Je sais pas, je lisais
cet article et puis cette idée stupide a réclamé de l'attention et j'ai écrit 2726 mots d'un coup pour RNEB.
Voilà.
- C'est ridicule.
Han leva les yeux de son téléphone portable pour regarder Sixte, mains dans les poches, fixant avec obstination le grand panneau gris devant lequel posaient Shanti et Tiana. Assis comme il l'était, un peu en arrière, il ne pouvait pas voir le visage de Sixte mais il n'avait pas besoin de visuel pour savoir qu'il tirait la gueule. L'idée ne lui avait pas plu depuis le début.
- Tout le monde sait qu'on est ensemble, rappela Han.
- Il n'y a eu aucun communiqué officiel.
- Oh il m'a semblé que le procès pour atteinte à la vie privée ressemblait assez à un communiqué officiel.
Sixte se tourna vers Han, sourcils froncés.
- Tu trouves ça drôle ? demanda Sixte.
- Assez, admit Han en souriant.
- Tu te rends compte que tout le monde sur cette planète sait désormais que tu aimes te faire enculer ? insista Sixte.
Han haussa les épaules.
- Tu sais, avant cette histoire, j'avais beau dire que j'étais homosexuel, les gens ne l'admettaient pas forcément, expliqua-t-il en rangeant son téléphone dans sa poche. Tu te rappelles de ces interviews, avant et après les élections ? Celles où on demandait justement aux gens ce qu'ils pensaient d'un président pédé.
- Oui.
- La plupart des gens répondait qu'ils s'en fichaient mais, en vérité, ils éludaient le problème tout en restant foutrement intrigués. Cependant, ça appartenait à ma vie privée et j'avais été clair sur le sujet à chaque interview : je leur cédais que j'étais pédé mais ils n'auraient pas plus de détail parce que ça ne les regardait pas.
- Où tu veux en venir ? grogna Sixte.
- Ils ont eu la preuve flagrante que j'aimais effectivement les hommes avec ces photos, reprit Han. Oui, elles étaient compromettantes et volées mais ça a marqué les esprits. Le procès par la suite a aussi renforcé l'idée que nous ne plaisantions pas avec ça. Nous avons été blessés dans cette histoire et nous nous sommes défendus comme n'importe qui. C'était très important.
Sixte retourna son attention sur les deux femmes riant au milieu des projecteurs et des photographes. Han savait qu'il s'était fait comprendre. Sixte n'avait pas voulu du procès, au début, préférant régler cette affaire de la manière forte - sa manière - mais Han avait réussi à le convaincre de ne pas faire cette bêtise. Racheter le journal pour ensuite le faire fermer et prendre revanche en limogeant tous les gens qui avaient travaillé pour ce torchon aurait été contestable sur le plan légal et Sixte aurait pu avoir des problèmes. Le procès pour atteinte à la vie privée avait été la bonne chose à faire, même si délicate à gérer. Les fonctions de Han avaient posé problème. Il n'avait pas pu témoigner en tant que civil parce que son statut de président était la raison première qui avait amené le photographe à les prendre en flagrant délit de copulation dans le salon mais ce même statut l'empêchait théoriquement d'entrer dans un tribunal pendant la période de son mandat. Ça avait été compliqué mais Marie avait géré ça avec maestro. Du coup, on les avait accusés de procédés douteux parce que Marie était employée par Sixte et une très bonne amie de Han mais ils s'y étaient tous attendus : lorsqu'on voulait emmerder quelqu'un, toutes les raisons étaient bonnes.
- Monsieur le président ?
Han sourit par réflexe en se tournant vers l'assistante du photographe et la jeune femme en eut l'air étonné.
- Oui ?
- Ce sera bientôt à vous, annonça l'assistante. Le temps de changer les cartes mémoires.
- Ok, répondit Han sans lâcher son sourire.
L'assistante repartit en zigzagant entre l'équipement et les câbles électriques. Shanti et Tiana avaient quitté la scène et les électro' revoyaient l'éclairage pour les prochains sujets, eux. Han passa une main dans le dos de Sixte jusqu'à son épaule.
- Ça va bien se passer, ne t'inquiète pas.
