Les cheveux dans les yeux

Nov 06, 2010 18:51

Fiction d'auteur.
FRANCAIS
PG-13

Du coca avec une paille et des aeroports, en passant par les poissons rouges.


Les cheveux dans les yeux

« Bonjour. » elle me dit et moi je la regarde et je réponds pas tout de suite parce que c'est pas que je veux pas mais je peux pas c'est plus fort que moi c'est comme ça je peux pas parler aux gens que je connais pas. Pourtant, c'est pas qu'elle a l'air méchant non au contraire enfin non pas au contraire elle a plutôt l'air triste et triste c'est pas le contraire de méchant si ? Non. Et puis même là je me trompe je sais pas comment faire pour décrire l'expression qu'elle a j'y arrive pas. C'est comme si pour elle être triste et être fatiguée c'est la même chose. A la fois elle est triste d'être fatiguée et fatiguée d'être triste je pense. Je me dis tout ça et je lève la tête. Et je lui réponds « Bonjour ».

Elle boit son Coca très vite moi j'ai à peine commencé le mien je préfère prendre mon temps plier la paille elle est déjà à la moitié du verre qu'est-ce qu'elle boit vite ! Je lui dis elle rit un peu et dit: « C'est meilleur comme ça. » elle explique que c'est les bulles le meilleur dans le Coca. Je réfléchis et elle a raison le Coca sans les bulles ce serait vraiment pas bon. Elle me dit que je suis bizarre que je parle pas beaucoup je lui dis qu'elle a raison pour le Coca et elle a l'air tout étonné et elle répète que je suis bizarre et elle me demande quel âge j'ai. Là ça me perturbe un peu parce que quand je pense à quelque chose j'ai du mal à changer de sujet si vite je suis encore avec le Coca moi hein ? Je prends du temps à lui répondre que j'ai treize ans et elle dit: « Ah, OK. » Et puis elle me pose plein de questions dans quelle classe je suis si j'ai des frères et soeurs et je me souviens plus de tout et je fait le vide dans ma tête comme en classe avec Madame Magnon quand elle me parle de la grammaire et des irréguliers et moi je m'embrouille et donc je compte un deux trois juste qu'à au moins mille trois-cent vingt-sept. Au moins mille trois-cent vingt-sept parce que c'est le plus loin que j'ai réussi à compter sinon je pourrais aller plus loin bien sûr Monsieur Dulot m'a expliqué les nombres ça s'arrête jamais ça va jusqu'à l'infini moi parfois j'essaye d'imaginer l'infini j'y arrive pas ça m'énerve c'est horrible vraiment. D'ailleurs j'y pense je me sens mal j'essaye d'arrêter j'attache mes yeux à ma paille rose et blanche dans le verre de Coca il y a des rayures je commence à compter les rayures une deux trois mais c'est rond je compte plusieurs fois les mêmes ça aussi c'est l'infini partout. J'ai la tête qui tourne les yeux qui piquent une boule qui monte dans la gorge je veux pas pleurer je veux pas je vais encore causer du souci à Maman je sais que je lui cause du souci je lui dit et elle a l'air encore plus en soucis et souvent après je vais pleurer dans ma chambre et je me déteste parce que je sais qu'elle n'aime pas quand je pleure mais je peux pas faire autrement et là c'est pareil pleurer je veux pas mais je pleure quand même. L'autre en face de moi elle sait pas que je pleure j'ai mes cheveux dans les yeux elle peut pas voir c'est pour ça que j'ai les cheveux et aussi parce que j'aime pas qu'on voit ma tête parce que dans les films on rattrape toujours les méchants comme ça avec leur visage et moi je veux pas.

