[Partie 1] Chapitre 3

Jun 01, 2011 17:33

Relecture et correction : Anry
4575 mots
PG-13


An 497 de la Cité, été.

Ne te lie pas aux mortels. C'est une souffrance inutile.

Nous sommes dans l'attente de nouvelles venant des éclaireurs. Nassim déteste rester sans rien faire, aussi je m'évertue à lui faire huiler sa cotte de mailles et son épée, ce qui n'est pas une mince affaire. Il a la concentration d'un enfant de cinq ans et préférerait faire n'importe quoi d'autre, comme saigner Justine qui se tient un peu à l'écart du groupe, adossée à un arbre.

Elle fait partie des dernières recrues des Chasseurs. Triste et mélancolique, elle ressemble à un chien battu qui a mordu la main de son maître et s'en veut pour cela. Elle est grande, maigre, les cheveux tirés devant son visage pour le cacher. Elle fuit la compagnie des hommes et n'adresse la parole qu'à Vlada. Pas besoin d'être devin pour imaginer ce qui a pu provoquer un tel comportement chez elle.

Le regard de Nassim dérive vers elle à nouveau, ses gestes s'interrompent et il baisse sa main tenant le chiffon huileux. Je lance un pied dans sa direction, touche son genou. Il revient à sa tâche avec un grognement et non sans me faire une grimace boudeuse.

Depuis qu'il m'a mortellement blessé devant toute la troupe et qu'ils ont pu constater que boire du sang n'est pas une fantaisie de notre part, je suis bien plus strict et vigilant à son encontre. Les autres nous ont évités un moment, et j'ai eu une longue discussion avec Achraf. S'il me l'avait demandé, j'aurais quitté les Chasseurs avec Nassim. Mais nous sommes les tueurs de Dragons les plus efficaces qu'il n'a jamais eus, et il ne peut pas se passer de nous aussi simplement. La troupe n'a jamais eu de meilleurs résultats que depuis que nous en faisons partie.

Les mois ont passé et nous sommes toujours là. Peu à peu, les autres Chasseurs ont cessé de s'écarter systématiquement sur notre passage. Une certaine curiosité a même fini par prendre place. Et, contrairement à ce qu'on pourrait imaginer, Hoel est celui qui est revenu le plus rapidement vers nous, vers moi. La bouche pleine de questions, et l'entêtement qui le caractérise intact. Il ne semble pas prendre en considération le fait que j'aie manqué le tuer en le saignant.

J'avais perdu conscience ce jour-là et j'avais mordu Hoel par instinct. Incapable de me contrôler, je l'ai lié à moi et il en est parfaitement conscient. Si je ne le bois plus, le lien s'effritera lentement et sera bientôt presque imperceptible. L'ennui c'est que Hoel fouille le lien avec tout ses sens de magicien et, de ce fait l'alimente, le maintien actif.

Il ne sait pas ce que cela signifie, ni pour moi, ni pour lui.

Un fourmillement à la base de ma nuque se fait plus insistant et je lui lance un regard noir.

« Arrête ça », je souffle.

J'ai l'impression d'avoir répété ces deux mots au moins un millier de fois depuis que je l'ai mordu.

« Tu m'as senti...

- Évidemment que je t'ai senti, avec tes gros sabots de magicien incapable de la moindre subtilité. »

Il renifle, vexé. Il fait semblant depuis un moment d'être occupé à raccommoder sa cape, mais l'accroc est toujours présent et ses doigts ne font que tripoter l'aiguille. Il est trop concentré à tenter de remonter jusqu'à moi par le lien.

Les mortels sont normalement incapables de le percevoir, mais Hoel est un magicien qui, je le découvre, est plus puissant qu'il n'en avait l'air au premier abord. Face à un dragon, il ne fait pas dans la dentelle : boules de feu, explosions, mais aussi déplacement de grosses masses comme des rochers ou des arbres, tous les moyens sont bons pour contrer les reptiles géants. Mais il a des capacités psychiques que j'ignorais.

Son esprit est une forteresse bien protégée et il ne se remet pas que j'aie pu traverser ses défenses comme du beurre lorsque je l'ai bu. J'ai appris il y a peu qu'Achraf lui demande toujours de lire ce qu'il y a dans la tête des nouvelles recrues, pour savoir s'il faut les classer dans la catégorie « chair à canon » ou « têtes et bras utiles ». Hoel est un bon télépathe, mais cette magie est sans effet sur les Immortels. Nassim et moi étions des énigmes complètes pour lui, ce qui explique sa méfiance vis-à-vis de nous.

