Élisabeth Le Bas's Memoirs in the Original French (Part I)

Dec 29, 2007 16:48

...Because I thought I should, for those of you who can read it. (For those who can't, the translation is posted to
revolution_fr.)

Manuscrit de Mme Le Bas[1].

Ce fut le jour où Marat fut porté en triomphe à l’Assemblée que je vis mon bien-aimé Philippe Le Bas pour la première fois.

Je me trouvais, ce jour-là, à la Convention Nationale avec Charlotte Robespierre. Le Bas est venu la saluer ; il resta longtemps près de nous et demanda qui j’étais. Charlotte lui dit que j’étais une des filles de l’hôte de son frère aîné. Il lui fit quelques questions sur ma famille ; il demanda à Charlotte si nous venions souvent à l’Assemblée, et dit que tel jour il y aurait une séance bien intéressante. Il ‘engagea beaucoup à y venir.

Charlotte demanda à ma bonne mère l’autorisation de m’y emmener avec elle. A cette époque, ma mère l’aimait beaucoup ; elle n’avait pas encore à s’en plaindre.

Ma mère était si bonne qu’elle ne lui refusait jamais rien de ce qui pouvait lui faire plaisir. Elle me permit de l’accompagner plusieurs fois.

Donc, je fus avec elle à la Convention.

Elle occupait un appartement sur le devant, dans la maison de mon père, rue Saint-Honoré. J’avais aussi beaucoup d’amitié pour elle, et je me faisais un plaisir d’aller la voir souvent ; quelquefois même je me plaisais à lui friser les cheveux et à m’occuper de sa toilette. Elle aussi paraissait m’affectionner beaucoup.

Ma mère nous voyait avec plaisir porter de l’attachement à Robespierre et à sa famille. Pour nous, nous l’aimions comme un bon frère ! Il était si bon ! Il était notre défenseur lorsque ma mère nous grondait. Cela m’arrivait quelquefois : j’étais bien jeune, un peu étourdie ; il me donnait de si bons conseils que, toute jeune que j’étais, je les écoutais avec plaisir.

Lorsque j’avais quelque chagrin, je lui contais tout. Ce n’était pas un juge sévère : c’était un ami, un frère bien bon ; il était si vertueux ! Il avait pour mon père et ma mère de la vénération. Nous l’aimions tous bien tendrement.

Enfin Charlotte vint me chercher pour assister à une séance qui devait être bruyante. Le Bas vint près de moi ; pour la première fois, il m’adressa la parole pour me dire des choses bien bonnes. Il dit à Charlotte qu’il y aurait une séance de nuit, qu’elle devait être fort intéressante, qu’il fallait demander la permission pour que je vinsse avec elle.

Charlotte n’eut pas de peine à l’obtenir. Elle était sœur de Robespierre, et ma mère la regardait comme sa fille. Pauvre mère ! Elle croyait Charlotte aussi pure et aussi sincère que ses frères. Grand Dieu ! cela n’était pas !

Nous nous rendîmes donc à cette séance. Nous avions emporté des oranges et quelques sucreries. Charlotte en offrit à Le Bas et à son jeune frère.

Ces messieurs, après être restés quelque temps près de nous, nous quittèrent pour aller voter.

Je demandai à Charlotte si je pouvais offrir une orange à Le Bas ; elle me dit que oui. J’étais heureuse de pouvoir lui témoigner une attention. Il accepta avec plaisir. Qu’il me parut bon et respectueux !

Comme je l’ai dit déjà, mademoiselle Robespierre paraissait se plaire avec moi.

A une autre séance de l’Assemblée, où nous nous trouvions encore ensemble, elle me prit une bague que j’avais au doigt. Le Bas s’en aperçut et la pria de la lui faire voir, ce qu’elle fit. Il regarda le chiffre qui y était gravé, et il fut obligé, dans ce moment, de s’éloigner pour donner son vote, sans avoir le temps de remettre la bague, ce qui me causa un grand tourment ; car il ne put me la rendre, et je ne l’avais plus au doigt. Nous chérissions tous notre bonne mère et nous tremblions de lui faire du chagrin.