« On peut compter jusqu'à l'infini théoriquement. » je lui dis. Théoriquement c'est ça qui est important parce que pratiquement on peut pas c'est pas possible l'infini ça s'arrête pas tout ça je lui explique et elle me réponds qu'elle sait elle rigole elle me dit qu'elle aussi elle a des cours de maths et sans doute plus durs que les miens. Je lui demande si ça lui fait pas peur à elle l'infini si elle se sent pas mal quand elle y pense elle me dit que non. « Au contraire, ça me rassure. » elle ajoute. Je commence à pas aller bien je le sais. Elle dit que pour elle l'infini c'est rassurant ça veut dire que rien n'est jamais terminé et qu'on peut toujours avancer elle aime bien cette idée elle. Les couleurs commencent à tourner je vais pas bien du tout je me bouche les oreilles. J'entends plus rien pourtant je sais qu'elle me parle elle doit penser que je suis attardé comme tous les autres « Il est attardé lui. » ils disent et moi je réponds pas qu'est-ce que je peux répondre que c'est pas vrai pourtant c'est bien ce que mon père dit quand Maman lui parle au téléphone et qu'elle s'énerve. Je le sais parce qu'une fois j'ai décroché le deuxième téléphone et j'ai écouté et j'ai entendu ce qu'il disait, hein. Je commence à me sentir mieux je pense à autre chose j'oublie je sens presque pas sa main sur mon bras qui serre trop fort j'ai presque mal je dis rien je crie pas je me laisse tomber doucement. Tout à coup quelque chose de frais coule sur mon visage, mes lèvres et mes joues et j'ouvre grand les yeux. Elle me tient dans ses bras elle a un verre dans la main apparemment elle m'a renversé de l'eau dessus elle me regarde d'un air inquiet on est tous les deux par terre enfin elle à genoux et moi à moitié renversé sur elle elle a dû voir mes yeux elle les voit toujours je rougis. Elle me demande si ça va je dis rien je la regarde juste elle me secoue un peu l'épaule je dis toujours rien mais silencieusement je fais: « oui » avec mes lèvres on se regarde toujours on dit rien puis sans prévenir elle me serre dans ses bras j'ose pas bouger d'habitude j'aime pas même quand c'est Maman là je peux rien faire elle murmure « Tu m'as fait peur. » dans le creux de mon oreille c'est doux ça chatouille et j'aime bien. Je me met à rire et elle me lâche elle a l'air fâché je lui souris et j'entoure sa taille avec mes bras je pose ma tête sur son épaule je ferme mes yeux elle perd l'équilibre tombe assise avec toujours moi attaché. Elle finit par rire aussi elle m'ébouriffe les cheveux me redit « T'es bizarre. » mais là je m'en moque c'est pas méchant on reste comme ça longtemps j'entends son coeur battre ça fait un bruit régulier et j'arrive à m'empêcher de compter de toutes façons je suis fatigué je perds le fil.

Moi quand je dors je sais pas vous mais après j'ai pas du tout l'impression que je viens juste de me coucher non je sais bien qu'il s'est passé du temps. Sans doute parce que je rêve beaucoup. Là c'est pareil je me réveille elle est en train de me secouer doucement je sais que j'ai dormi longtemps elle me dit « Il est sept heures, tu devrais pas rentrer ? ». Et je pense à Maman qui doit être inquiète je l'ai pas appelée. Je hoche la tête sans rien dire la boule encore au fond de ma gorge je me lève je ramasse mes affaires j'enclenche la poignée. Elle se lève m'attrape par le bras elle me dit que je vais pas rentrer tout seul alors qu'il fait nuit je l'attends elle va se chercher un manteau.

On marche vite elle les mains dans ses poches les miennes je les garde dehors j'ai des gants j'ai pas froid je pense à Maman c'est la première fois que je vais rentrer si tard est-ce qu'elle sera fâchée ? Je cherche ma clef elle me dit « Bon, ben, salut... ». Je réfléchis très vite et je lui demande de monter avec moi parce que si elle est là Maman dira rien elle hésite elle dit « Bon, d'accord, mais pas plus de cinq minutes. » On monte l'escalier la lumière est encore en panne j'ai l'habitude je connais les marches. Je l'entends murmurer un truc elle me dit de l'attendre d'aller moins vite et elle me demande combien il y a d'étages. « Trois. » je lui dit et je compte les marches dans ma tête. Elle me dit que j'exagère qu'on aurait pu prendre l'ascenseur elle a raison ç'aurait été plus rapide mais je peux pas lui expliquer que j'aime pas rester dans l'ascenseur j'ai toujours peur que les portes se referment sur moi au lieu de ça je l'attends et je lui prends la main pour l'aider à monter dans le noir. Elle sursaute mais elle me laisse faire sa main est aussi grande que la mienne et sa paume est plus large j'ai les doigts longs et fins. Vingt-quatre, vingt-cinq... « Vingt-six », elle dit. Elle compte avec moi ? Je dis avec elle « vingt-sept ». A « quarante-cinq » on est au palier numéro trois, avec la courbe du bas du 3 qui s'efface un peu devant la porte j'ouvre pas avec ma clef je sonne plutôt.