- J'oubliais que tu avais déjà posé à poils pour tes ex, railla Sixte. Rassure-moi, tu t'es pas tapé le photographe ?
- Non, rit Han. J'ai jamais été attiré par un homme noir, si tu veux tout savoir.
- Jamais ? s'étonna Sixte.
- Jamais. C'est comme les asiatiques, ça passe pas.
- Trop étroit ?
Han pouffa et serra Sixte contre lui. Il se risqua à lui glisser un baiser sur le front même s'il y avait beaucoup de monde autour d'eux. Sixte grogna pour la forme mais Han savait qu'il était assez content de son trait d'humour. C'était la première fois que Sixte se risquait à blaguer sur le sujet en public, preuve qu'il commençait à être confortable avec l'idée qu'il aimait un homme, de l'avis de Han. Il était temps : ça faisait une bonne année qu'ils étaient ensemble, cinq mois qu'ils vivaient ensemble.
- C'est à vous, messieurs ! lança le photographe en leur faisant un signe de la main.
Sixte passa devant, raide dans sa démarche, et se planta au milieu de l'écran gris avec ce regard farouche qu'il adoptait toujours face à des inconnus - des adversaires, plutôt. Han ne put s'empêcher de sourire en le voyant faire.
- Quoi ? grogna Sixte lorsque Han l'eut rejoint.
Han se pencha un peu pour lui glisser à l'oreille :
- Je suis retombé amoureux de toi à l'instant.
- Arrête de dire des bêtises, marmonna Sixte en le repoussant.
Han se marra, retrouvant son équilibre en faisant un pas en arrière. Il essaya de prendre un air un peu plus sérieux en se tournant vers le photographe, Pat de son nom d'artiste. Il était à l'origine de ce projet. Lui-même gay, il voulait prendre des photos d'homosexuels de tous les genres pour montrer qu'ils n'étaient ni plus ni moins que monsieur et madame tout le monde. Sophie, la chargée de communication de Han, avait entendu parler du projet par la petite amie de sa soeur et avait proposé à Pat quelque chose de plus grand. Han avait dit oui avant même que Sophie ait fini de lui présenter le projet et il avait même convaincu plusieurs hommes et femmes importants du pays de participer à cette séance photo. Pat avait pu photographier deux ministres, une dizaine de députés, quelques grands patrons et patronnes, tous homosexuels et honnêtes avec eux mêmes. Le plus difficile à convaincre avait été Sixte, sans grande surprise. Han n'avait pas trop insisté et laissé l'idée mijoter dans un coin de la tête de Sixte jusqu'à ce que celui-ci lui en reparle. Ça avait pris trois mois et c'était surtout la décision de la numéro deux de son entreprise qui l'avait poussé à accepter. Shanti n'avait jamais caché qu'elle était lesbienne malgré sa position. Elle était à la tête de tout l'informatique chez Evans Corp. et des millions de geeks à travers le monde la révérait comme la sainte patronne des ordinateurs. Bien que la plupart des grosses innovations technologiques des vingt dernières années sortissent de la tête de Sixte, c'était sur Shanti que tout reposait. Elle était le Steve Jobs ou le Bill Gates de l'époque. Sa voix avait forcément de l'importance. Non contente d'avoir ouvertement admis qu'elle était homosexuelle, elle participait régulièrement à des actions pour les droits de sa communauté. Elle s'était beaucoup investi l'année précédente dans les actions politiques pour obtenir le droit de mariage et d'adoption. Han avait été ravi que pareille tête forte monte aux créneaux.
A l'heure actuelle, Shanti et Tiana leur faisaient des grimaces depuis les caisses de matériel sur lesquelles elles s'étaient assises. Han ne se fit pas prier pour leur rendre la pareille et les deux femmes eurent du mal à taire leur fou rire.
- Rappelle-moi ton âge ? grogna Sixte qui n'avait rien raté de l'échange.
- Quarante-quatre en vrai mais pour l'instant c'est plutôt douze.
- Pour l'instant ?
- Allons, le temps est relatif, sourit Han. Je ne devrais pas avoir à te le rappeler, monsieur le génie.
