Jeudi 20 janvier 2005, j'étais de par ma réputation de libertarien
invité de Henri de Lesquen dans son émission
Le Libre Journal des idées politiques sur
Radio-Courtoisie,
face à André Bonnet
dans le rôle du catholique-traditionnaliste et à Henri de Lesquen lui-même
(en l'absence du troisième invité initialement prévu)
dans le rôle du libéral-conservateur.
Henri de Lesquen avait articulé son émission en trois partie,
définies par les questions suivantes:
Un état laïque peut-il avoir une morale?,
les droits de l'homme peuvent-ils tenir lieu de morale?,
Faut-il avoir peur de l'ordre moral?.
J'ai été je l'avoue très mauvais:
j'ai tenté sans cesse et trop rigidement
de revenir au plan que j'avais établi,
au lieu de m'adapter aux interruptions et digressions de l'animateur;
aussi, j'ai trouvé les bonnes répliques après l'émission plutôt que pendant,
et c'est vous qui devez subir maintenant ce que je n'ai pas su dire alors.
Le plan que j'avais prévu pour énoncer mes thèses était le suivant.
Je le donne ici en termes légèrement plus savants et plus complets
que je ne comptais les énoncer sur les ondes,
augmentés de notes sur la façon dont l'émission s'est déroulée.
- D'abord, je voulais énumérer les divers sens du mot politique.
Une première définition est ce qui se rapporte au sens large
aux actions ou phénomènes communs à une société.
Selon cette définition, le politique discrimine un point de vue,
et non pas des phénomènes.
En effet, tout phénomène est politique, selon cette définition,
de même que tout phénomène est social ou économique;
la distinction est alors sur le fait qu'un point de vue privilégie
l'étude des décisions politique imposées à tous et de leur influence,
celle de la répartition statique de personnes
en diverses classes sociales aux destins divers,
ou la dynamique de l'activité économique
de création de satisfactions et d'usage des ressources.
Une deuxième définition qualifie de politiques les actions basées sur la force
et permettant d'imposer des opinions à des individus récalcitrants;
le droit permettrait alors éventuellement de distinguer parmi ces actions
celles qui sont légitimes de celles qui ne le sont pas.
Une troisième définition du politique restreindrait son champ
à ces actions imposées à tous par la force écrasante
d'un monopole sanctionné par une reconnaissance générale de sa suprématie.
Henri de Lesquen m'interrompit quand je présentais la deuxième définition
et avança la version Schmittienne de la politique comme
clivage entre ami et ennemi.
Je n'eus pas la présence d'esprit de répondre immédiatement qu'il s'agissait là
d'une autre définition encore possible du politique, distincte des précédentes;
j'eus encore moins celle de dire comme cette notion Schmittienne
qui caractérise bien l'activité d'un homme politique à la recherche
d'alliances pour établir un rapport de force en sa faveur
et pouvoir ainsi imposer sa volonté aux autres,
mais pas du tout le phénomène du politique
tel que vécu par l'immense majorité de ses victimes,
les citoyens plus occupés à produire et à survivre
qu'à errer dans les coulisses du pouvoir.
- Ensuite, je voulais bien établir ce qu'il fallait entendre par morale:
il y a morale là où il y a des choix, forcément individuels,
entre plusieurs actions, qui peuvent être plus ou moins
bonnes ou mauvaises les unes relativement aux autres.
Un deuxième sens du mot réserve la notion de moral
à ces options qui sont les bonnes dans un choix moral au sens premier
(dilemme, multilemme, ou processus continu);
l'étude de savoir quelles sont ces options est
le vaste et très controversé domaine
de la morale ou de l'éthique en ce deuxième sens.
Le principe de progrès en morale tient entièrement
dans la notion de responsabilité,
par laquelle les conséquences bonnes ou mauvaises d'un choix retombent
(si responsabilité il y a, donc) sur l'auteur du choix moral.
Là, je fus interrompu dès le début par André Bonnet,
qui dénonçait le subjectivisme moral qu'il croyait voir
derrière cette notion de choix individuel.
Henri de Lesquen et moi-même eûmes beau lui expliquer
que le point de vue nécessairement subjectif des décisions
n'était pas incompatible avec le caractère forcément objectif de la morale
(sur lequel tous présents étaient d'accord),
le débat se perdit en digressions et en professions de foi religieuses,
et je n'eus pas l'occasion de discuter de la notion de responsabilité.
- À la question la morale est-elle une question politique?,
j'aurais répondu qu'en tant que points de vues, clairement,
c'est la politique qui est une question morale
puisque les choix sont d'abord individuels
et que tout phénomène collectif ne fait qu'émerger
de collections de tels choix individuels.