Maman ouvre la porte elle me voit elle a dû pleurer ses yeux sont tous rouges elle me serre dans ses bras je me dégage. Pendant ce temps elle est restée derrière moi et comme il fait toujours noir Maman ne l'a pas vue je lui présente. Elle s'excuse dit que c'est sa faute si je suis pas rentré avant que c'est elle qui n'a pas fait attention à l'heure Maman lui demande si elle est dans la même classe elle dit que non mais qu'on est dans le même collège et qu'on se connaît bien depuis le début de l'année. Je suis étonné c'est pas vraiment vrai même si tous les soirs on est les derniers à partir elle et moi et que je l'avais bien remarquée c'est la première fois qu'on se parle. Maman aussi a l'air un peu surpris mais elle dit rien à la place elle l'invite à dîner. On se regarde elle et moi j'ai l'impression qu'elle comprend pas plus que moi c'est vrai je pensais que Maman allait s'énerver me faire des reproches que je suis impossible et que je lui cause tellement de problèmes qu'elle se demande comment elle a pu continuer jusqu'ici comme la fois où j'avais cassé le bocal de l'aquarium et où l'eau avait mouillé le tapis. Et puis les poissons étaient morts. Je pense que c'est surtout ça qui l'avait rendu triste elle avait pleuré toute la soirée j'avais compté mon argent pour voir si j'aurais pu en racheter pour remplacer mais Maman m'avait dit que c'était pas la peine elle s'était mouchée et était partie faire à manger. Tout ça pour dire que là je comprends pas ce qui se passe. Peut-être que c'est la façon de Maman de résoudre les problèmes faire à dîner ?

Elle regarde Maman et rougit se mord la lèvre elle dit: « Non, merci, je devrais rentrer. ». Maman ne répond pas tout de suite elle la regarde demande si elle est sûre elle est sûre il est tard. « Bon ». Maman me dit de raccompagner mon amie en bas au moins elle dit que c'est pas la peine elle connaît le chemin. Elle va se cogner dans le noir. « Je te raccompagne. » je lui dit. Maman sursaute et me regarde et il y a un moment de silence elle dit au revoir à Maman et me dit que si je veux venir avec elle c'est maintenant parce qu'elle y va elle. Maman ouvre la porte me dit d'y aller j'attends que la porte se soit refermée pour me rapprocher d'elle. Même sans lumière je sais exactement où elle est mes doigts frôlent sa paume je les referme sur sa main. Je tends le bras devant moi pour nous guider et on descend les quarante-cinq marches.

« Au revoir ». Elle me dit ça à voix basse en regardant par terre sa main est froide dans la mienne je retire mes gants que j'ai pas enlevés tout à l'heure et je lui donne. Elle refuse bien sûr j'ai l'habitude maintenant presque je sais comment faire je l'écoute pas je lui enfile directement.

Deux mains froides sur mes yeux. Je sursaute jusqu'à ce que j'entende sa voix « C'est qui ? » dans le creux de mon oreille je dis son nom elle rigole me laisse me retourner. Elle a l'air plus petite qu'hier peut-être parce que je la vois en plein jour elle a les joues et le bout du nez rouges je crois bien que je suis presque aussi grand qu'elle.

Le chocolat est trop chaud mais c'est pas grave je suis bien assis sur un coussin dans sa chambre. Elle fait ses devoirs assise à son bureau et de temps en temps elle tourne la tête vers moi me demande si ça va et revient à ses exercices. Ça va. Au bout d'un moment le chocolat est tiède et je peux le boire. Elle ferme son livre et vient s'asseoir à côté de moi. Je sens son parfum et je lui dis elle rigole et dit qu'elle en a quatre bouteilles du même parce qu'elle s'en ai acheté et qu'on lui a offert. J'hésite puis je pose ma tête sur son épaule. Je sens ses muscles se contracter puis elle m'entoure de ses bras et je ferme les yeux. On reste comme ça longtemps, comme hier, sauf que là j'ai pas du tout envie de dormir. Je l'entends respirer et je respire en même temps. Elle commence à parler, à voix basse. Elle me dit que ça lui fait plaisir que je sois là, qu'elle m'aime bien. Elle a d'autres amis bien sûr mais avec moi c'est pas pareil, c'est plus confortable. Je relève la tête et tout doucement, je rapproche ma bouche de sa joue. Elle a la peau douce et ça fait bizarre parce que c'est pas Maman. Elle resserre ses bras autour de moi et m'embrasse aussi la joue. Ça chatouille. C'est doux. Je pose ma tête dans le creux de son épaule et de son cou. Ses doigts caressent mon visage, juste avec le bout, les joues les pommettes la ligne du menton qu'elle relève. Je regarde ses yeux elle a une ligne très noire sur le tour et après ils sont beaucoup plus clairs marron presque jaune jusqu'au milieu où c'est encore noir ça fait des cercles c'est joli. Elle écarte mes cheveux.

***
Il a fermé les yeux quand j'ai repoussé ses mèches. C'était mignon.

***
Elle respire et ça me chatouille le nez. C'est la seule chose que je sais avant de sentir quelque chose de tiède sur mes lèvres.

***
La porte s'est ouverte d'un coup et ma mère est rentrée dans la pièce. Je m'attendais à ce qu'elle crie, comme d'habitude, qu'elle me dise à quel point je suis une sale ingrate qui vit à ses crochets, que je ressemble bien à mon salaud de père. Mais non, rien. Elle s'est contentée de ricaner silencieusement, puis elle a dit: « Tu devrais lui dire de partir, je crois que t'as une valise à préparer. ». Et c'est tout. Elle est repartie.