Depuis qu'il a plus ou moins identifié la nature du lien qui nous lie, il le fouille sans cesse, le triture des doigts de son esprit, comme s'il avait l'espoir d'accéder au mien.

Il ne le peut pas, mais ses tentatives sont agaçantes.

« Tu me fatigues, Hoel. Tu ne peux pas m'atteindre par ce chemin et si tu arrêtes d'y toucher, le lien faiblira », je finis par lui lancer.

Vlada lève la tête, me fixe, attentive. Un peu plus loin, je vois à son léger changement de position que Rinor écoute également. Certaines conversations ont baissé de volume, d'autres se sont carrément arrêtées. Nassim, lui, profite de ce que je tourne mon attention dans une autre direction pour relever la tête vers Justine.

Hoel me fixe, plonge son regard dans le mien. Je sens son esprit fouiller le lien et pousse un soupir agacé. Il sourit, satisfait de ma réaction. C'est une petite guéguerre des nerfs. Je ne sais pas ce qu'il cherche exactement par là. Il me semble suffisamment doué avec sa magie pour se rendre compte qu'il ne peut pas m'atteindre par le lien.

« Tu crées un tel lien avec tous ceux que tu bois ?

- Seulement avec les imbéciles, je rétorque.

- C'était un accident, hein ?

- Non, c'était parfaitement volontaire de ma part de te sauter dessus ce soir-là pour te vider de ton sang, tu le sais bien. »

Je ne devrais pas lui répondre. Il va en rajouter, m'attirer dans cette danse des mots, et essayer de me faire parler de choses qu'il n'a pas à savoir. Que personne parmi les Chasseurs n'a à savoir. Le lien avec Hoel était parfaitement involontaire, et je n'ai pas l'intention de le renforcer davantage. Par conséquent, je ne lui dois aucune explication - et certainement pas devant tous les autres.

Nassim amorce un mouvement pour se lever, le regard fixé sur Justine qui ne se doute de rien ; elle nous tourne le dos, ignorant la menace latente de l'attention de Nassim sur elle. Je n'ai en main que mon torchon plein de graisse et je le lui lance au visage. Il grogne, me fusille du regard, montre les dents.

Hoel n'abandonne pas pour autant.

« Il sert bien à quelque chose, ce lien. Si tu peux choisir ou non de le créer, je veux dire. Y'a une raison à son existence. Et si ça me met en danger ? Si ça met en danger la troupe entière ?

- Tu te montes la tête avec rien, Hoel, je tempère sans quitter Nassim des yeux. Tout n'a pas une raison dans ce monde.

- Y'a une raison au fait que le soleil brille. Que la pluie tombe. En cherchant bien, je suis sûr qu'on trouverait une explication logique au fait que le ciel soit bleu.

- Et pourquoi tu as des yeux de différentes couleurs ? Pourquoi certains naissent avec le Don de la Mère et pas d'autres ? Pourquoi Nassim est fou ? rajoute Rinor avec un sourire un peu provoquant. Il y a des explications à tout ça aussi ?

- Pourquoi pas », fait Hoel en me fixant droit dans les yeux.

Je l'ai déjà vu faire cela. Son œil droit est vert et le gauche est brun. Ce regard en double teinte en met plus d'un mal à l'aise. Personnellement, ça me donne juste l'impression qu'il louche un peu.

« Tout a une explication. Il suffit juste qu'on la trouve. Pourquoi buvez-vous du sang ? Pourquoi êtes-vous increvables ? L'êtes-vous vraiment d'ailleurs ? Et si un tel lien vous permettait de prendre de l'énergie aux mortels que nous sommes ? Et si tout le monde ici était lié à vous sans le savoir ? »

J'en vois qui remuent, mal à l'aise soudain. Cet imbécile de magicien est en train de semer le doute dans les esprits des autres. La confiance acquise au cours de longs mois de travail de ma part depuis que j'ai mordu Hoel est en train de s'écrouler. Je pourrais le faire taire, me dis-je soudain. Me servir du lien pour remonter jusqu'à son esprit et lui apprendre ce qu'il risque vraiment. Mais d'une part cela risque de ne pas fonctionner : je ne l'ai mordu qu'une fois et le lien n'est pas assez fort - il a de plus la résistance psychique nécessaire pour me contrer. D'autre part, ce serait le meilleur moyen de lui donner raison et que les autres se retournent définitivement contre nous.

