Lorenzaccio - Régis Penet

Dec 08, 2011 21:54




Ce matin j'ai oublié mes clefs avant de partir, ce qui fait que j'ai décidé de trainer dans une librairie pendant quelques temps en attendant que mes soeurs viennent m'ouvrir la porte. Bref, je remercie mon étourderie (ou le karma, va savoir) d'avoir guidé mes pas jusqu'à la tête de gondole où ceci, chers amis, semblait m'attendre les bras grands ouverts.

Lorenzaccio en bande-dessinée, en voilà une bien belle idée ! J'ai ouvert, feuilleté, et décidé de partir avec au bout d'une petite minute de stupéfaction ravie. Et je peux vous dire que j'ai dévoré cet album. Maintenant je m'en lèche les doigts, et je viens spammer ma friend-list avec mon avis tout frais ! (Yay !)

J'imagine bien qu'adapter Lorenzaccio ne doit pas être facile: c'est une œuvre complexe, qui souffre encore beaucoup des conclusions rapides qu'on a pu en tirer. Pourtant on sent très vite que l'auteur, Penet, a mis un soin extrême à cerner (non, "approcher" sonne mieux) la pensée de Musset, mais sans pour autant se contenter de flanquer ses dessins (magnifiques, soit dit en passant) au texte authentique de la pièce. Il y met de sa propre poésie, et tout l'album témoigne d'un vrai talent de conteur; les scènes sont remaniées, les dialogues un peu décalés, évidemment abrégés par rapport aux longueurs qu'ils prenaient dans le texte de Musset. L'un des meilleurs points de l’œuvre, c'est qu'il puise également dans la poésie de Musset, avec l'insertion d'un très beau poème : "La Nuit de Décembre", qui semble servir de fil rouge au cheminement désespéré de Lorenzino.


LE POETE

Du temps que j’étais écolier,
Je restais un soir à veiller
Dans notre salle solitaire.
Devant ma table vint s’asseoir
Un pauvre enfant vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Son visage était triste et beau :
A la lueur de mon flambeau,
Dans mon livre ouvert il vint lire.
Il pencha son front sur sa main,
Et resta jusqu’au lendemain,
Pensif, avec un doux sourire.

Comme j’allais avoir quinze ans,
Je marchais un jour, a pas lents,
Dans un bois, sur une bruyère.
Au pied d’un arbre vint s’asseoir
Un jeune homme vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Je lui demandais mon chemin ;
Il tenait un luth d’une main,
De l’autre un bouquet d’églantine.
Il me fit un salut d’ami,
Et, se détournant à demi,
Me montra du doigt la colline.

A l’age où l’on croit à l’amour,
J’étais seul dans ma chambre un jour,
Pleurant ma première misère.
Au coin de mon feu vint s’asseoir
Un étranger vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Il était morne et soucieux ;
D’une main il montrait les cieux,
Et de l’autre il tenait un glaive.
De ma peine il semblait souffrir,
Mais il ne poussa qu’un soupir,
Et s’évanouit comme un rêve.

A l’age où l’on est libertin,
Pour boire un toast en un festin,
Un jour je soulevai mon verre.
En face de moi vint s’asseoir
Un convive vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Il secouait sous son manteau
Un haillon de pourpre en lambeau,
Sur sa tête un myrte stérile.
Son bras maigre cherchait le mien,
Et mon verre en touchant le sien,
Se brisa dans ma main débile.

Un an après, il était nuit ;
J’étais à genoux près du lit
Où venait de mourir mon père.
Au chevet du lit vint s’asseoir
Un orphelin vêtu de noir
Qui me ressemblait comme un frère.

Ses yeux étaient noyés de pleurs ;
Comme les anges de douleurs,
Il était couronné d’épine ;
Son luth à terre était gisant,
Sa pourpre de couleur de sang,
Et son glaive dans sa poitrine.

Je m’en suis si bien souvenu,
Que je l’ai toujours reconnu
A tous les instants de ma vie.
C’est une étrange vision,
Et cependant, ange ou démon,
J’ai vu partout cette ombre amie.

Partout où, le long des chemins,
J’ai posé mon front dans mes mains,
Et sangloté comme une femme ;
Partout où j’ai, comme un mouton,
Qui laisse sa laine au buisson,
Senti se dénuer mon âme ;

Partout où j’ai voulu dormir,
Partout où j’ai voulu mourir,
Partout où j’ai touché la terre,
Sur ma route est venu s’asseoir
Un malheureux vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Qui donc es-tu, spectre de ma jeunesse,
Pèlerin que rien n’a lassé ?
Dis-moi pourquoi je te trouve sans cesse
Assis dans l’ombre ou j’ai passé.
Qui donc es-tu, visiteur solitaire,
Hôte assidu de mes douleurs ?
Qu’as-tu donc fait pour me suivre sur terre ?
Qui donc es-tu, qui donc es-tu, mon frère,
Qui n’apparais qu’au jour des pleurs ?

LA VISION

Ami, notre père est le tien.
Je ne suis ni l’ange gardien,
Ni le mauvais destin des hommes.
Ceux que j’aime, je ne sais pas
De quel côté s’en vont leurs pas
Sur ce peu de fange où nous sommes.

Je ne suis ni dieu ni démon,
Et tu m’as nommé par mon nom
Quand tu m’as appelé ton frère ;
Où tu vas, j’y serai toujours,
Jusqu’au dernier de tes jours,
Où j’irai m’asseoir sur ta pierre.

Le ciel m’a confié ton cœur.
Quand tu seras dans la douleur,
Viens à moi sans inquiétude,
Je te suivrai sur le chemin ;
Mais je ne puis toucher ta main,
Ami, je suis la Solitude.


Lorenzaccio est ambigu, autant dans son apparence que dans ce comportement. Pur, dépravé, homme, femme, perdu, sauvé, il est un peu tout à la fois et les portraits que Penet fait de lui rendent justice à cette duplicité. J'aime beaucoup ce parti-pris.
Un metteur en scène, je crois, (je ne me souviens plus qui, mais il ne devait pas être le seul) avait déjà joué sur cet aspect du protagoniste, ce qui donnait lieu a des échanges entre le Duc et lui qui relevaient du coup d'un flirt des plus décomplexés ! On retrouve un peu de ça dans l'album, mais peut-être plus subtilement amené. (D'ailleurs les Lorenzaccio ont souvent la même dégaine : vêtements noirs, paupières et bouche charbonnées, allure de poète maudit...)

Ici, un billet de l'auteur himself qui explicite sa démarche.

Bref, voilà un album qui a sa place méritée dans ma bibliothèque (et devrait figurer dans la vôtre, accessoirement). Je suis d'autant plus contente de l'avoir découvert qu'il me sera très utile pour mon mémoire (bande-dessinée et lecture littéraire, tiens donc...), d'ailleurs c'est pour ça que mon "rec" est un peu plus soigné que d'habitude (...Enfin. Oui. Bon, voilà).
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