Thierry Marignac // "Éléments", №158, janvier-février 2016

Jan 19, 2016 00:08

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Bons baisers de Moscou

Édouard Limonov, Mes retrouvailles avec le vieux pirate

Par Thierry Marignac

Thierry Marignac a retrouvé à Moscou Édouard Limonov. Une amitié de trente-cinq ans lie l'auteur de Fasciste à celui qui se définissait dans les années 1980 comme le premier punk d'Union soviétique, le « Johnny Rotten de la littérature », devenu depuis lors le chef du Parti national-bolchevique. Vodka et poésie, géopolitique et flibuste, morts et revenants. Rencontre entre deux insoumis.

Livejournal d’Édouard Limonov, 29 octobre 2015, 13h48 :

La journée est ensoleillée, à Moscou. On dit que ça ne durera pas. Mais pour l’instant, c’est magnifique.

Hier, après des adieux rapides à Youri Mamleïev (auteur de fantastique, écrivain non-conformiste, mort quelques jours auparavant, dont c’étaient les funérailles), je me suis rendu à Dom Knigui (célèbre librairie de Moscou, fondée en 1967) sur l’Arbat, pour une rencontre-dédicace avec mes lecteurs. Les lecteurs étaient bienveillants et très bien élevés. Ils m’ont offert une bouteille d’excellente vodka.

Ensuite, accompagné de l’auteur français Thierry M. et de mon camarade Danil Doubschine, je suis rentré chez moi. On a fêté nos retrouvailles. Limonov est un homme comme les autres, il boit de la vodka et se réunit avec ses amis pour faire la fête.

À trois, on a vidé une bouteille de cognac Vieux Königsberg et une bouteille de

vodka, c’est déjà pas mal. Moi et Danil, on a encore bu du vin, après ça.

[...]

Je connais Thierry M. depuis 35 ans. Il est né en 1958, c’est l’auteur de nombreux livres, y compris un roman au titre éclatant: Fasciste, il est aussi poète et traducteur de l’anglais et du russe.

Où est-ce que mon vieux fou d’ami russe est-il allé chercher que j’étais poète - mystère. Sans doute parce que Des chansons pour les sirènes (L’Harmattan, 2012) l’avait touché, ce recueil de poésies traduites par votre serviteur contenait des vers de feu Natalia Medvedeva - sa compagne décédée pendant qu’il était sous les verrous - dont j’avais découvert le talent poétique seulement après sa mort, dans un recueil (Je flotte comme une bannière, Saint-Pétersbourg, 1997) qu’elle m’avait offert dans un rade de République, à Paname, en riant de mon russe encore balbutiant. Les quelques vers apocryphes placés dans mes romans et fallacieusement attribués à des poètes inconnus n’ont certainement pas frappé Limonov.

En 2014, lorsqu’il a été question d’inviter Édouard à Paris pour le Salon du livre russe, la mairie OTAN-socialiste a menacé de priver cette manifestation culturelle du local qu’elle lui accordait dans le Marais. Mais, quelle que soit sa mauvaise réputation, Édouard est généreux, comme peuvent en témoigner mes rares amis survivants, l’écrivain Pierre- François Moreau, et l’éditeur du Dernier terrain vague, Daniel Mallerin, l’homme qui m’a persuadé d’écrire, quand j’avais vingt ans.

Avec Pierre-François, en 1981, nous avions réalisé pour le magazine Actuel la première interview en profondeur du punk russe tout juste débarqué de New York, et fait sa connaissance. Avec Daniel, en 1987, on s’est débrouillé avec Natalia pour qu’elle trouve une piaule à Paname. Deux ans auparavant, je m’étais marié avec elle, pour qu’elle puisse vivre à proximité de l’homme qu’elle aimait grâce à un permis de séjour - et Dieu sait qu’elle l’aimait.