La confiance d'Achraf est insuffisante. Dans un groupe qui voit la mort tous les jours sous la forme de dragons furieux qu'on déloge de leurs tanières, tout ce qui peut mettre en péril l'équilibre est vu d'un mauvais œil.

« A quoi est-ce que tu joues, Hoel ? je souffle après un instant de silence. Qu'est-ce que tu cherches ?

- La vérité. L'honnêteté. Qu'est-ce qu'on risque à vos côtés ? Est-ce que ça vaut vraiment la peine de bénéficier de vos capacités surhumaines vu le prix que l'on risque de payer ?

- Il n'y a aucun prix, je rétorque avec force. Ce qui s'est passé est un accident. Ça aurait pu être n'importe lequel d'entre vous, mais tu étais le plus proche.

- Permets-moi d'en douter », siffle-t-il.

Je sens sa magie s'agiter, se concentrer. S'il me lance un sort, même par pur énervement, je ne réponds plus de rien.

« Le monde ne tourne pas autour de ton nombril, Hoel. J'obéis à des lois et des règles qui te dépassent, qui vous dépassent tous autant que vous êtes. Accepte que certaines choses ne te seront jamais explicitées, parce que je ne peux rien pour toi et ton égo mal placé. »

Le ton de ma voix doit être suffisamment représentatif de mon niveau d'énervement. Personne ne fait de remarque, plusieurs baissent la tête ou regardent ailleurs. Ni penauds, ni repentants, mais acceptant juste que je ne dirai rien et qu'il est inutile d'insister.

Hoel serre la mâchoire, ses mains crispées sur la cape qui repose toujours sur ses genoux. Il va réagir. Je le sens dans le lien, je le vois sur son visage : il va répondre, hurler, crier, exiger ou lancer un sort. Je me prépare à tout, à supporter son éclat quel qu'il soit.

Achraf est à l'autre bout du vallon dans lequel nous nous trouvons, avec plus du tiers des effectifs des Chasseurs. Il est le seul à pouvoir ordonner à Hoel de se calmer - pour autant que cela puisse être efficace vu à quel point la tension est montée rapidement. Ma main se serre sur le pommeau de mon épée ; je la tiens pour me battre, et non plus pour la nettoyer.

Mais l'un des trois éclaireurs revient à cet instant, à bout de souffle, en courant. Il boite, sa monture n'est nulle part en vue. En quelques instants nous sommes debout, les cottes de mailles enfilées, les épées sorties des fourreaux. Justine bondit vers le chariot de l'arbalète géante dont elle a la charge, Rinor rassemble les dernières recrues, Hoel se précipite vers l'éclaireur pour soulager sa fatigue et entendre ce qu'il a à dire. Je sens le regard du magicien sur moi, l'espace d'un instant, très court. Histoire de me faire comprendre qu'il n'en a pas terminé. Que ses réponses, il compte bien les obtenir.

Ce ne sera pas pour aujourd'hui : nous avons un dragon à combattre.

OoOoO

Quelques mois plus tard, hiver.

Je commence à me demander si continuer en vaut vraiment la peine. La dernière vallée habitable est déjà à deux jours de voyage derrière nous, et nous n'avons trouvé aucune trace de dragon dans ces montagnes. Elles s'élèvent au nord du nouveau Royaume de Dork de Wehl, acérées et tranchantes. Elles ressemblent aux montagnes contre lesquelles le Père a bâti sa Cité, à la différence près qu'ici, rien n'a été apprivoisé ou domestiqué. La roche n'a sans doute jamais vu de vie humaine, les chemins ne sont que sentes de bouquetins, les rares plantes nous sont inconnues.

Autre détail d'importance : nous sommes à plus d'un millier de lieues de la Cité. Mais Nassim ressent lui aussi la ressemblance. En partant ce matin, après un bivouac dans un creux de roche, il a escaladé un rocher, s'est tendu et à inspiré l'air à grandes goulées, les yeux fermés. Puis il s'est tourné vers moi, un sourire radieux sur le visage, avant de lancer :

« On dirait qu'on rentre à la maison ! »

Je n'ai rien répondu. Le jour où Nassim rentrera à la maison, il n'y trouvera que sa destruction. Hoel m'a jeté un drôle de regard, comme s'il avait senti quelque chose alors que j'essayais de me convaincre, une fois encore, que je ne suis pas responsable de la Folie de Nassim. Le magicien est toujours agrippé au lien qui nous unit, mais il a cessé de me provoquer à ce propos. Achraf m'a pris à part quelques mois plus tôt pour me demander si notre présence pouvait effectivement représenter un risque pour les mortels de la troupe. Je lui ai répondu en toute franchise qu'il savait déjà tout ce qu'il y avait à savoir : nous buvons du sang, et en cas de blessure importante, je suis moi-même pas à l'abri de perdre le contrôle.