(Ayn Rand rangeait d'ailleurs bien la Politique comme branche de l'Éthique.)
Mais s'il faut prendre la politique dans son sens le plus strict,
comme phénomène par lequel des politiciens prennent des décisions
s'imposant à tous via une administration aux pouvoirs coercitifs,
alors il apparait que la politique s'oppose doublement à la morale,
d'abord comme présence de choix individuel,
et ensuite comme critère de bien dans les choix individuels.
En effet, la coercition intrinsèque à la politique
détruit par définition la morale au premier sens de choix:
celui qui subit la volonté d'autrui est dépossédé de son caractère moral,
cependant que celui qui impose sa volonté est un monstre
qui nie le caractère moral d'autrui.
La politique détruit aussi la morale au second sens de bien:
en effet, elle annule le principe de responsabilité,
car ceux qui décident ne subissant pas les conséquences de leurs actes;
par contre, ils continuent d'être sélectionnés
selon la loi du plus assoiffé de pouvoir.
- Pour répondre à Un état laïque peut-il avoir une morale?,
André Bonnet a bien noté pour commencer qu'on
peut être laïc et même irreligieux sans être immoral.
Il a aussi remarqué d'autre part qu'un véritable état laïc
ne se mèle ni positivement ni négativement
d'affaires cultuelles et religieuses:
la laïcité interdit certes à l'État de favoriser certains cultes;
mais elle ne lui permet pas d'empêcher les actions privées,
car la laïcité qui est une contrainte pour les seules affaires publiques;
au contraire, la laïcité interdit à l'État d'interdire
les expressions religieuses privées.
Or l'État dit laïc actuel n'en est pas un,
et fait du laïcisme, imposant sa propre religion au sens large,
favorisant certains cultes et en empêchant d'autres.
La question est de savoir quelles règles morales
la politique au sens large est en droit d'imposer,
et si la politique au sens strict est à même d'accomplir cette tâche,
dans un état laïc ou pas.
Or, un libertarien vous dira qu'un état a sa structure propre,
qui est intrinsèquement immorale, puisque basée sur la coercition,
comme nous l'avons vu précédemment.
(Voir la route de la servitude de Hayek,
ou la Loi de Bitur-Camember,
pour la dynamique du Pouvoir Politique).
N'ayant pas su trouver le moyen d'exposer toute ma théorie,
pourtant assez courte, au cours du débat interrompu par des digressions,
mes affirmations privées de leur fondements ont dû paraître indigeste
comme un cheveu tombé sur la soupe.
J'aurais sans doute mieux fait de prendre une attitude plus ferme
face à Henri de Lesquen pour lui demander de me laisser exposer intégralement
mon court laïus sans interruption.
- Enfin, pour répondre à
les droits de l'homme peuvent-ils tenir lieu de morale?,
j'ai voulu rendre à l'expression droits de l'homme
un sens correct, en distinguant vrais droits et faux droits.
Les discours des droidlhommistes autoproclamés
dénaturent les droits de l'homme en les noyant dans des faux droits.
Les droits de l'homme découlent des principes suivants:
droit sur son corps, ce qu'il est, ce qu'il fait, ce qu'il produit,
ce qu'il obtient d'autrui
par des transactions honnêtes mutuellement consenties.
Ils sont de l'ordre du droit de,
sanctionnant toute violation en justifiant l'usage d'une force correctrice.
Les faux droits sont les droits à,
qui impliquent qu'un tiers jamais nommé
doive fournir au quémandeur certains résultats jamais spécifiés.
En pratique, c'est la justification d'un pouvoir politique arbitraire
d'opprimer les uns au bénéfice des autres,
moyennant un éclairage médiatique adéquat.
S'ils entrent dans le champ de la politique au sens large
et donc de la morale au sens large, en tant que points de vue,
ces droits ne constituent pas l'ensemble de la morale au sens strict.
En fait, ils n'en sont qu'une petite partie:
ils sont précisement la seule partie de la morale
qui justifie le recours à la force, et donc la politique au sens (2),
celui des actions basées sur la force.
C'est-à-dire qu'ils constituent véritablement le droit naturel.
Le respect des droits de l'homme
implique l'abandon de la politique au sens (3),
celui d'une volonte imposée à tous par un monopole de la force.
- Sur la dernière question, Faut-il avoir peur de l'ordre moral?,
je voulais désamorcer la notion d'ordre moral comme imposé par la politique,
comme corollaire de ce que j'aurais exposé plus haut.