Sixte fronça à nouveau les sourcils mais c'était plus destiné à Shanti et Tiana qui se marraient ouvertement dans l'ombre qu'à la réflexion de Han. Pat se tourna vers les demoiselles et leur demanda de sortir prendre l'air un moment. Il se réintéressa ensuite à Han et Sixte.
- Vous pourriez arrêter de tirer la gueule, s'il vous plaît ? demanda le photographe.
- J'ai été livré sans autre option, rétorqua Sixte avec un sérieux glacial qui fit rire Han.
Pat se passa une main sur le visage. Il était tard et Han savait qu'il avait passé la journée dans le studio à photographier des dizaines de personnes. Il ne restait plus que lui et Sixte pour ce soir puis une photo de groupe avec les personnalités homosexuelles les plus importantes du pays - Han supposait que ça n'allait pas être une partie de plaisir non plus. La plupart d'entre eux avait quitté le studio pour dîner mais ils commençaient à revenir tranquillement. Plus il y aurait de monde, moins Sixte serait coopératif alors Han décida de prendre les choses en main. Il attrapa Sixte par la taille et improvisa quelques pas de valse pour que son compagnon ne fasse plus attention à ce qui l'entourait - Sixte était tellement en danse qu'il devait focaliser toute son attention sur ce que ses jambes faisaient. Cette concentration soudaine avait déjà fonctionné par le passé et Han n'avait même plus honte de l'utiliser pour parvenir à ses fins.
- Tu te rappelles du dix-sept août ? demanda Han tout en continuant à valser.
- Quel dix-sept août ? rétorqua Sixte.
- Je m'en rappellerai toute ma vie, continua Han, parce que c'est la date à laquelle j'ai su avec précision que j'étais amoureux de toi.
Sixte lâcha ses pieds du regard pour lever la tête et rencontrer les yeux de Han.
- Ça avait été une journée de merde, reprit Han, et tu t'en es aperçu très vite alors tu m'as invité à dîner. Ce n'était qu'une pizza surgelée et du soda mais ça m'a remonté le moral.
- S'il ne te faut qu'une pizza pour être content...
- C'est l'idée de la pizza qui était amusante, rectifia Han. Vois-tu, tu es certainement l'un des types les plus riches de cette planète. On ne s'attend pas vraiment à ce que tu aies une pizza surgelée dans ton réfrigérateur. Ça m'a paru tellement incongru sur le moment que ça a chassé toutes mes pensées ailleurs. Il ne restait plus que cette pizza aux quatre fromages sur laquelle tu as rajouté du jambon et enlevé les olives noires pour les remplacer par des vertes et ce soda 0% que ta copine stockait dans le cellier. Il était tiédasse et j'ai horreur de ces trucs pour fille qui misent sur les fruits que personne ne connaît sans sucre ajouté mais le meilleur des alcools n'aurait pas pu rivaliser à cet instant-là, pas plus que le plus fin des repas dans un restaurant gastronomique hors de prix.
Sixte haussa un sourcil et Han ne lui laissa pas le temps d'ouvrir la bouche.
- On a discuté physique quantique et mathématiques, ce qui n'est vraiment pas ma tasse de thé mais ça te fait toujours plaisir alors pourquoi pas, puis on a dérivé sur l'éthique, la philosophie, la société, la politique, comme on sait si bien le faire, et je me suis dit : « je ne pourrais jamais me passer de ce type ». Ça a été douloureux quelques instants de poser enfin des mots sur les sentiments que je ressentais depuis un moment et puis j'ai tout envoyé bouler et j'ai accepté l'idée que j'étais amoureux de toi malgré que tu aies une petite amie et tout le reste. Ça ne me paraissait pas important que tu sois à la tête d'un empire financier en contradiction avec mes principes ou que je sois avec Théo, à l'époque, ou encore les élections.
- Ou que je sois hétérosexuel, ajouta Sixte.
- Ça ne m'a pas effleuré un instant, confirma Han avec un sourire. Tout ce que je savais, c'était que j'étais amoureux de toi et c'était le plus merveilleux des sentiments.
- D'accord, pourquoi pas, mais je ne vois pas le but de ton monologue.