Telle était la teneur concrète de notre amitié pour le Russe, dissident punk chassé de partout, qui nous sauvait - dans les années 1980 - de la Phrance mitterrandienne et de ses « nouveaux philosophes » découvrant à l’époque, dans les rades de Saint-Germain, le Goulag avec cinquante ans de retard. Les conséquences de cette idéologie néo-con avant la lettre nous suivent jusqu’au jour d’aujourd’hui - alpha et oméga de l’absurdité atlantiste présente, proprement sidérante. Limonov était l’antidote de cette déchéance toxique, et c’était un copain, aussi - ça n’est pas si courant, dans un monde en proie à la concurrence généralisée, élevée au rang de sacro-sainte règle de vie.

Le fantôme de Natalia

En février 2003, quand Natalia est passée de vie à trépas par overdose (dit-on, version confirmée par Limonov), Édouard était en taule à Saratov, accusé de vouloir renverser la Constitution et de promouvoir un coup d’État au Kazakhstan. C’est donc à moi qu’il était revenu le douteux privilège d’écrire sa nécrologie pour le magazine eXile - dont je me serais passé sans en prendre ombrage, loin de là. Ce texte, originellement écrit en anglais puisqu’eXile, quoique moscovite pour la communauté d’expats, était un magazine anglophone, a été traduit et retraduit de nombreuses fois, en français par votre bien obligé, en russe par mon ami le journaliste Oleg Soulkine pour le défunt quotidien russophone de New York Novoe Rousskoe Slovo, et encore à bien d’autres occasions, doubles, triples traductions, avec ce que cela implique d’erreurs. Mark Ames, rédac-chef d’eXile1, avait accepté la nécro sans la moindre objection, lui, plutôt sévère d’habitude, journaliste américain prenant la déontologie au sérieux. Mais je l’avais prévenu, l’Amerloque rédac-chef: C’est ça ou rien.

Combien de lettres émues, combien de témoignages touchants n’ai-je pas reçu, après cette nécro écrite à contrecœur, à l’époque, comme un devoir impossible à éluder, comme une corvée à laquelle, hélas, le gentleman ne peut pas se soustraire. Medvedeva, née la même année que moi, était la sœur particulièrement casse-pied que je n’ai jamais eue, et rêvais d’avoir de toute éternité.

Natalia, à l’époque (années 1980) où je rendais visite au couple rue de Turenne, m’avait jeté un sort. Lorsque je frappais à leur porte et qu’elle ouvrait... un éclair de surprise et d’incrédulité illuminait ses traits. Ensuite, elle parlait de ma ressemblance saisissante avec son frère resté en URSS, dont elle n’avait plus de nouvelles, le seul homme de son enfance sans père. Elle me racontait alors toujours la même histoire : petite fille, elle et sa mère rendaient visite à ce frère qui faisait son service dans l’Armée rouge quelque part en lointaine banlieue de Léningrad. Dans leur panier, du saucisson et... de la vodka. Elles s’arrêtaient toujours sous le même arbre en rase campagne, et attendaient l’appelé, silhouette noire sur la neige, qui descendait la colline. Il embrassait sa mère, et soulevait la gamine au- dessus de sa tête. Comme elle était fière d’être la sœur de ce vigoureux soldat. Puis il buvait la vodka et mangeait le saucisson, avant de repartir vers sa caserne. Toujours, elles attendaient sous l’arbre qu’il ait disparu au sommet de la colline avant de s’en aller et de rentrer en ville. Ainsi, j’étais devenu le frère par procuration de Natalia, et je n’ai jamais oublié cette histoire hypnotique, obsédante de mélancolie slave. C’était la conclusion de ma nécro.

Tant de succès et d’estime, tant de rééditions, pour un article versant de l’encre sur les tombes - selon l’expression de Drieu -, c’est un honneur dont on se passerait volontiers. On l’échangerait contre le plaisir de voir cette sœur tombée du ciel caracoler dans la lumière, danser sous les feux de la rampe, entonner des hymnes à la révolte de sa voix de basse, vamper les hommes qui lui plaisent. On serait prêt à tout pour ne pas la savoir ensevelie sous une pierre froide, à Pétersbourg, au fond d’un cimetière glaçant où l’on n’ira jamais lui rendre les derniers hommages.