Cela a suffi à Achraf et il a par la suite eu une longue discussion avec Hoel. Discussion houleuse pour ce que j'ai pu en saisir, mais Hoel ne m'a plus jamais posé de questions. Le reste de la troupe a fini par oublier - ou choisir d'oublier - la tension qui avait existé entre nous.

Achraf tient à continuer dans ces montagnes, jusqu'au prochain col dont il est le seul à espérer l'existence. Nous le suivons pour le moment, mais certains commencent à douter. La neige nous a épargnés jusque-là ; le temps est clair et nous marchons sur une neige durcie datant d'une précédente tempête. Nous avons laissé les chevaux en arrière, avec une garde réduite. J'en viendrais presque à envier ceux qui sont restés en bas, au chaud sous une tente et avec suffisamment de combustible pour alimenter leur feu en permanence.

Il faudra bien faire demi-tour à un moment donné. Mais Achraf est têtu et il tient à voir de ses yeux ce que

i se trouve de l'autre côté du prochain col. Nos vivres ne nous permettront pas de tenir plus de sept ou huit jours supplémentaires, de toute façon.

J'en suis là de mes réflexions lorsque Nassim pousse un cri rauque devant moi. Il tombe à genoux dans la neige, les bras resserrés contre lui, et pousse un gémissement qui m'arrache, le temps d'une fraction de seconde, un élan de compassion pour sa douleur.

Le reste de la troupe se tend et se redresse, prend les armes, scrute le ciel et les rochers à la recherche d'un ennemi invisible.

« Du calme, je lance en levant les mains. Ce n'est rien. Du moins rien pour vous. Il n'est pas blessé.

- Qu'est-ce qui se passe ? s'écrie Achraf depuis la tête de la colonne.

- Une chose qui devait lui arriver un jour ou l'autre. Qui m'est arrivée à moi aussi il y a longtemps.

- Mais quoi ? »

C'est Hoel cette fois, et au ton de sa voix il n'apprécie guère de devoir composer avec un secret supplémentaire.

« Un lien, je réponds, surtout pour avoir la paix. Un lien qui se brise. Un mortel qui meurt. »

Il y a un silence et j'en profite pour me baisser vers Nassim. Ses larmes coulent, ces larmes de sang des Immortels. Elles tombent sur la neige en petites gouttes écarlates qui la creusent en un violent contraste. Je pose une main sur son épaule.

« Corris ? Je demande à voix basse.

- Oui, souffle-t-il, confirmant ce que je pensais. Ça fait mal... gémit-il.

- Je sais. Ça va passer. N'essaie pas de lutter contre cette douleur. Elle n'existe pas pour cela. Il faut la vivre et la traverser en se souvenant du mortel qu'il y avait à l'autre bout. »

Personne ne dit mot. Tout le monde écoute. Peine perdue ; pour la première fois depuis que je suis avec eux, je parle la langue de la Cité. Ce qui se passe ne les regarde en rien. Je suis à nouveau le mentor et Nassim le novice. Sans doute ma dernière leçon, celle qui finit toujours par arriver sans que l'on puisse vraiment deviner quand et comment.

La première chose que les novices apprennent, c'est à contrôler la soif et à l'épancher sans tuer, sans se laisser submerger, sans perdre le contrôle. Puis on leur apprend à se lier et ils le font, avec un mortel de la Cité généralement. Pour savoir à quoi s'engage un Immortel qui se lie, connaître la sensation, savoir la contrer, l'utiliser. Mal nécessaire pour ne pas reproduire l'erreur. Car lorsqu'un lien se brise à la mort du mortel, la douleur ressentie est violente et handicapante. Même si le lien n'a plus été entretenu depuis des années, voire des décennies - et c'est le cas pour Nassim.

Je me souviens bien du lien que j'avais forgé. C'était avec une jeune mortelle lors de mon noviciat, qui partageait ma couche et ma jeunesse. Elle avait vieilli pratiquement sous mes yeux, lorsque je rentrais entre deux voyages à accompagner Tareq. Elle avait pris un compagnon, avait eu des enfants. Me regardait toujours avec tendresse lorsque nous nous voyions. J'étais présent à sa mort. Près d'elle, avec son fils ainé, autour du lit où elle s'éteignait lentement avec le sourire aux lèvres.