A cette même séance, Le Bas nous avait prêté une lorgnette, à Charlotte et à moi. Il revint, un instant, parler à Mlle Robespierre de ce qui venait de se passer à la séance ; je voulus lui rendre la lorgnette ; il ne voulut pas la reprendre et dit que nous allions en avoir encore besoin. Il me pria de vouloir bien la garder. Il s’éloigna encore, et, dans ce moment je priai Charlotte de lui redemander ma bague ; elle me le promit, mais nous ne revîmes plus Le Bas.

Il avait chargé Robespierre le jeune de nous faire ses excuses et de nous dire qu’il se trouvait indisposé et qu’il avait été obligé de partir bien à regret. Et moi aussi j’avais du regret de n’avoir pas ma bague et de n’avoir pu lui remettre sa lorgnette. Je craignis de déplaire à ma mère et d’être grondée ; cela me tourmentait beaucoup. Ma mère était bonne, mais très sévère.

Charlotte me dit, pour me consoler : « Si ta mère te demande ta bague, je lui dirai comment la chose s’est passée ». Tout cela me rendait bien malheureuse : c’était la première fois qu’une chose pareille m’arrivait.

Depuis cette époque-là, nous n’eûmes plus l’occasion de retourner à la Convention. Charlotte me dit d’être tranquille pour ce qui me tourmentait tant. Elle me dit aussi que M. Le Bas était bien malade et ne pouvait plus revenir à l’Assemblée.

J’avoue que cette nouvelle me fit grande impression. Je ne pouvais me rendre compte de cela : moi, si jeune et si gaie, je devins triste et rêveuse ; tout le monde s’aperçut de ma tristesse, jusqu'à Robespierre, qui me demanda si j’avais quelque chagrin ; je l’assurai que je n’avais rien, que ma mère ne m’avait pas grondée, que je ne pouvais pas me rendre compte de ce que j’éprouvais. Il me dit avec bonté : « Petite Élisabeth, regardez-moi comme votre meilleur ami, comme un bon frère ; je vous donnerai tous les conseils dont a besoin votre âge. » Plus tard, il vit combien j’avais de confiance en lui.

Depuis longtemps, je n’entendais plus parler de Le Bas, et je ne savais à qui m’adresser pour en avoir des nouvelles.

A cette époque, nous allions souvent, en famille, nous promener aux Champs-Élysées ; nous choisissions ordinairement les allées les plus retirées. Robespierre nous accompagnait souvent dans ces promenades. Nous passions ainsi d’heureux instants ensemble. Nous étions toujours entourés de pauvres petits Savoyards, que Robespierre se plaisait à voir danser ; il leur donnait de l’argent : il était si bon ! C’était pour lui un bonheur que de faire du bien : il n’était jamais plus content que dans ces moments-là. Il avait un chien, nommé Brount, qu’il aimait beaucoup ; la pauvre bête lui était très attachée.

Le soir, au retour de la promenade, Robespierre nous lisait les ouvrages de Corneille, de Voltaire, de Rousseau ; nous l’écoutions en famille avec grand plaisir ; il faisait si bien sentir ce qu’il lisait ! Après une heure ou deux de lecture, il se retirait dans sa chambre en nous donnant le bonsoir à tous. Il avait un profond respect pour mon père et ma mère ; aussi le regardaient-ils comme un fils, et nous comme un frère.

Depuis quelque temps, ma santé était moins bonne ; mes parents s’en aperçurent et prirent la résolution de m’envoyer passer un mois à la campagne, chez Mme Panis (à Chaville). Elle eut pour moi tous les soins d’une mère ; elle me menait promener dans de très beaux jardins.

Un jour entre autres, elle me mena à Sèvres, dans une maison de campagne habitée par Danton. Je ne l’avais jamais vu ; mais grand Dieu ! qu’il était laid ! Nous le trouvâmes avec beaucoup de monde, se promenant dans un très beau jardin. Il vint à nous et demanda qui j’étais à Mme Panis, qui lui répondit que j’étais une des filles de l’hôte de Robespierre.