Whisky et tarte aux pommes

Bien sûr, il n’y avait pas que l’ombre de cette femme, chez Limonov, cette soirée du 28 octobre 2015, qui nous a vu siffler deux bouteilles de gnôle à trois, sans conséquences spéciales, ni sur le moment, ni le lendemain. Mais son fantôme était avec nous, ce jour de deuil pour Mamleïev, et, le lendemain, en ouvrant au hasard le Livre des morts 3, dont Limonov avait fait la promotion ce soir-là, je tombais immédiatement sur le compte-rendu de son unique et récente visite sur la tombe de Natalia. La photo de Limonov devant la pierre tombale de la chanteuse défunte figurait d’ailleurs sur la couverture du livre.

Alors, j’étais aussi poète, selon Limonov. Mon Dieu pourquoi pas, maintenant que mes amis que ça aurait fait mourir de rire sont six pieds sous terre, eux aussi - plus là pour se payer ma tête. Les misères de l’âge, répondrai-je à leurs fantômes, s’ils viennent me persécuter.

Je suis arrivé en retard, évidemment, à Dom Knigui, bien que la librairie soit à deux pas de mon lieu de résidence. Limonov en parlait déjà dans Le dressage du tigre à Paris, un bouquin consacré à Natalia du reste - la tigresse qu’il fallait dresser - et jamais traduit: Thierry est toujours en retard. Il évoquait dans ces pages une soirée complètement sortie de ma mémoire jusqu’à ce que je la relise, Noël 1983, où j’avais débarqué chez lui après minuit, dans un costard rayé de maquereau des années 1950 que j’affectionnais à cette époque de mauvais goût, muni d’une bouteille de whisky et d’une tarte aux pommes. Un peu plus tard, Natalia était rentrée de Chez Raspoutine, le cabaret de grand luxe où elle chantait des chansons du folklore russe pour les milliardaires du monde entier. Elle était, comme ça arrivait régulièrement, saoule comme une grive, ce qui ne plaisait pas à mon copain, et ils avaient entamé une engueulade d’importance. Mu par une élémentaire pudeur, je songeais à prendre congé, mettre les voiles, voire filer à l’anglaise, mais Édouard avait insisté pour que je reste dormir dans le salon, je n’ai appris pourquoi qu’en lisant son bouquin. Si j’étais dans les parages, Natalia finirait par la boucler, la scène n’enflerait pas jusqu’aux proportions dantesques dont ils avaient l’habitude. Selon la formule de mon vieux camarade, le grand écrivain méconnu Hervé Prudon, Limonov et Natalia avaient le secret pour transformer une soirée romantique en Nuit des Longs Couteaux. Parmi les multiples incidents et aventures d’une amitié de trente-cinq ans, en France, à New York et à Moscou, je crois que c’est le souvenir de Natalia qui nous lie le plus étroitement.

Conan Doyle chez les nationaux-bolcheviques

Donc, j’étais en retard, le 28 octobre 2015, à Dom Knigui, Moscou, et il incarnait son personnage public, dans une longue veste à grands carreaux couleur d’eau stagnante, et répondait aux questions d’une bonne centaine de lecteurs, debout sur une scène improvisée au fond de la librairie; au microphone, sa voix s’était enrouée, le seul signe de vieillissement que je puisse discerner. Il y avait beaucoup trop de monde pour pouvoir s’approcher, et deux caméras en train de le filmer. Mon vieux copain Limonov a toujours été une vedette, c’est de naissance, comme il ne déteste pas à le rappeler.

Ses gardes du corps - dont un grand chauve très costaud qui n’aurait pas déparé dans un James Bond et devait confier un peu plus tard, dans la voiture : « J’ai fait trois séjours en taule » - scrutaient sans relâche la foule pourtant amicale, qui posait des questions :

- Que pensez-vous de la situation en Ukraine? Que va-t-il se passer maintenant?

- Rien. Ça va s’éterniser. C’est une plaie purulente qui va continuer à s’infecter. Ça va durer et durer... Il n’y a aucun espoir de solution rapide. La Russie n’interviendra pas directement et n’annexera pas les républiques du Donbass et de Lougansk. De son côté, l’Ukraine est tenue en échec, sa situation intérieure ne lui donne pas beaucoup de marge de manœuvre, économie en faillite et guerre civile larvée, règlements de comptes entre oligarques, purges internes au régime, liquidation des groupes extrémistes.

