J'aime Gracq et ses délires bizarres

Nov 16, 2009 18:17

" Pendant de longues heures ils disparaissaient, ils s'ensevelissaient dans la forêt toute proche, en un tête-à-tête périlleux. Ces courses sans but à travers la forêt eurent bientôt pour tous deux un charme sans remède. Il semblait alors à Heide que le monde mourût et se réveillât à chaque seconde avec le bruit conjugué de leurs pas, et que sa vie entière, légère et vacillante, fut suspendue au bras d'Albert.

Mais une inquiétude succédait bientôt à ces instants d'abandon. Tout son sang bougeait et s'éveillait en elle, emplissait ses artères d'une bouleversante ardeur, comme un arbre de pourpre qui eût épanoui ses rameaux sous les ombrages célestes de la forêt. Elle devenait une immobile colonne de sang, elle s'éveillait à une étrange angoisse; il lui semblait que ses veines fussent incapables de contenir un instant de plus le flux épouvantable de ce sang qui bondissait en elle avec fureur au simple contact du bras d'Albert - et qu'il allait jaillir et éclabousser les arbres de sa fusée chaude, tandis que la saisirait le froid de la mort dont elle croyait sentir le poignard fixé entre ses deux épaules. Alors elle abandonnait le bras d'Albert avec tremblement et elle s'étendait à ses pieds sur la mousse, en cachant sa tête sous son bras replié pour qu'il ne lût pas encore au fond de ses yeux son accablante défaite. Et tandis que debout, appuyé à une branche basse, il dirigeait vers elle l'étincellement de ses yeux cruels et lucides, avec un abandon et une confiance angélique - comme une esclave entièrement soumise -, elle élevait vers lui comme une prière les trésors d'un corps qui lui était tout entier dévoué. Elle dénouait ses sandales et ses pieds nus brillaient sur le tapis frais de la mousse. Ses seins haletaient sous la soie légère avec un mouvement imperceptible. Elle dénouait ses cheveux qui se répandaient sur le gazon comme une flaque. Elle étendait autour d'elle ses bras aux muscles chauds qui tremblaient sous la peau avec l'ardeur d'une vie fascinante. Enfin elle tournait la tête vers lui et et laissait filtrer de ses yeux une lueur gluante comme le voile même du sang qu'elle traversait. Elle reposait devant lui, entièrement offerte à celui d'où à chaque seconde elle tirait le miracle de la prolongation de sa vie, et il lui semblait tantôt qu'une masse de métal fondu, d'une dévorante chaleur, naquît de ses seins houleux et insupportables, et comblât les cavernes de sa chair des coulées d'un feu liquide, et tantôt qu'elle s'enlevât tout entière avec une délirante légèreté vers le ciel bleu et lointain qui l'aspirait comme un puits de lumière fraîche au-dessus de sa tête entre les cimes des arbres. Et telle était en elle l'explosion de la vie qu'il lui paraissait que son corps sous la chaleur de fournaise allait s'entr'ouvrir comme une pêche mûre, sa peau dans toute la massive épaisseur s'arracher d'elle et se retourner tout entière vers le soleil pour épuiser les feux de l'amour de toutes ses artères rouges, et sa chair la plus secrète s'arracher aussi depuis le fond d'elle-même en lambeaux convulsifs et jaillir dans ses mille replis comme un drapeau claquant de sang et de flamme à la face du soleil dans une inouïe, dernière, et terrible nudité."

extrait, merveille, gracq

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