Je m'étais refusé à me lier à un autre mortel, de revivre cela. Même éduqué en conséquence, être Immortel est une charge dont certains ne mesurent pas le poids. Cela signifie de voir mourir toutes les personnes auxquelles on s'attache, si on a le malheur de s'attacher. La folie est parfois provoquée par cette réalisation violente.

« Je ne me souviens pas de lui », dit alors Nassim.

Il a le regard dans le vide, l'air perdu. La folie lui a sans doute fait enfouir de nombreux souvenirs si profondément qu'il peine à les ramener à la surface. Il va avoir besoin d'un peu de temps pour analyser tout ce qui se passe en lui à cet instant, tout ce qu'il ressent. Je ne peux pas le laisser continuer à marcher sur le flanc de cette montagne, ce serait du suicide pour tous les autres. Nassim est suffisamment instable comme cela sans avoir à lui imposer cette épreuve.

« Il ne peut pas continuer dans cet état », je finis par lancer à l'adresse d'Achraf.

Celui-ci fronce les sourcils et renifle. Il sait ce que nous pensons tous de son projet d'aller au-delà du col, au-delà de cette montagne. Venant d'un autre que moi il n'aurait pas cru une seconde à l'excuse. Mais nous sommes bien les derniers à venir pleurnicher en temps normal.

« Il a besoin de combien de temps ?

- Quelques heures. Peut-être une journée. On peut rester au bord du chemin dans une de ces petites grottes, fais-je en montrant du doigt les anfractuosités qui surplombent l'endroit où l'on se trouve. Quand il ira mieux on suivra vos traces, et si on ne vous rattrape pas, on vous retrouvera au moins à la descente. »

Il finit par acquiescer et relance la troupe. Je croise quelques regards envieux, mais personne ne prendrait ma place pour rester aux côtés de Nassim, en face à face pendant peut-être plusieurs jours.

Laissant Nassim assis sur un rocher, je visite les grottes les plus proches et finis par en choisir une qui se trouve en contrebas du chemin. Nous nous y glissons et Nassim s'assoit contre la paroi tandis que je fouille nos sacs pour en sortir le nécessaire. Autant s'installer le plus confortablement possible.

Je me souviens que Tareq m'avait réconforté. Il avait trouvé des mots et des gestes qui m'avaient fait du bien. Je n'arrive pas à m'en rappeler et tout ce qui me vient à l'esprit - aller passer un bras autour des épaules de Nassim - me semble complètement déplacé. Il a la tête penchée vers le sol et laisse ses larmes tomber par terre. C'est un réflexe que l'on prend rapidement quand on est Immortel, pour éviter de souiller nos vêtements de taches impossibles à laver.

Je sens la tension sur le lien en même temps que j'entends un faible raclement sur le chemin. L'instant d'après, Hoel apparait et, sans rien demander, vient s'asseoir à quelque pas de nous, sous le surplomb de la grotte.

« C'est le même genre de lien que nous partageons ? demande-t-il avant que je me décide à le mettre dehors.

- Oui, je m'entends répondre. À ta mort, le lien se brisera, et je regretterai juste de ne pas pouvoir mourir moi aussi. »

J'exagère la douleur en question, car le lien entre Hoel est moi n'est pas complet, plus faible, mais je n'ai pas vraiment envie de lui parler maintenant.

« Et si c'est toi qui meurs, c'est moi qui supporterai la douleur ? »

Sa question me prend par surprise et je lui lance un regard confondu.

« C'est quelle partie du terme « immortel » que tu ne comprends pas, au juste ?

- Oh arrête. Vous survivez à pas mal de choses, mais si un dragon vous choppe un jour ? Vous déchiquète en morceaux, en bouffe une partie et éparpille le reste ? Vous vous en sortirez aussi ?

- Ça s'est vu », je me contente de répondre.

La vérité c'est que je n'en sais rien. Aucun Immortel que je connais ne s'est jamais risqué à se faire dévorer par un dragon pour voir jusqu'où pouvait aller sa résistance. Le seul qui a exploré nos limites, c'est Donovan. Et il l'a fait surtout pour comprendre le fonctionnement du corps humain d'une manière générale. Ce qui, de son point de vue, consiste surtout à se disséquer lui-même - ou à disséquer un autre Immortel volontaire - pour voir comment ça marche.