- Est-ce que vous vous occupez de vos enfants?

- Oh, ils sont déjà grands. Autant c’était drôle et émouvant de les voir ramper, tomber maladroitement, autant ils ont maintenant leurs vies autonomes. Mon fils Bogdan aura bientôt neuf ans, le 7 novembre (anniversaire de la révolution d’Octobre, coïncidence dont Limonov est très fier), il lit des livres, il n’a plus besoin de moi... Ma fille a déjà sept ans, l’âge de raison...

Parmi les deux caméramans qui le filmaient, je reconnus notre ami commun Danil Doubschine, natsbol historique ayant pris ses distances avec le parti et les activités militantes depuis une éternité. Il est devenu, avec le temps, l’archiviste, le factotum du Limonov en dehors de la politique. Doubschine est le président des fans russes de Conan Doyle, et aussi de ceux de Schwarzenegger. C’est un collectionneur impénitent: il y a quelques années, il me fit transporter de Bruxelles à Moscou une pesante valise de cuir contenant la bobine d’un film 35mm, Sherlock Holmes à New York, avec Roger Moore. Je crois qu’elle traîne encore dans son salon, entre ses haltères et la plus impressionnante bibliothèque que j’ai jamais vue en appartement. Son épouse, non contente d’être une beauté aux célestes traits euroasiatiques, est un ange de tolérance, elle ne râle contre l’encombrement qu’une ou deux fois par an, par principe, sans espoir.

En français dans le texte

Doubschine ne s’est jamais remis que ce soit moi, le Parigot, qui lui ait appris l’existence du poète Sergueï Tchoudakov, génie-voyou, légende du Moscou interlope depuis Khrouchtchev, mort dans des circonstances jamais élucidées à la fin des années 1990. Depuis, Doubschine a tourné un documentaire sur le poète maudit.

- Pourquoi est-ce que vous perdez votre temps à ressusciter ce vieux fou, ce maquereau que personne ne lit plus?... devait dire Limonov dans la voiture.

Mon vieux copain est concurrentiel à ses heures. Doubschine n’a pas jugé utile de répondre. J’ai répliqué :

- Comment j’aurais sorti les poèmes de Natacha, sans Essenine et Tchoudakov ?...

- Pour une fois, je lui ai cloué le bec.

Dans la librairie, je m’étais glissé dans la file des lecteurs avides de dédicace le plus discrètement possible, raflant au passage Kiev Kaput, son compte rendu des événements d’Ukraine, vus par la lorgnette nationaliste russe. J’ai des amis très chers des deux côtés de la barricade, j’étais passé plusieurs fois à Kiev dans l’année, et tout bêtement, n’étant ni Ukrainien ni Russe, je ne crois pas qu’il soit de mise pour votre serviteur de prendre parti, contrairement à tout un chacun, dans une Europe où l’on ne connaît rien, mais on sait tout, puisqu’on a la télé. Cependant, tous les points de vue sur la question m’intéressent. Lorsque mon tour est arrivé, je lui ai glissé l’exemplaire en disant :

- Celui-là, je ne le trouverai pas à Paris.

Limonov a levé les yeux, puis éclaté de rire en me donnant l’accolade. « Mon ami !... »

Ensuite, encadrés par les gardes du corps, nous avons filé vers une porte dérobée donnant sur une rue adjacente, devant laquelle un 4x4 s’est garé aussitôt.

Dans le véhicule, Édouard me répondait systématiquement en français, pour impressionner les gardes du corps et le chauffeur. Et puis parce qu’il a la nostalgie de Paris, comme en témoignent les questions qui se bousculent à ses lèvres sur les uns sur les autres à chacune de mes visites, ainsi que son goût jamais démenti pour Édith Piaf.

Bien le bonjour de Douguine

Doubschine glosait sur le scoop de la journée : à l’enterrement de Mamleïev, Limonov, qui n’avait fait qu’un passage éclair pour jeter une poignée de terre, avait serré la louche d’Alexandre Douguine. Une concurrence assez violente avait opposé ces deux cofondateurs du Parti national-bolchevique, avant de se solder, il y a une vingtaine d’années, par une rupture retentissante. Deux egos de cette taille avaient du mal à coexister au sein de la même structure.

