Quai de la gare (Elevated Train Platform), Bowery
1937
André Kertész
L’horloge de la gare sonne l’heure des départs et des arrivées. Les corps se bousculent, bien décidés à prendre le train qu’ils attendaient indépendamment de la foule. Les quais sont larges mais bondés et les amants étroitement enlacés. Au milieu du bruit des pas certains de leur itinéraire, une silhouette figée contemple les possibilités.
Un monde de choix s’offre à celui qui vient dans les gares pour contempler les trains. Monter dans une rame et s’enfuir pour quelques heures. S’isoler dans son fauteuil, fermer les yeux et laisser la musique d’un mécanisme qui se dérouille d’avoir trop attendu. Tourner la tête et ne pas voir les affichages pour monter au hasard vers une destination inconnue.
Chaque bond de l’aiguille détermine un nouveau futur. Toutes les minutes, ce corps immobile décide. Rencontra-t-il la gloire ? L’amour ? La révélation ? Découvrira-t-il un nouveau monde, un nouveau pays ou simplement la gare du train de banlieue qui le ramène chez lui ?
Il ne se sent jamais plus seul que face à son destin au milieu des passants. Il tourne sur lui-même comme le carrousel de la vie et contemple les possibilités. Il est trop tard pour faire marche arrière, il ne peut plus que faire un choix. Quai numéro 1 ou numéro 2 ? Sortie rue de la gare ou place de l’horloge ? Vers l’avant ou l’arrière ?
Tic-Tac rythme l’aiguille en se moquant des possibilités qui disparaissent pour chaque seconde qu’il perd à faire un choix. Est-ce un complot ? Est-ce un rêve ? Et s’il choisit un quai, quel wagon ? Ronde incessante de questionnements, chaque mouvement le définit. Autour de lui, pourtant, le reste du monde ne semble pas avoir autant de scrupules à bondir vers son avenir. Mais s’ils prenaient un instant, rien qu’un moment pour ralentir et découvrir l’amplitude des choix qui s’offrent à eux, ils voudraient fuir eux aussi, et ce serait déjà un choix.
Thé ou café ? Partir ou rester ? Parler ou écouter ?
Et qu'en est-il des décisions d’autrui ? Il faut alors dépendre des autres. Dépendre de l’homme qui choisit de prendre sa voiture après le verre de trop et de ton amie qui a voulu partir de la soirée plus tôt. Dépendre de celui qui étudie ton dossier et tient entre ses doigts l’essence de ta prochaine année. Parfois simplement dépendre d’un retard de train et louper une nouvelle rencontre.
Chaque minute est passée à fermer quatre portes pour en ouvrir une seule. Chaque minute est passée à espérer que ce choix soit le bon. Chaque minute est passée à prier qu’un ami de l’homme lui vole ses clés de voiture.
Simple toile de choix qui nous guident, l’un est le nôtre, les autres sont soumis au monde et ceux-là on les impute fautivement à un Destin qui ignore tout de nous.