Il lui dit que je paraissais souffrante, qu’il me faudrait un bon ami, que cela me rendrait la santé. Il avait de ces formes repoussantes qui font peur. Il s’approcha de moi, voulut me prendre la taille et m’embrasser. Je le repoussai avec force, quoique bien faible encore.

J’étais bien jeune ; mais sa figure me fit tellement peur que je priai instamment Mme Panis de ne plus me ramener dans cette maison ; je lui dis que cet homme m’avait tenu des propos affreux, tels que je n’en avais jamais entendus. Il n’avait aucun respect pour les femmes, encore moins pour les jeunes personnes.

Mme Panis parut regretter de m’avoir menée dans cette maison et me dit qu’elle ne connaissait pas cet homme sous ce rapport ; elle m’assura que nous ne retournerions plus chez lui et m’apprit alors que c’était Danton ; elle m’engagea à ne pas parler à ma mère de ce qui s’était passé, parce que cela pourrait lui faire de la peine, et qu’elle ne voudrait plus me laisser venir chez elle. J’avoue que cette recommandation ne me plut pas, car notre bonne mère nous avait élevées dans l’habitude de ne jamais rien lui cacher.

Je ne voulais même plus rester à la campagne ; mais mon frère vint me voir, et nous y passâmes encore quelques jours ; et nous repartîmes pour Paris.

Dieu ! que je me trouvais contente de revoir mes parents ! J’avais tant besoin de tout raconter à ma mère ! La figure affreuse de cet homme me poursuivit partout.

Ma mère ne trouva pas ma santé beaucoup meilleure ; elle me fit plusieurs questions, me demanda ce que j’avais fait à Chaville et si je m’y étais amusée, si je m’étais beaucoup promenée et où nous avions été. Pauvre mère ! Je ne pus rien lui cacher ; elle parut très contrariée de cela et me demanda si je voudrais encore retourner à Sèvres ; mais je lui dis non avec tant d’empressement qu’elle ne me parla plus de rien.

J’étais toujours bien triste ; notre bon ami Robespierre chercha tous les moyens de savoir ce que j’avais, me dit que cette tristesse n’était pas naturelle à mon âge, d’autant plus que j’avais toujours été gaie jusqu’alors.

Que lui répondre ? Je ne pouvais me résoudre à lui expliquer le motif de ma tristesse !

A mon retour, j’allai voir Charlotte ; je craignais de lui parler de Le Bas ; j’avais peur qu’elle ne pensât que c’était au sujet de la bague. Elle parut contente de me voir et me trouva aussi changée. Je lui demandai alors s’il y avait longtemps qu’elle n’avait été à la Convention ; elle me répondit que oui, et je ne pus en savoir davantage.

Combien j’aurais désiré entendre parler de Le Bas ! Dieu ! que je souffrais ! Personne ne prononçait son nom ; il y avait près de deux mois qu’il n’avait paru à la Convention ni aux Jacobins.

Ce fut après ces deux mois d’absence que je revis mon bien-aimé. Ma mère, étant, un jour, allée dîner à la campagne avec Robespierre, nous avait laissées à la maison, ma sœur Victoire et moi, en nous recommandant d’aller lui retenir des places aux Jacobins, pour la séance du soir, où l’on pensait que Robespierre parlerait (les jours où l’on devait l’entendre, il y avait toujours une si grande affluence que l’on était forcé de retenir des places à l’avance). J’y allai seule et j’arrivai de bonne heure, afin de ne pas en manquer.

Quelles furent ma surprise et ma joie quand j’aperçus mon bien-aimé ! Son absence m’avait fait verser des larmes. Quel fut mon bonheur, lorsque je le reconnus !