- Oh, ce n’est pas la première fois qu’on se revoit et qu’on se serre la main, a répondu Édouard.

Avant d’ajouter, faisant allusion à Mamleïev :

- Les vieilles histoires, comme les vieux amis, sont enterrées.

- C’est vrai qu’il est riche, Douguine?... ai-je demandé parce que je m’intéresse aux détails concrets et aux façons de faire fortune. Limonov et Doubschine d’éclater de rire.

- Pourquoi le serait-il?...

- On dit à Paris qu’il est proche de la présidence, éminence grise, idéologue, conseiller occulte...

- Les proches du président se limitent aux anciens des services de sécurité et aux judokas avec lesquels il s’est entraîné. Douguine ne fait partie d’aucun de ces cercles. C’est juste un mythe qui court à Paris. Il n’est pas spécialement riche, ni vraiment introduit au plus haut niveau, a conclu Limonov.

Chez lui, le grand écrivain s’est complètement détendu, une fois le dernier garde du corps parti. Il a installé Doubschine et moi sur des chaises, sorti de gigantesques côtes de porc du frigo, allumé le gaz et fait bouillir de l’eau pour la kacha, haché des oignons. Puis il a posé des verres et une bouteille de cognac sur la table. Je retrouvais le vieil ami qui mettait un point d’honneur à préparer la tambouille à Paris, quand on débarquait chez lui, y prenant manifestement plaisir. C’était toujours simple, c’était toujours bon, c’était toujours long à mijoter, et Limonov me charriait toujours sur mon impatience - à vingt ans, j’avais une faim de loup. On a bu à nos retrouvailles. Puis il a filé hors de la cuisine, et il est revenu m’offrir ses deux autres bouquins dédicacés : Le livre des morts 3 et un recueil de poèmes récents intitulé : Cendrillon enceinte. Il avait un air de môme content de faire un cadeau. Selon le mot de la romancière et journaliste Kira Sapguir: C’est un gamin sous une peau de patriarche !...

Édouard me devait le titre de son précédent recueil de poèmes : Le vieux pirate. À l’un de mes passages à Moscou, je l’avais salué d’un « Comment ça va vieux pirate ? » qui m’avait moi-même surpris, inattendu. Ça lui avait plu. Il avait conçu le recueil comme le coffre du flibustier qu’on ouvre pour en extraire le butin. Beau joueur, il m’avait attribué la paternité du titre. Limonov se sert de tout, et de tout le monde, dans son œuvre. Selon Mark Ames d’eXile, c’est un entrepreneur au sens américain du terme, qui a compensé son manque d’imagination romanesque en menant une vie d’aventurier international, bourrée de rencontres, de ruptures, farcie d’incidents (Céline), de voyages et de guerres, riche en anecdotes. C’est un de nos thèmes préférés, avec Mark, qui m’étonne souvent par ses idées d’Américain en matière de littérature. Nous avons fait connaissance lui et moi chez Limonov, qui écrivait des éditoriaux dans eXile, il y a seize ou dix-sept ans. Justement, on avait fait un pari, le journaliste et moi, avant mon départ à Moscou.

Haro sur la droite caviar

Limonov m’avait fait la grâce - qu’il ne me refuse jamais - d’une ligne élogieuse pour la réédition de mon Fasciste, roman qui l’avait fort impressionné en 1988, et Mark Ames n’en doutait pas: « Il se sert de tout, je te dis », répétait l’Américain avec une jubilation démoniaque, « il a l’esprit d’entreprise ». Au deuxième cognac, Doubschine m’a demandé comment se passait la réédition de mon premier roman.

- Plutôt bien, ai-je dit avec satisfaction.

Et puis, avec une certaine canaillerie cette fois, j’ai ajouté:

- Tu sais que c’est un livre qui a eu pas mal d’influence sur notre ami Limonov, en son temps?...

