.
via José (
TOUT SUR LIMONOV)
![](https://img-fotki.yandex.ru/get/6837/85415274.49/0_b3214_a83b6f6c_XXL.jpg)
LIMONOV
Les années passent mais ne l’adoucissent pas. À 72 ans, Edward Limonov, l’écrivain russe amateur de scandales qu’Emmanuel Carrère avait remis en lumière en 2011, est de retour avec un nouveau roman, Le Vieux. Entre fulgurances littéraires, chronique politique et bravades viriles. Rencontre à Moscou.
Son téléphone sonne une première fois. Au second appel, Edward Limonov décroche. C’est une radio russe. La veille, les autorités ukrainiennes ont fait interdire certaines de ses œuvres pour “incitation à la haine et au séparatisme”. Limonov fronce les sourcils. “Les Ukrainiens me considèrent comme leur ennemi, et moi, Limonov, je considère les Ukrainiens comme mes ennemis”, répète-t-il sur un ton martial, comme un chef de guerre. En fait de QG, il est installé sur un fauteuil à roulettes IKEA, face à un ordinateur Acer, dans une chambre impersonnelle et sommairement décorée de quelques tableaux. Il est locataire. Seul. Lui dont le visage émacié s’affichait il n’y a pas si longtemps encore sur la devanture des librairies d’Odessa, salué comme l’un des farouches opposants de Poutine, est désormais honni, décrié comme un va-t’en-guerre, un néo-impérialiste radical. Comme si, une fois encore, Edward Limonov avait sauté de l’autre côté de la barrière, pour y rejoindre les méchants de l’histoire. Depuis l’annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014, il multiplie les bravades. Le mois dernier, il s’est félicité du verdict prononcé contre Oleg Sentsov, réalisateur ukrainien condamné à 20 ans de prison pour terrorisme après une parodie de procès. Puis, il a applaudi l’expulsion manu militari d’un café d’une jeune autiste, accusée de “faire peur aux clients”. Limonov raccroche, repose son téléphone sur son bureau. “Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est le Blitzkrieg.”
Il n’a pas changé. Les mêmes lunettes, le même sourire goguenard, la même coupe semi-punk. À peine quelques rides bien cachées -les cheveux un peu plus blancs aussi, sans doute. Pour le reste, Limonov est toujours le provocateur, l’aventurier, le héros et le salaud de la biographie picaresque qu’Emmanuel Carrère lui a consacrée en 2011 et dont le succès -près de 600 000 exemplaires vendus en France, des traductions dans le monde entier, des droits achetés par le cinéma- lui a permis d’accéder au statut de mythe qu’il convoitait depuis si longtemps. Quatre ans plus tard, Limonov remonte sur scène pour la rentrée littéraire française et se charge lui-même d’écrire la suite de son histoire. Il est désormais Le Vieux, un homme qui vit entouré de gardes du corps, entièrement vêtu de noir, affublé de la chapka de son père, qui fait l’amour à une fille de 50 ans de moins que lui et qui veut ni plus ni moins qu’une chose: renverser le pouvoir russe. Cela a été son quotidien pendant trois ans: la mise en place et l’animation du mouvement Stratégie-31, du nom de ces manifestations organisées chaque 31 des mois de 31 jours par l’opposition russe, afin de défendre la liberté de réunion en théorie garantie par l’article 31 de la Constitution. Chronique de l’opposition russe, dont Limonov se définit évidemment comme le membre le plus brillant, Le Vieux est aussi celle de son échec. Vacillant quand des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues de Moscou lors de la présidentielle de 2012 -du jamais vu depuis 1993- le Kremlin a rarement été aussi fort qu’aujourd’hui. L’opposition, hétérogène mais un temps rassemblée contre la figure de Poutine, a éclaté en vol. “On nous a volé notre révolution”, peste Limonov. Les responsables du fiasco, selon lui? Les leaders “libéraux”, avec lesquels il a, un temps, partagé les défilés. Limonov ne sauve personne. De Boris Nemtsov, assassiné le 27 février dernier à quelques mètres du Kremlin, il dit: “Un con total, excusez-moi. Il était banal, stupide, dépourvu de tout talent.” D’Alexeï Navalny, que Time a un jour surnommé le “Erin Brockovich russe”: “Une escroquerie. La coqueluche des libéraux et des vieilles dames. Il a juste des fans, comme un ténor ou une rock star.” De Sergueï Oudaltsov, figure de la gauche: “Aucun respect, il n’a fait que caricaturer notre parti.” Avec tous, il a coupé les ponts. Sans doute ne pouvait-il pas rester trop longtemps du côté des modérés, des “gentils”, lui qu’Anna Politkovskaïa avait dédiabolisé -avant de se faire assassiner- en le qualifiant de “héros” de la Russie.