Je le trouvais bien changé ; lui me reconnut tout de suite et s’approcha de moi avec respect. Il me demanda de mes nouvelles et de celles de toute ma famille, ainsi que de celles de Robespierre, qu’il n’avait pas vu depuis longtemps, et pour lequel il avait beaucoup d’amitié. Enfin, après un silence de plusieurs minutes, qu’il rompit le premier, il me fit beaucoup de questions et chercha à m’éprouver.

Il me demanda si je ne devais pas bientôt me marier, si j’aimais quelqu’un, si la toilette et les plaisirs étaient de mon goût, et si, mariée et devenue mère, j’aimerais à nourrir mes enfants.

Je lui répondis que je suivrais l’exemple de ma bonne mère et lui demanderais toujours conseil.

Alors, il me dit que j’étais très bonne, il voulait me prier de lui chercher une femme très gaie, aimant les plaisirs et la toilette et ne tenant pas à nourrir elle-même ses enfants, que cela la rendrait trop esclave et la priverait des plaisirs qu’une jeune femme doit aimer.

Dieu ! que ce langage me fit de mal, de sa part ! Quoi ! me dis-je, voilà donc la manière de penser d’un homme que je croyais si raisonnable et si vertueux !

Je voulus alors m’éloigner ; mais il me pria de rester, disant qu’il avait encore à me parler ; je lui dis que s’il n’avait pas autre chose à me demander, je désirais me retirer, que sa manière de voir étant très différente de la mienne, je ne pouvais accepter la commission qu’il voulait me donner de lui chercher une femme. Je le priai de charger une autre personne de ce soin.

Je devins sérieuse ; car jamais je n’avais éprouvé tant de chagrin : il m’était pénible de découvrir de tels sentiments chez un homme que j’adorais en secret, que je croyais si bien sous tous les rapports. J’avoue que, l’ayant vu si plein de respect et d’attentions pour moi toutes les fois que je l’avais rencontré, me trouvant avec Charlotte, et que la persistance qu’il avait mise à garder ma bague et à ne pas reprendre sa lorgnette qui avait été un précieux souvenir pour moi pendant sa maladie, j’avoue que tout cela m’avait fait penser qu’il y avait entre nous un peu de sympathie. Mes illusions se trouvaient donc détruites.

Aussi cette conversation fit sur moi une telle impression que je fus près de me trouver mal. Je me disais : « Mon Dieu ! combien j’ai été imprudente de penser à lui ! Combien j’aurais à rougir, ma mère, si vous connaissiez ma faiblesse ! Combien je mériterais d’être grondée par vous ! Mais que votre fille était malheureuse ! J’aimais et je voulais vous le cacher. »

Je vis bien alors ma faute, et je voulus à l’instant m’éloigner de lui ; mais il fit beaucoup d’instances pour me faire rester, et s’aperçut du mal qu’il m’avait fait. Il me dit : « Bonne Élisabeth, je vous ai fait bien de la peine, mais pardonnez-le moi. Oui, je vous l’avoue, je voulais connaître votre manière de penser. Eh bien ! celle que je vous priais de me chercher, ma chère Élisabeth, c’est vous ; oui, mon amie, c’est vous que je chéris depuis le jour où je vis pour la première fois. Je l’ai donc trouvée, celle que je cherchais tant ! Oui, mon Élisabeth, si tu veux, je demanderai ce soir ta main à tes parents ; je les prierai de faire tout de suite notre bonheur. » Il me prit alors les mains et me dit : « Mais tu ne réponds pas ? Est-ce que tu n’éprouves pas pour moi ce que je sens pour toi ? »

J’étais tellement saisie de joie que je ne pouvais lui répondre ; je croyais rêver. Il tenait toujours ma main et me priait de lui répondre. Dieu ! que j’étais heureuse ! Je lui dis alors que si mes parents consentaient à notre union je serais heureuse.