À l’époque, tout en me jurant qu’il n’en attendait pas moins de votre serviteur, le livre l’avait surpris et marqué. Je l’observais en douce, vingt-sept ans plus tard, sirotant son cognac de contrebande dans sa cuisine moscovite.

- Absolument, a déclaré Édouard, ce roman m’a beaucoup influencé, complète surprise dans la France d’alors, percutant...

Nom d’un chien, je dois une rouille de champ’ à l’Amerloque, Veuve Clicquot de préférence, j’avais parié que Limonov ne voudrait jamais le reconnaître !... Heureusement que Ames vit maintenant à Brooklyn, et que je ne fréquente plus tellement New York - le temps que j’y retourne, il aura oublié. Mark avait dit: « Je ne crois pas, il est compétitif, certes, mais il est juste et généreux avec ses amis. »

Limonov a repris:

- Je n’ai jamais compris pourquoi tu n’avais pas voulu travailler à L’Idiot international, ensuite.

À l’époque, Édouard - et d’autres - m’y exhortait. Personnellement, j’étais loin d’éprouver un amour immodéré pour la clique demi-mondaine de La Closerie des Lilas ou les boursouflures snobinardes du bar du Lutetia, tous rebelles et « transgressifs », bien entendu. Je vivais dans mes éternels repaires au fond d’un 18e arrondissement pas encore tout à fait domestiqué et embourgeoisé, comme il l’a été depuis. Je ne considérais pas que nous fassions partie du même monde. Par la suite, l’exactitude et la valeur de mes préjugés ont été confirmées par le carriérisme, l’affairisme, le narcissisme et le crétinisme des intéressés, qui ont connu des fortunes diverses.

- Premièrement, parce que Edern Hallier, je ne pouvais pas l’encaisser, cet escroc. Deuxièmement, parce que, quand j’en ai pris plein la poire après Fasciste, j’étais tout seul, personne pour venir à ma rescousse, et certainement pas la droite caviar. J’ai crevé du bec pendant deux ans dans l’indifférence générale. Je m’étais mis tout le monde à dos, j’avais avalé ma médecine comme un homme, je n’allais pas me retaper la purge pour plaire à la bourgeoisie Saint-Germain, fût-elle de droite. Ces gens-là n’ont jamais rien fait pour moi, sans compter qu’ils ne risquent rien.

À la santé des défunts!

Prononçant ces paroles avec une certaine véhémence, j’ai fait rigoler mes copains, Doubschine et Limonov, qui me connaissent par cœur, moi et ma mauvaise tête, depuis le temps qu’on se fréquente. Édouard a tout de même cru bon de repartir dans un de ses vieux refrains :

- Ton problème, Thierry, c’est que tu ne veux pas travailler avec des salauds, ça t’a joué beaucoup de tours, ça t’en jouera encore.

- Mon problème, Édouard, c’est la passion de l’indépendance. Mais ça, vois-tu, c’est incurable.

Mes deux copains ont de nouveau éclaté de rire. Je n’étais pas mécontent, j’avais cloué le bec de Limonov deux fois en une soirée. À inscrire dans le Livre des records.

Notre troisième cognac - le niveau de la bouteille descendait à vue d’œil - a été dédié par Doubschine à Mamleïev, écrivain enseveli dans la journée. Par tradition militaire datant des tsars - mais la société russe en a adopté beaucoup -, le troisième verre est pour les morts. Nous avons également eu une pensée pour Natalia Medvedeva, ma petite sœur.

- C’est le troisième, ai-je fait remarquer à mes amis qui ne s’en étaient pas rendu compte.

- C’est vrai, ont-ils dit avec une solennité particulière et quelque surprise, ils ne s’attendaient pas à ce que je connaisse la coutume russo-russienne.

Selon le rite, il est tabou de trinquer pour le troisième verre aux morts, ça porte malheur. Nous nous sommes donc abstenus.