“La guerre, c’est la santé des nations”
Après l’interdiction de son parti national- bolchevique, Limonov a fondé, seul, l’Autre Russie. Il se dit aujourd’hui un homme politique “très populaire”. Il considère que la politique de conquête de Vladimir Poutine n’est qu’une copie des thèses qu’il défend depuis dix ans. Et que la popularité du leader russe est le reflet de son propre succès. Hypothèse séduisante mais fausse. Son rapprochement avec la ligne du Kremlin a éloigné certains de ses sympathisants traditionnels et l’a poussé, au cours des derniers mois, à vouloir dépasser Poutine par la droite. Une politique de la terre brûlée qui a fini de l’isoler de tous. Politiquement, et quoi qu’il en dise, Limonov n’existe pas. “Ce qu’il a écrit sur l’Ukraine est tout simplement honteux, fasciste, estime Michel Parfenov, chef d’édition de la collection Lettres russes chez Actes Sud, qui a publié Mes Prisons en 2009. Beaucoup de gens ont été horrifiés par ce qu’il a dit sur le conflit.” Dans son appartement moscovite, Limonov ne renie rien. Malicieux, il s’amuse des réactions outrées des “Occidentaux”. “Toutes ces conneries que l’Occident dit sur les intouchables territoires nationaux de l’Ukraine, c’est de la merde.” Sa voix monte dans les aigus, il s’agite. “L’Ukraine, c’est un truc administratif. Ce n’est pas l’empire naturel. L’empire naturel, ça se fait avec les armes, avec l’énergie, avec les hommes.” Au fond, rien de nouveau. Limonov a toujours beaucoup aimé la guerre. En 1992, il avait déjà fait scandale en s’embarquant dans les conflits de Yougoslavie. Il se montrait alors devant les caméras en train de discuter avec Radovan Karadzic. Puis, tirant à la mitrailleuse sur Sarajevo, en blouson de cuir et bob militaire, bien qu’il ait eu alors plus l’air d’un provocateur en quête de scandale que d’un soldat menant un siège. “La guerre, c’est la santé des nations, défie-t-il. Parfois, dans la vie quotidienne, vous ne pouvez pas expliquer toutes les choses, il faut parfois frapper dans le visage. C’est la même chose avec les États.” À l’origine, le même traumatisme que celui qui habite Vladimir Poutine et qui, dans le Paris du début des années 90, l’avait peu à peu marginalisé et coupé des cercles littéraires: la chute de l’Empire russe. Limonov n’est pas un nostalgique du communisme, comme il est souvent présenté à tort. Il est nostalgique d’une certaine idée de la grandeur russe. “Je ne regrette pas l’URSS, il n’y avait rien de beau. Je regrette la puissance. Nous les Russes, nous sommes soit déprimés, soit fiers. Cela faisait 23 ans que nous étions déprimés. Maintenant, après la réunification (sic) de la Crimée, les Russes peuvent de nouveau regarder le monde avec une certaine fierté.” Limonov se lève. “Attendez un instant”, s’excuse-t-il, en s’éclipsant dans sa chambre. Il en revient avec une photo, jamais publiée, sur laquelle il pose devant un char, entouré d’hommes en armes. Le cliché a été pris dans le Donbass, où il dit s’être rendu en décembre de l’année passée, et où plusieurs membres de l’Autre Russie se battent contre les soldats ukrainiens aux côtés des séparatistes pro-russes. Combien de combattants a-t-il envoyé? “Nous avons des régiments à Donetsk, à Lougansk. Nous avons des morts et des blessés. Je ne peux pas vous dire combien de personnes.” Avec quels financements? “C’est facile là-bas, il y a des armes partout.” A-t-il lui même pris les armes, comme à Sarajevo? “Vous me demandez beaucoup trop. Je vous dis ce que je peux vous dire.”