Il me pressa les mains tendrement et me dit : « Moi aussi je t’aime ; ne crains rien ; tu as affaire à un homme de bien. » - « Moi aussi, Philippe, je vous aime depuis le jour où je vous vis à la Convention avec Charlotte, à cette séance du soir… J’ai encore votre lorgnette. » - « Et moi, dit-il, j’ai ta bague ; elle ne m’a pas quittée depuis le jour où je suis tombé malade et où je ne te revis plus. Mon Dieu ! que j’ai souffert, pendant si longtemps, privé de tes chères nouvelles ! Ne pouvant plus espérer te revoir quelquefois avec Mlle Charlotte, toutes ces pensées étaient loin d’avancer ma guérison. Dix fois par jour, je t’écrivais, mais je n’osais te faire parvenir mes lettres, dans la crainte de t’attirer du chagrin, bonne Élisabeth. Plusieurs amis vinrent me voir, mais personne ne me parlait de toi ; juge de ma douleur ! Enfin Robespierre vint un jour ; c’était le seul homme de qui j’eusse pu avoir de tes nouvelles ; mais combien j’étais malheureux ! Je ne savais comment m’y prendre pour lui en demander. Enfin, il me vint à la pensée de lui parler de ses hôtes ; il me fit le plus grand éloge de toute la famille, me parla du bonheur qu’il avait d’être chez des gens si purs, si dévoués pour la liberté. Je savais déjà cela par plusieurs de mes amis ; mais, mon Élisabeth, il ne me parla pas de toi. Mon Dieu ! que j’ai souffert pendant plusieurs jours. Ce temps fut bien long… Robespierre le jeune vint enfin me voir. Quelle joie pour moi ! J’étais plus familier avec lui : nous étions du même âge. Nous parlâmes de son frère. Enfin, je n’y pus plus tenir ; je lui parlai de ta famille, de tes sœurs ; je lui parlai de toi, mon Élisabeth. Il me fit ton éloge, me dit qu’il avait pour toi l’amitié d’un frère, que tu étais gaie, bonne, que c’était toi qu’il aimait le plus, que ta bonne mère était excellente, qu’elle vous avait bien élevées, en femmes de ménage, que votre intérieur était parfait et rappelait l’âge d’or, que tout y respirait la vertu et un pur patriotisme, que ton bon père était le plus digne et le plus généreux des hommes, que toute sa vie s’écoulait dans le bien. Il me dit que son frère se trouvait bien heureux d’être chez vous, que vous étiez pour lui sa famille, qu’il vous aimait comme des sœurs et regardait ton père et ta mère comme ses propres parents. Si tu savais, mon Élisabeth, combien j’étais heureux d’entendre parler ainsi d’une famille que j’honorais déjà, et que sa conduite envers Robespierre, envers l’ami de la liberté, m’avait fait connaître et estimer ! Je faisais des vœux pour le rétablissement de ma santé, afin de pouvoir te rencontrer comme autrefois avec Charlotte… »

Enfin, après une longue promenade et une longue conversation dans la [sic] jardin des Jacobins, nous vîmes arriver ma mère.

Comme je l’ai dit déjà, on croyait que Robespierre lirait un discours ce jour-là, mais la séance fut remise au lendemain. Alors mon ami vint trouver ma mère dans la tribune et lui demanda un moment d’entretien ; ma mère lui dit : très volontiers ; et nous nous rendîmes aux Tuileries.

Il faisait un temps superbe. Après plusieurs tours d’allée, mon ami proposa à ma mère de s’asseoir, elle y consentit ; il lui fit alors la demande de ma main. Ma mère, surprise de cette demande, lui répondit qu’elle n’était pas dans l’intention de marier la plus jeune de ses filles avant les aînées, et qu’elle en avait encore deux à marier avant moi. (A cette époque, ma sœur Sophie avait déjà épousé M. Auzat).