Il s'est détaché de moi doucement, il a pris ses affaires sur mon lit, et il est parti aussi.

J'ai fait ma valise.

***
Je viens de recevoir la lettre qu'elle m'a écrite. J'ai pas envie de la lire.

Maman n'arrête pas de pleurer. Je comprends pas.

Le docteur dit que je régresse. Je l'ai entendu parler à Maman.

Madame Magnon n'est pas contente. Il paraît que je progressais.

Monsieur Dulot non plus. J'ai fait une crise pendant son cours. L'infini c'est beaucoup.

Je suis malade. Maman pleure encore. Elle va ouvrir la porte. C'est le docteur je connais sa voix.

Maman entre dans ma chambre avec un papier dans la main elle va encore me faire avaler des cachets je ferme les yeux. « Je sais que tu ne dors pas. » elle dit. Je rouvre les yeux. Le papier c'est sa lettre je la reconnais d'ici elle a écrit mon nom dessus avec son écriture toute de travers. Je referme les yeux.
« Lis la. » Maman dit.

Elle est partie vivre chez son père, à l'étranger. Elle reviendra peut-être.

« J'espère qu'on se reverra. »

***
Il m'a écrit.

***
Je l'ai attendue à l'aéroport. Comme d'habitude, j'étais là une demi-heure en avance. Classique, quoi. Maman m'avait prévenu, « Tu vas encore poireauter ! », mais je ne l'ai pas vraiment écoutée. Pour une fois ça ne me dérangeait pas d'attendre un peu.

J'ai repéré son avion, le bon terminal, tout. Je me suis assis sur un siège en plastique et j'ai regardé l'horloge digitale du hall d'attente. J'ai compté les minutes.

Vol numéro quatre mille deux cent vingt-deux. Porte six. Douze minutes de retard.

Pourquoi est-ce que les gens me demandent toujours du feu alors que je ne fume jamais ? Maman dit que c'est parce que je suis jeune et qu'avec mes cheveux dans les yeux je fais rebelle. Message subliminal, coupe tes cheveux. Mais j'écoute pas.

Je me regarde dans le miroir des toilettes. Dans cet aéroport, elles sont propres, étrangement. J'ai fini par craquer, tout à l'heure, à la vingt-sixième minute, je me suis levé. Je passe de l'eau sur mes yeux. Ça ne sert à rien, vraiment, mais ça détend.

Je suis retourné à mon siège. Maintenant, il y a une femme assise à côté de moi. Elle se tamponne le visage avec des mouchoirs. J'aurais dû faire pareil.

Plus que treize minutes. La femme sort des biscuits. J'aime pas cette marque.

Douze. J'hésite à lui demander de fermer la bouche quand elle mange. Maman ne serait pas ravie.

Onze. Bon, elle a arrêté les biscuits.

Dix. Un chiffre bien rond.

Neuf. Trois au carré.

Huit. Ma montre retarde.

Sept. Pitié, pas les pistaches.

Six. Non, je n'ai pas de chewing-gum. Fallait pas manger des trucs qui laissent des bouts entre les dents.

Cinq. Bien fait pour elle.

Quatre. La molette pour régler ma montre est coincée.

Trois. En fait non.

Deux. Ah, apparemment je viens de la casser.

Un. Ne pas penser à l'infini.

Zéro. Son avion vient d'arriver.

Tout à coup, j'ai très chaud. Je demande à la femme d'à côté si elle n'a pas une bouteille d'eau. Peu rancunière, elle me tend une canette de Perrier. Respect éternel pour la cantinière de l'aéroport.

Je l'aurais repérée à cinq cents mètres. Elle a toujours le même manteau, la même façon de marcher, les mains dans les poches, même en portant quatre sacs. Elle fronce les sourcils en examinant un papier. Encore en train de râler.

***
Il n'a pas répondu à ma lettre. Est-ce qu'il comptait venir oui ou non ?

***
Je m'approche d'elle. Elle m'a pas vu. Je suis plus grand, maintenant. J'enlève mes gants, je les mets dans ma poche. Je peux respirer son parfum, toujours le même. Elle a pas du finir ses cinq bouteilles. Doucement, je fais un pas vers elle, toujours dans son dos. Je cache ses yeux et je murmure: « Qui c'est ? » juste dans le creux de l'oreille. Elle pousse un cri qu'elle étouffe vite et se tend. Je la tourne vers moi.

***
Il a grandi. Beaucoup.

***
J'ai à peine eu le temps de voir son visage qu'elle a posé ses lèvres sur les miennes, et après j'ai fermé les yeux.

rating: pg, #original, french

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