Au quatrième verre, les côtes de porc géantes étaient cuites, la kacha était bouillie, les oignons étaient frits et la bouteille était vide. Alors Limonov a posé une bouteille de vodka sur la table, offerte par ses lecteurs, dans la librairie. Je craignais le pire avec le mélange, qui n’est pas advenu. Peut-être grâce à la nourriture de soldat prévue par Édouard, savoureuse et dévorée en un clin d’œil. Ou bien grâce à l’ambiance chaleureuse. Ça joue aussi, dans les gueules de bois. À la première vodka, j’ai posé une question géopolitique, suivant l’expression à la mode :

- Les Ukrainiens ont l’espoir d’une offensive du type de celle des Croates sur la Kraïna en 95 (Limonov a participé à des opérations de guerre en Kraïna, du côté serbe dans les années 1990, le sujet lui est donc familier, et douloureux), pour reprendre les républiques irrédentistes à l’Est du pays, pendant que l’armée russe est occupée en Syrie.

- Les Russes boxent en contre, Thierry. Leur doctrine militaire est à présent copiée sur celle des Américains néo-cons: deux théâtres d’opération extérieure simultanément. L’armée russe, qui est déjà intervenue en Ukraine, bivouaque à proximité, dans le Sud de la Russie. La prochaine fois, elle ne s’arrêtera qu’à Kiev, comme elle avait coupé en deux la Géorgie en 2008, après l’agression sur Tskhinvali, où 16 soldats russes avaient péri.

Le dernier des punks

Limonov, qui a grandi à Kharkov, Ukraine, parle et lit l’ukrainien, a des idées bien senties sur la question, et sur ce thème, il est volontiers patriotique russophile. Ses prises de position sur cette guerre fratricide lui ont valu de nombreuses inimitiés. Les volontaires natsbols ont subi des pertes au cours des combats de l’année dernière dans les régions séparatistes, comptant des tués et des blessés dans leurs rangs.

Lorsque j’ai confié à Limonov et Doubschine qu’en France la question d’Ukraine divisait les milieux de droite et d’extrême droite, ils m’ont répondu :

- Comme ici, c’est l’affaire Dreyfus. Dans les familles, on se déchire à cause du Donbass. Les repas dominicaux se terminent à couteaux tirés.

Alors j’ai reparlé de l’enterrement de Mamleïev, pour changer de sujet. Limonov était intraitable :

- Je suis passé en coup de vent rendre hommage, et c’est tout. Ces intellectuels, ils vont y passer la journée, nom d’un chien, à discutailler sur l’héritage littéraire.

Son mépris dadaïste crevait les yeux. J’ai toujours aimé ça, chez lui. Je me suis souvenu de son coup d’éclat aux funérailles de Soljénitsyne. Édouard, alors mal vu par le pouvoir, s’était vu interdire l’entrée du cimetière, par les « organes », comme on dit en Russie. Mais la presse du monde entier était présente, et les chiens de garde avaient dû le laisser passer, finalement. Limonov était allé rendre hommage au vieux dissident réac, qu’il n’aimait pas beaucoup de son vivant, je peux en témoigner. En sortant, les caméras de la planète étaient braquées sur lui. En effet, toutes les déclarations - du président russe à BHL - se résumeraient à un prêchi-prêcha pompeux d’apparatchiks solennels forçant l’accent funèbre et les allures endeuillées. Personne n’ignore que c’est la coutume en ce genre d’occasion. Le seul à pouvoir créer la surprise attendue par tous les médias, c’était mon vieux copain. Il ne devait pas rater sa chance de briller sous les feux de la rampe mondiale. En sortant du cimetière, Limonov avait déclaré :

- Maintenant qu’il est mort, il ne reste plus que moi. Le dernier des Mohicans. Le dinosaure. Je suis si vieux que lorsque je suis né, Hitler était encore vivant.

La littérature, c’est l’amitié et la fantaisie, disait souvent feu mon ami Patrice Duvic, auteur-éditeur-traducteur surtout de science-fiction, invariablement souriant sur les photos. Quels que soient ses errements multiples et parfois critiquables, son engagement dans des combats qui m’échappent, c’est ce que je ressens, et ai toujours ressenti chez Limonov, à travers tous ses coups de frime. Sans compter qu’il me gave et m’abreuve, quand je débarque chez lui à l’improviste.

1 Défunt magazine anglophone pour expats, très insolent, basé à Moscou de 1997 à 2008.
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интервью, о Лимонове, français

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