Une conversation assez vive eut lieu alors entre ma mère et M. Le Bas ; il lui dit que ce n’était pas mes sœurs Éléonore ni Victoire qu’il aimait. C’est, dit-il, Élisabeth que j’aime depuis longtemps. Il ajouta qu’ayant été depuis deux mois malade, il avait été bien malheureux de ne pas me voir, et que n’ayant eu de mes nouvelles qu’une fois par Robespierre le jeune, il avait voulu m’écrire, mais qu’il avait toujours craint de me compromettre, qu’il m’aimait trop pour me faire de la peine, qu’enfin ce fut par un hasard heureux qu’il me rencontra allant retenir des places pour la séance. « Je priai, dit-il, Élisabeth de vouloir bien m’entendre un moment ; elle ne le voulut pas, craignant de vous déplaire ; je l’ai tant suppliée qu’elle finit par rester. Alors je lui dis que je l’aimais, que mon bonheur serait de l’avoir pour femme. La circonstance me sert aujourd’hui et je suis bien heureux, citoyenne, de pouvoir vous demander la main de mon Élisabeth. Si j’avais tardé à vous le demander, je sens que j’aurais employé tous les moyens pour la voir le plus souvent possible ; j’aurais pu la compromettre et lui causer du chagrin ; je l’aime trop pour cela ; d’ailleurs ce n’eût pas été agir en honnête homme que d’agir ainsi. »

Ma mère, qui désirait marier mes sœurs avant moi, dit à Philippe que j’étais trop jeune encore et un peu étourdie :

« Je l’aime comme cela, répondit-il ; je sera son ami et son mentor ».

Enfin il était tard : on allait fermer les Tuileries ; ma mère, ne voulant pas se prononcer positivement, dit qu’elle ne pouvait rien promettre sans le consentement de mon père, et engagea M. Le Bas à venir le lendemain matin, vers neuf heures ou dix heures ; elle ajouta que si mon père consentait à cette union, elle y consentirait elle-même de tout son cœur. Jugez de tout ce que j’ai dû éprouver pendant cette conversation !

Il fallut nous séparer jusqu’au lendemain. Je passai une nuit très agitée ; ma mère, en rentrant à la maison, avait parlé à mon père de la conversation qu’elle venait d’avoir avec M. Le Bas ; j’avoue à ma honte, que d’une chambre voisine de la leur, j’avais écouté leur entretien. Mon père parut content ; mais ma mère tenait toujours à marier mes sœurs avant moi. Enfin, j’entendis mon père appeler notre bon ami : il était si bon que nous l’aimions plus qu’un frère. Mon père lui fit part du sujet de la conversation et lui dit : « Mon ami, c’est notre Élisabeth, notre étourdie, que M. Le Bas nous demande en mariage ». - « Je vous en félicite, répondit-il, tant mieux. Élisabeth sera heureuse ; mon cher ami, ne balancez pas un instant : Le Bas est le plus digne des hommes, sous tous les rapports ; il est bon fils, bon ami, bon citoyen, homme de talent ; c’est un avocat distingué. »

Ce bon Maximilien paraissait heureux de me voir demandée en mariage par son compatriote, et insistait pour nous auprès de mes parents ; il ajouta : « Cette union, fera, je crois, le bonheur d’Élisabeth ; ils s’aiment ; ils seront heureux ensemble ».

Il fit mon éloge et celui de mon bon ami ; ma mère fit encore quelques objections sur mon étourderie ; mais notre ami l’assura que je serais une bonne épouse et une bonne ménagère.

Il était près d’une heure du matin lorsqu’il se retira dans sa chambre en souhaitant une bonne nuit à mon père et à ma mère. J’entendis alors mon père dire : « Il n’y a pas à balancer ; après l’éloge que Robespierre vient de nous faire de son ami. »

Notre bonne mère aimait ses enfants également ; elle craignait, en mariant sa plus jeune fille la première, de nuire à ses aînées ; mon père pensait autrement et disait : « S’ils s’aiment, faut-il retarder leur bonheur ! Non, femme, il faut mettre les préjugés de côté et consentir à cette union. » Ma bonne mère, alors, parut désarmée et dit à mon père : « Eh bien ! mon ami, à demain ; il viendra pour te demander ton consentement ». Je n’entendis plus parler et fut me coucher, mais bien triste, car je craignis qu’il ne s’élevât quelque difficulté. Je ne dormis pas beaucoup, et cette nuit me parut bien longue ; j’étais levée avant le jour.