Hoel renifle, peu convaincu par ma réplique. Il choisit cependant de changer de sujet :

« Pourquoi s'est-il lié à un mortel, lui ? Par accident aussi ?

- Non. Tous les novices doivent le faire, pour comprendre le processus et savoir à quoi cela engage. En général, à la mort du mortel en question, ça enlève toute envie de recommencer.

- Et ça a été ton cas, je suppose ?

- Oui. Et si par hasard j'avais choisi de me lier à nouveau, ça n'aurait pas été avec toi.

- Merci », grogne-t-il, faussement vexé, mais il semble avoir enfin compris.

Nassim se lève et prend une pleine poignée de neige dans un creux de rocher pour s'essuyer le visage avec. Il la laisse retomber et se passe les paumes sur les joues en soupirant. Il me regarde avec le même air un peu perdu que plus tôt, et je me demande si je dois m'en inquiéter.

« Je me souviens quand je t'ai vu pour la première fois ; c'était dans l'étude de Yamina. Tu revenais de voyage et tu lui avais ramené des documents et des livres.

- Exact, j'acquiesce en hochant la tête.

- Je me souviens de cette séance d'entrainement à l'épée. Je m'étais énervé contre un autre novice. Tu étais intervenu. J'avais jamais reçu une telle branlée.

- Je m'en souviens aussi, dis-je doucement.

- Et puis un jour Yamina m'a dit qu'elle ne pouvait plus être mon mentor. Parce qu'on était trop différents. Qu'elle était un rat de bibliothèque et moi un clébard qui avait besoin d'un maître à la poigne dure et d'espace libre.

- Elle ne t'a certainement pas traité de clébard », je rétorque.

Il a un sourire en coin. Il le sait bien. Le changement de maître n'est pas exceptionnel pendant le noviciat, mais il est vrai que Yamina et Nassim étaient mal assortis. Il m'avait fait l'effet d'un garçon timide la première fois que je l'ai vu. Par la suite, il s'est révélé impulsif et peu patient. Il avait besoin d'action, de faire quelque chose de ses mains, de voir du pays et de bouger. Il était bon une arme à la main quand Yamina était capable de se couper en pelant une pomme. Elle et moi avons discuté pendant la moitié de la nuit avant de décider de demander au Père à ce que Nassim change de mentor.

Je partais le lendemain matin aux aurores et Nassim n'a eu que quelques minutes pour préparer ses affaires. Nous n'avons pas remis les pieds à la Cité, depuis.

Le sourire de Nassim s'efface.

« Je ne me souviens pas de Corris. La couleur de ses cheveux, le ton de sa voix, rien. J'avais oublié le lien.

- Ça arrive, je tente pour le rassurer. En trente ans, on a le droit d'oublier.

- On n'oublie pas un lien », affirme Nassim.

Il a raison. Et il sait que je sais qu'il a raison.

Hoel se tait. Il boit nos paroles. Il semble saisir enfin à quel point nous sommes différents des mortels, à quel point ce lien qui me lie à lui est pour moi une entrave plus qu'autre chose. Un compte à rebours vers sa propre mort que je n'ai aucune envie de ressentir - et qui peut arriver d'un moment à l'autre, avec la vie que nous menons. J'espère juste que cela ne provoquera pas une réaction en chaîne - Hoel meurt, je m'écroule de douleur, je ne tiens plus ma position, quelqu'un meurt à cause de cela, et ainsi de suite...

Le regard de Nassim se perd sur les montagnes en face de nous, qui brillent sous le soleil et découpent le ciel de leurs pics acérés. Ses doigts se perdent dans une mèche de ses cheveux - transformés en fines cordelettes par des heures de frottement et de traitement patient - puis son pouce passe sur ses dents taillées en pointes, comme s'il les découvrait pour la première fois.

« La folie va revenir, hein ? finit-il par demander d'une voix basse.

- Oui », je réponds sur le même ton.

Hoel s'abstient de poser la question qui lui brûle les lèvres. Le choc du lien qui s'est brisé a repoussé la folie et Nassim est lucide, pour la première fois depuis plus de vingt ans. Ça ne va pas durer. Je crains que Nassim ne me demande pourquoi, pourquoi je n'ai rien fait pour l'arrêter, pourquoi je ne l'ai pas ramené à la Cité pour qu'il soit jugé par le Père, pourquoi je l'ai laissé tuer tant de mortels.

Il ne me demande rien.

Je ne peux pas m'empêcher de lui en être reconnaissant.

partie 01 : la folie de nassim

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