Quelle est la part de vérité, quelle est la part de jeu dans la nouvelle sortie de route de Limonov? Emmanuel Carrère avait décidé de le croire, parce qu’il n’avait pas le choix et parce qu’il pensait que le Russe n’était pas un menteur. “Je suis tout à fait sérieux”, se défend- il encore. Une certitude, néanmoins: Limonov aime la mise en scène. Celle-ci commence souvent de la même façon. À tous ceux qui veulent le rencontrer, l’écrivain donne une heure de rendez-vous, un lieu, mais pas son adresse. Il envoie ensuite l’un de ses gardes du corps, en général un jeune type balèze au crâne rasé, chercher l’invité. Cette fois-ci, c’est Sergueï, t-shirt noir, rangers, trois passages autoproclamés par la prison. Limonov ne serre pas la main avant de s’être assuré que personne ne traîne dans le couloir. Spectacle garanti. “Limonov a toujours été dans la provocation, considère Michel Parfenov, qui l’a connu à Paris dans les années 80. Il a ce côté Malaparte. Mais en réalité, c’est avant tout un écrivain. C’est ce qui fait marcher son travail.” Disons-le autrement: Limonov l’écrivain n’a jamais eu d’autre sujet que Limonov le personnage. Ses aventures sont la matière de sa littérature, aussi est-il condamné à mener sa vie comme dans un roman pour continuer à écrire. “Il a toujours la même voix, estime son agent François Samuelson, qui est aussi celui d’Emmanuel Carrère. Son œuvre, c’est une autobiographie à multiples têtes, brute, transgressive, contre le politiquement correct.” Limonov, lui, refuse de commenter son œuvre. Comme il refuse de mettre son personnage à distance. “Je n’aime pas réfléchir sur moi-même, je ne suis pas l’homme occidental qui va toujours voir son psychiatre.” Puis, il dit: “En vérité, je ne suis pas très fier de mes œuvres littéraires, elles sont bien, ça va, mais je suis plus fier de mon travail en politique.” Quelques minutes passent, après quoi Edward Limonov prétend exactement le contraire. Il confesse cette fois ne pas pouvoir s’empêcher d’écrire de la poésie tous les jours, “même si c’est démodé”. À l’éternelle question de pourquoi écrire, il répond: “C’est comme un poisson qui nage, c’est comme les oiseaux qui volent.” Michel Parfenov sourit. “L’écrivain russe fait toujours plus qu’écrire. Il est toujours plus ou moins un intervenant en politique. Regardez Soljenitsyne ou Dostoïevski. Limonov est l’un des derniers écrivains russes importants, l’un des rares qui ont réussi à écrire avant et après la chute de l’URSS.” Le Vieux, livre politique, est aussi un livre carcéral, qui raconte dans un style simple, direct, inspiré de la littérature américaine, la détention politique russe et sa justice d’opérette: avocats commis d’office, faux témoins, fausse accusation. Limonov, le “Zek”, le “vrai taulard”, dit “adorer la prison”, l’endroit où vit le peuple: les ouvriers, les criminels et les policiers. “Limonov n’est pas un politique égaré en littérature. Il est égocentrique, mais à ses risques et périls pour alimenter son œuvre”, analyse le traducteur Michel Secinski. Condamné en 2002 pour trafic d’armes et tentative de coup d’État au Kazakhstan, Limonov n’a de fait rarement été aussi inspiré qu’enfermé. C’est là, dans la centrale de Saratov, qu’il a écrit ses meilleurs livres depuis longtemps, Mes Prisons et Le Livre de l’eau. Comme si la guerre ou les verrous étaient indispensables à sa plume. “L’homme est intéressant pendant les moments extrêmes de sa vie, c’est-à-dire la guerre, la prison ou l’émigration, théorise-t-il. Regardez Orwell, Hemingway ou Cervantès: l’écrivain sent bien que les hommes de guerre sont plus intéressants que les hommes de paix. Dans ces moments-là, rien n’est banal.”