Un soi-disant ordre imposé par la politique au sens (3),
est un contre-sens qui suppose que les hommes politiques
seront moralement supérieurs aux autres.
Je n'ai pas pensé à l'expliquer en termes concrets:
dire qu'il faut que la politique se mêle de morale,
c'est prétendre que les Jacques Chirac et autres Francois Mitterand
de ce monde ont légitimité pour décider de questions morales
et imposer leurs règles à tous,
sauf à donner eux-mêmes et leurs favoris
l'exemple impudent de l'exemption de toute obligation.
À l'occasion de questions téléphoniques lues à l'antenne,
plusieurs auditeurs ont soutenu des thèses relativistes,
et je crains que les réponses théoriques des divers débatteurs, moi compris,
n'ont pas su leur parler.
Là encore, j'aurais dû parler en termes plus concrets.
Que le bien de l'un est le mal de l'autre, c'est une vérité objective:
le sucre est bon pour l'élève en hypoglycémie,
et mauvais pour le diabétique en hyperglycémie;
ce sont des vérités objectives.
Cela ne s'oppose aucunement au fait que chacune de ces vérités objectives
s'inscrit dans un contexte subjectif.
En fait, le reproche qui m'est fait présuppose
qu'il s'agit là de vérités objectives.
Le relativisme consisterait à dire non pas
qu'une chose est bonne pour l'un, et autre chose pour l'autre;
le relativisme consisterait à dire
que les deux choses peuvent être ou ne pas être bonnes,
pour l'un comme pour l'autre,
selon le bon vouloir du plénipotentiaire qui décide.
Le relativisme, c'est dire que le prophète, commissaire politique,
ou intellectuel patenté, peut arbitrairement décréter que
le sucre est bon pour le diabétique hyperglycémique
et mauvais pour l'élève hypoglycémique,
et qu'il aura raison dans les deux cas,
parce que la vérité n'est pas objective,
mais créée subjectivement par la seule force de son opinion.
Et si l'élève s'évanouit en classe et que le diabétique meurt,
notre maître aura quand même eu raison,
et c'est la réalité qui aura eu tort;
tout est de la faute de ceux qui s'opposent
à la volonté sacrée de nos dirigeants.
Le fait du plus fort, l'absence de tout droit.
Voilà le relativisme, et sa conséquence nécessaire
sur le plan moral et politique.
La seule base philosophique possible pour rejeter un tel culte de la dictature,
c'est de présupposer une réalité objective qui comprend une morale objective.
Quant à la justification possible d'une morale objective,
un des auditeurs nous a servi le poncif superstitieux selon lequel
Si Dieu n'existe pas alors tout est permis (Dostoïevski).
Et Henri de Lesquen d'acquiescer,
cependant qu'André Bonnet fait profession de ce que seules
la foi et la tradition peuvent fonder la morale.
Je n'ai pas eu l'occasion d'argumenter.
Tout juste ai-je pu dire cette affirmation
était une contradiction performative:
de par sa nature, cette affirmation propose une conclusion morale,
qui plus est une conclusion morale qui n'a de pertinence
que si elle reste valable en l'inexistence de Dieu;
de par son contenu, par contre, elle nie
la possibilité de toute morale en l'absence d'un tel contexte divin.
Je n'ai pas pu m'apesantir,
subissant une remontrance immédiate de Henri de Lesquen
qui prétendait que je faisais une erreur logique dans le sens des implications.
Il semblait imperméable à un raisonnement en termes de catégories abstraites,
et incapable de comprendre la praxéologie en général.
J'ai toutefois eu l'occasion d'inviter mes auditeurs à lire Ayn Rand,
de façon bien maladroite et en omettant de mentionner
le centenaire de sa naissance, le 2 février 2005.
Enfin, un dernier sujet clef du débat était la pornographie,
que mes interlocuteurs semblaient condamner à titre religieux,
en lui attribuant un pouvoir bien plus grand et plus pernicieux
sur les esprits qu'elle n'en a selon moi.
J'ai estimé que c'était là un endroit peu seyant
pour débattre rationnellement du sujet,
et ce d'autant plus qu'après tout, mon propos
n'est pas de condamner l'hygiénisme moral,
seulement la tentation de l'imposer par des moyens politiques.
Pour un libéral, il est tout à fait légitime de vouloir faire régner
un ordre moral religieux sur l'étendue de sa propriété,
et de vouloir constituer des communautés volontaires où un tel ordre règne;
le crime est dans la tentative d'imposer un tel ordre par la force
à ceux qui ne partagent pas les mêmes priorités.