lumière, comprends-tu. Tu restes à la regarder rester immobile, sans bouger toi-même, avant d’accepter de reconnaître, au milieu de son obscurité, ses irrégularités : les lignes qui la forment et le creux qui s’est niché au fond.
Tu avais connu cette main par cœur, jadis ; tu la reconnais en même temps que tu le reconnais.
« On dit que les esprits disparaissent à jamais lorsqu'on les touche », murmures-tu, douce mais pas hésitante, jamais hésitante.
Tu entends l’expiration amusée qui vient d’abord te répondre et tu l'imagines se déposer tendrement contre tes tempes ; tu distingues, contenu en elle, le petit sourire qui lui a permis de s'extraire.
Tu connais ce sourire. Tu connais ce sourire et le visage qui le fait naître - plus important, tu connais son nom et, par ce fait, tu le connais lui.
« Je suis ici », signale tout simplement Kohaku. « Je ne disparaîtrai pas. »
Tu es la seule à relever tes doigts pour les presser au-dessus des siens jusqu’à les faire se poser contre le haut de son visage ; mais Kohaku est le seul à se pencher au-dessus de toi (tu sens ses cheveux chatouiller ton crâne, en-dessous des tiens), jusqu’à déposer, tendrement, doucement, ses lèvres fraîches comme une rivière joyeuse ou comme un vent allègre, contre ton front.
Le contact reste ; les doigts de Kohaku restent fermes sous les tiens.
*******
La fumée s’étend en volutes sinueuses et diffuses avant de se dissoudre définitivement dans l’air, dissipant l'image et l’écran éphémère qui l’accueillait.
« Rassuré ? »
La salle de séjour reprend enfin sa présentation habituelle, son ordre propre et fonctionnel au-delà de la table couverte de biscuits et de laine. Le travail va pouvoir reprendre, une fois le thé avalé pour chasser les derniers effluves de cette nouvelle pause.
« Ne te méprends pas, cela dit. Je l’ai seulement invitée. Si la petite est arrivée à saisir sa chance, c’est qu’elle l’a gagnée d’elle-même. »
L’anse est lisse et familière, comme la concoction renfermée par la tasse, comme les journées qui se succèdent dans la tranquillité.
« Mais nous savions tout deux qu’elle saurait recouvrir le passé qui concernait son bel ami, n’est-ce pas ? Et elle a avancé, est retournée jusqu’aux bains, sans réaliser qu’un petit bout de papier était accroché à son dos et qu’il m’a permis de voir là où les sorts de ma sœur m’empêchent d’ordinaire d’observer. Je ne leur demanderai rien, ne t’en fais pas. Je me suis bien amusée en échange. »
(La tête de Yubaba, lorsque son dragonneau a annoncé qu’il quittait son office et qu’elle n’avait plus le moindre pouvoir sur lui depuis un temps qu’elle ne soupçonnait pas, valait définitivement les efforts consacrés à invoquer la moins-petite Chihiro au fond de l’Étang pour qu’elle se remette en route.)
« Les souvenirs sont une chose capricieuse, tu ne trouves pas ? »
Encore une fois, Sans Visage ne répond rien d’autre d’audible que ses balbutiements indistincts et presque douloureux, bien sûr, mais son masque se penche sur le côté et son expression interrogatrice se sent au lieu d'être visible.
« Ils ne disparaissent jamais. Ils ont seulement besoin, parfois, d’un peu d’aide pour remonter à la surface. »
Les gorgées de thé ont toujours permis aux gorges rocailleuses de s’adoucir un tant soit peu ; le parfum chaud descend, rapide, et apaise, instantanément.
« Je suppose que ceci pourrait également s'appliquer aux humains et aux dragonneaux. Certainement, certainement… »
Les bras de Sans Visage brasse de l’air en petits coups mous, de contentement ou d’impression de perte ? Qui sait.
« Pour toi aussi, sans doute. Tu n’aurais pas peur de choses bénignes si tes souvenirs n’étaient pas restés au fond de toi. »
Le geste de repli des mains est cette fois indéniable, comme si Sans Visage cherchait à rentrer en lui pour fuir une idée qui l’effrayait.
« Je ne te chasse pas ni ne te demande de te rappeler, mon petit. Cela n’est plus le moment, pour toi. Je veux bien te garder pour toujours. Tu fais des merveilles de filage ; et je suis une vieille femme, j’ai besoin de compagnie dans ma réclusion. »
Une autre gorgée de thé.
« Ne t’en fais pas pour eux. Et s’ils en ont besoin, je te demanderai peut-être de leur filer un trousseau, un de ces jours. »