Alain Bosquet // «Magazine Littéraire», #184, 1982

Jun 10, 2015 15:04

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LIMONOV, ANGE POURRI

Nous avons de la littérature russe actuelle une vision déformée. Ou bien nous la considérons comme une littérature soviétique, dans le cas d’auteurs publiant chez eux ; ou bien nous imaginons que les écrivains sont des dissidents. Dans ce cas, nous ne reconnaissons que deux catégories ; les soi-disant dissidents de l’extérieur, dont un grand nombre prennent des positions politiques virulentes à l’endroit de leur patrie, et les exilés de l’intérieur, qui n’ont pas le bonheur de plaire aux autorités et ont recours à la publication semi-clandestine, le samizdat. C’est là une simplification à l’occidentale. Il existe une tout autre manière d’être, chez certains écrivains : elle consiste, sans se plier aux directives officielles, à ne pas s’ériger en ennemi irréductible du régime soviétique. C’est celle de la solitude, de la liberté et de la révolte en faveur de l’individu. Les écrivains qui appartiennent à cette race insaisissable, ne sont nullement des défenseurs du mode de vie occidental : ils seraient au contraire en désaccord avec lui, comme avec toute société organisée.

C’est à ce groupe - disons : à ce genre indéfinissable - qu’appartient Edouard Limonov, qui a déjà publié en France un livre inénarrable, Le poète russe préfère les grands nègres, qu’on a pu remarquer, malgré une traduction désastreuse. Cette fois, dans un livre parallèle - ou complémentaire - il se présente à nous dans toute la splendeur de son cynisme attendri. Journal d'un raté ne ressemble à rien de ce que la littérature russe a pu nous offrir, depuis Babel et Zochtchenko, dans les années vingt. Le livre est formé de petites scènes et d’instantanés, dont certains sont pleins d’images vivaces et dont d’autres se rapprochent du poème en prose. En fait, il s’agit de feuilles de température, comme les appelait Paul Morand. Le ton en est autobiographique, et elles tracent les étapes principales de la vie d’Edouard Limonov en se concentrant sur ses aventures et mésaventures dans Manhattan. Car à trente-sept ans, Limonov a pris le parti de ne rien cacher de son passé, qu’il veut d’un voyou et d’un tendre à la fois, ce qu’il est en effet, sans afféterie. Elégant, de blanc vêtu, incapable de jouer au justicier ou au prophète - ce qui est bien rare, de nos jours, chez les écrivains russes - il admet, en des pages nostalgiques, qu’il n’a pas toujours été d’une moralité scrupuleuse. Il se veut un parasite, un raté, ou plus simplement, un jeune homme disponible et débarrassé du sens de la responsabilité.

Quand il songe à la lointaine Russie, c’est avec mélancolie sans doute, mais sans jérémiades : il n’y a jamais été à l’aise. Il ne l’est pas davantage à Manhattan : ayant fui le socialisme, il ne se sent nullement obligé d’aimer le capitalisme : entre deux maux, il ne prétend même pas choisir le moindre, et il ne s’arroge pas le droit de dire lequel cela pourrait être. Il se contente, toujours à l’affût, de tout emmagasiner, dans un amoralisme frais, irrésistible et un peu ostentatoire. Il a été marié, il aime les femmes, et souvent elles l’exaspèrent ; donc, par curiosité et par goût, il va aussi vers les hommes, qu’ils soient blancs ou noirs. Hétérosexuel ou homosexuel, il court vers le frisson, sans distinction puis, en bon Russe, s’apitoie sur ce qu’il est, sur ce qu’il n’est pas, sur ce qu’il pourrait être. Du remords à l’audace et du désespoir à la contrition en passant par toute la gamme des enthousiasmes, il est délicieusement lui-même, un poète de l’instant à vivre et de l’instant à vomir, qui sont presque toujours le même.

Il y a chez lui du Lafcadio et de l’Henry Miller. Il est aussi le premier écrivain de sa langue à ne pas redouter le vocabulaire du sexe. Enfant de l’absurde et du mouvement beatnik, il n’est heureux nulle part, et il accepte de ne pas s’en plaindre. Il découvre le monde à longueur de journée, parfois dans les nuages, parfois sur la peau des femmes, parfois dans les braguettes. Dieu porte des fermetures-éclair : il estime qu’il est grand temps de le dire et de passer outre. Etre un raté a ses avantages : il n’a de dettes envers personne, et on n’imagine pas qu’il puisse se plier à quelque discipline que ce soit, en dehors de son art, qui est admirable de lyrisme et de précision. On peut en donner maint exemple, dans ce livre auquel on voue dès le début une sorte d’affection, peut-être comme pour Valery Larbaud ou E.M. Cioran. « Aujourd’hui j’ai trouvé un dollar dans la rue. Puis je me suis acheté des tulipes. Avant-hier j’ai frappé ma femme avec mon couteau. » Tout de suite, le climat est créé et la douce folie - à laquelle il tient singulièrement - emporte le lecteur. Quelquefois l’amoralisme se corse, juste le temps d’une pirouette : « C’est bon de tuer un homme fort et hâlé. Son ennemi. Et de le tuer par une chaude journée d’été, au bord d’une eau salée, sur les galets brûlants... » Est-ce-dire que manquent les passages douloureux, ceux qui traduisent la lucidité dans la solitude ? « Hé, l’enculé, lances-tu amèrement dans le vide, seul avec toi-même. Souvent tu rallumes une cigarette. Ou tu marches de long en large. Ou tu regardes par la fenêtre. Hé, l’enculé ! Et cette exclamation renferme plus du sens que la plupart des livres, même que la vieille et prestigieuse Bible ».

Un ange pourri est parmi nous : qu’on le sache, avec juste ce qu’il faut de délicatesse et de maladie.
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ДНЕВНИК НЕУДАЧНИКА, français, рецензии

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