- Oh il n'y en avait pas, sourit Han.
- Tu as commencé en me demandant si je me rappelais du dix-sept août. Ça sous-entendait que tu avais un propos à ce sujet.
- C'est fait.
- Non.
- Alors disons que je me rappellerai toujours du dix-sept août mais que son souvenir ne m'est pas non plus indispensable, essaya Han.
- Pourquoi ?
- D'une part parce qu'il m'est impossible d'oublier mes sentiments envers toi. De l'autre parce qu'il me suffit de te voir ou de penser à toi pour retomber amoureux.
- Ça doit faire mal, toutes ces chutes, commenta Sixte.
- Je dois être masochiste parce que je ne connais rien de mieux.
Sixte eut un petit sourire tordu et Han sut qu'il avait réussi à le décrisper.
Il fallut une dizaine de jours pour que les épreuves des photographies atterrissent sur le bureau de Han. Sophie avait prévu une véritable campagne promotionnelle en plus de l'exposition de Pat, avec affiche dans le métro et dans les quotidiens. Il s'agissait de marquer la première année d'adoption du texte de loi sur l'égalité dans le mariage et l'adoption, après tout. Han prit la petite carte et la glissa dans son ordinateur pour voir le résultat. Il sourit en voyant les célébrités du petit et du grand écran devant ce fond gris pourtant si chaud. Il y avait aussi des collègues du gouvernement, avec ou sans leur partenaire, des gens du commun ou des gens important. Shanti était dans les bras de Tiana, toutes deux riantes, l'une dans une jolie robe rouge et chaussures à talon, l'autre en Jean's, T-shirt de geek et baskets. Le contraste était saisissant maintenant que Han avait la photo sous les yeux. Il n'y avait pas fait attention jusque-là mais, à bien y réfléchir, il n'avait jamais vu Shanti autrement qu'en robe et talons. Elle n'hésitait pas à virer ses chaussures au boulot mais elle faisait toujours très attention à ses vêtements.
La photo suivante était celle où il était avec Sixte. Le sévère patron regardait droit devant lui, avec ses Jean's un peu trop grand, son T-shirt Ironman et sa veste de costume aux manches remontées jusqu'aux coudes. Il avait ce regard direct capable de transpercer des murs d'acier, sa marque de fabrique. Han était à côté, légèrement penché pour lui raconter une bêtise, sa cravate un peu lâche et en chemise blanche décontractée. C'était l'instant où Han avait glissé à l'oreille de Sixte qu'il était retombé amoureux de lui, juste quand il l'avait rejoint devant l'écran. Les deux heures de torture suivantes n'avaient donc servi à rien mais Han ne les regrettait pas. Il avait passé un bon moment tout de même.
Son téléphone portable sonna et Han reconnut Sixte à la sonnerie - la marche impériale de Darth Vader ; il ne l'avait jamais changée depuis qu'ils se connaissaient.
- Tu as vu les photos ? demanda Sixte.
- Je suis en train de les regarder, oui. Tu vas mettre ton véto sur celle qui a été retenue pour nous ?
- Mieux vaut celle-là qu'une autre plus compromettante où tu me mets une main aux fesses, par exemple, répondit Sixte avec une neutralité à toute épreuve.
- J'ai pas fait ça ! se défendit Han.
- J'ai toutes les photos en ma possession, contra Sixte, et j'ai des preuves.
- Comment tu as obtenu toutes les photos ? demanda Han.
Il y eut un silence plein de sous-entendus et Han pouffa. Très bien, il ne voulait pas savoir. Il ouvrit la dernière photo, celle de groupe. Il y avait une cinquantaine de têtes connues au total, un joli succès pas évident à pronostiquer au départ. Han avait été placé au premier rang, au centre, et Sixte se tenait à sa gauche. Ils se tenaient la main, pas ouvertement, un peu en retrait, mais c'était tout de même là. Han sourit.
- Tu as vu la photo de groupe retenue ? demanda-t-il.
- Oui.
Un petit silence.
- Elle me plaît bien, ajouta Sixte.
Han sourit un peu plus. « Et paf ! » pensa-t-il en s'affalant dans son fauteuil.