A neuf heures précises, je vis arriver mon ami. Dieu ! que le cœur me battait ! J’étais à ce moment occupée à repasser dans la salle à manger. Il passa tout près de moi et me dit, en me prenant la main qu’il serra tendrement : « Du courage, mon amie ! » Il entra dans le salon où mon père l’attendait. Je n’entendis que ces mots : « Vous savez, citoyen, ce qui me procure le plaisir de vous voir. On vous a parlé des vœux que je fais pour entrer dans votre famille ; vous savez que celle que j’aime et la dernière de vos filles ; sans une longue maladie que je viens de faire, je vous l’aurais demandée plus tôt. Ayant eu l’occasion de rencontrer quelquefois votre fille, j’ai cru m’apercevoir qu’elle comprenait et partageait mes sentiments ; mais, étant tombé malade, je ne la revis plus. Jugez de ce que j’ai dû souffrir pendant près de deux mois d’absence. »

Après une assez longue conversation dont je n’entendis pas la suite, mon père me fit venir près de lui et me dit avec sévérité qu’à cause de mon manque de confiance en ma mère, il ne consentirait jamais à mon mariage ; il me fit une longue morale qui me fit pleurer aux sanglots. Enfin mon bien-aimé vint près de moi et me dit de ne pas me faire ainsi du mal, de me consoler, que mon bon père me pardonnerait et que mes tendres parents consentaient à notre union.

Jugez de mon bonheur ! je n’y pouvais pas croire ; mon ami était si bon, si doux, si caressant, que mon père lui dit : « Allons, je veux faire le bonheur de ma fille, je vous la donne de tout cœur : c’est une bonne petite fille ; elle vous rendra heureux, je l’espère. » Quelle joie pour mon ami ! Nous sautâmes au cou de mon père et de ma bonne mère, qui pleurait d’attendrissement.

Le bon Robespierre vint partager notre joie ; ce bon ami me dit : « Soyez heureuse, Babet, vous le méritez ; vous étiez faits l’un pour l’autre. »

Alors mon père, Robespierre, Le Bas et ma mère prirent ensemble du chocolat ; pendant ce temps je retournai à mon travail ; la conversation dura jusqu'à plus de onze heures. J’étais encore dans la salle à manger lorsque Le Bas la traversa pour sortir ; il me prit la main et me dit : « Au revoir, ma bien-aimée, je dîne avec toi, ta digne famille et notre ami Robespierre. »

Ce dernier ne tarissait pas en éloges sur le compte de Le Bas ; il parla beaucoup de sa respectable famille, qu’il connaissait très bien : ils étaient encore treize enfants et avaient été vingt et un ; leur mère n’avait que cinquante ans lorsqu’elle mourut, par suite d’un saisissement : le bruit ayant couru, dans le pays, que les Espagnols étaient aux frontières, elle fut tellement frappée de cette terrible nouvelle, non pour elle-même, mais pour sa nombreuse famille, que rien ne put la rappeler à la vie. Son fils bien-aimé, Philippe, fut inconsolable. On voulut connaître la cause d’une mort si cruelle et l’on fit l’autopsie de son corps ; on découvrit que le foie et le cœur étaient attaqués.
Ce fut une perte bien cruelle pour cette famille : c’était une femme chérie de son mari, de ses enfants, bonne et humaine ; elle était la mère des pauvres. Son fils Philippe l’a pleurée bien longtemps et ne tarissait pas en éloges sur cette excellente mère. Le père de M. Le Bas avait été régisseur des biens de la princesse de Bergues et de Rache ; il fut aussi bailli de Frévent. Il était aimé et vénéré de tout le pays.

[1] Je reproduis ce manuscrit sans en altérer le texte, sans en redresser le style, un peu fruste et souvent incorrect ; les femmes de cette époque, grandes par les sentiments, n’étaient point des femmes de lettres.

memoirs, élisabeth le bas

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