“Oh mon fils, c’est ça l’amour?”
Edward Limonov répète en boucle son horreur de la “banalité”, comme pour conjurer sa peur. Voilà pourquoi il change le plus souvent possible d’appartement, explique- t-il. Une fois par an, si possible. Il change aussi beaucoup de maîtresse, qu’il choisit de plus en plus jeune. Chaque livre est une ode à l’une d’entre elles. Dans Le Vieux, Limonov détaille lascivement ses ébats avec Fifi, une sculpturale punkette, groupie fascinée par l’écrivain. “Grande femme-enfant, écrit-il, ses énormes yeux orientaux de poney de cirque, son nez légèrement retroussé, ses cheveux noirs raides comme du crin de jument et récemment coiffés au carré, son endurance au lit et hors du lit.” Ne se lasse-t-il jamais de cette fuite en avant amoureuse? “Vous voulez vivre avec une femme de 65 ans? répond-il, soudain sérieux. Moi non. Vieillir avec quelqu’un, ça ne m’intéresse pas. Je trouve ça dégoûtant. C’est antisanitaire. À la fin de sa vie, mon père refusait de se soigner. Ma mère était obligée de l’amener aux toilettes. Plusieurs fois, il m’a dit: ‘Oh mon fils, c’est ça l’amour? On croit qu’on s’aime et voilà comment ça se finit.’” À Fifi, un soir, après avoir ébouriffé les draps, il confie: “Tu ne vivras que dans le temps présent, car un homme de mon âge n’a pratiquement plus d’avenir.”
Après avoir été petit délinquant à Kharkov, apprenti poète en ex-URSS, punk égaré à New York, écrivain en vogue dans le Paris des années 80, combattant avec les armées serbes à Sarajevo, Limonov a aujourd’hui 72 ans. Il sent l’eau de Cologne. Le Russe a beaucoup trop aimé la vie pour ne pas craindre la mort. “La chose la plus intelligente à faire, c’est de vivre longtemps”, écrit-il dans les dernières lignes de son dernier roman. Si la biographie de Carrère n’a pas tout à fait conduit à une redécouverte de son œuvre -malgré les nombreuses rééditions- elle l’a, dit son agent François Samuelson, assuré de ne “jamais sombrer dans l’oubli”. Quelle partie de sa rocambolesque autobiographie lui reste-t-il donc à écrire? Limonov invite dans sa chambre à coucher. Décor spartiate: une banquette une place, une bibliothèque pleine de livres. Devant ses photos et trophées de guerre, il confesse que la politique lui laisse un goût amer. Limonov n’a sans doute jamais pensé qu’il prendrait le pouvoir, et ne l’a sans doute jamais vraiment voulu non plus. Mais il aurait aimé conduire une révolution, connaître un dernier frisson. Les manifestations de 2011/12 ont été, soutient-il, une terrible occasion manquée, qu’il ne croit pas revoir de son vivant. “L’histoire n’offre pas beaucoup de chances”, sourit-il amèrement. Avant de laisser échapper une dernière fois son étrange rire aigu. “Je travaille toujours pour la victoire. Mais si elle ne vient pas, tant pis. J’ai déjà fait tant de choses. Et tomber sans être victorieux, cela a aussi une certaine noblesse.” Et ça garantit des bonnes histoires.
.