Ce sera tout ?

May 30, 2016 23:37


-    Maud, ce n’est pas le moment de rêvasser, on ferme dans cinq minutes.

Ainsi sommée de se remettre à l’ouvrage, Maud émergea de ses songes en secouant la tête. La jeune femme, dotée d’une solide vie intérieure, pouvait dialoguer assez longtemps avec elle-même pour faire complètement abstraction du monde qui l’entourait.

Debout près de la caisse, sa patronne la toisait d’un regard sévère. Penchée derrière la vitrine réfrigérée qui protégeait les pâtisseries, Maud reprit la valse de ses obligations quotidiennes - trier les gâteaux, poser sur une grille ceux qui étaient encore assez frais pour être proposés le lendemain. Il restait une tartelette aux fraises, ô combien appétissante, qui lui faisait envie. Peut-être madame Floriot lui permettrait-elle de l’emporter ce soir. Ayant achevé de vider la vitrine, elle déposa les invendus, destinés à rejoindre le réfrigérateur du sous-sol, dans le monte-charge.

Hadrien, le deuxième vendeur, passait le balai derrière le comptoir, tandis que Théo, le boulanger, sifflotait dans l’arrière-boutique, probablement en train d’enfiler son blouson. Dans une ou deux minutes, il passerait un visage, immanquablement couvert de farine, par la porte et leur souhaiterait une bonne soirée avant de rejoindre son scooter.

Déroulement immuable, que Maud connaissait par cœur. Dans sa tête s’égrenaient les secondes jusqu’au bruit que ferait la clé lorsque madame Floriot la tournerait dans la serrure de la grande porte. Les retardataires trouveraient porte close et se passeraient de baguette - sa patronne mettait un point d’honneur à ignorer les clients qui tambourinaient à la porte, attirés par la lumière qui filtrait encore. Elle, sortirait par la porte de derrière et se fondrait dans la nuit, comme tous les soirs. Et tout reprendrait le lendemain matin, comme tous les matins, dans une routine devenue mécanique qu’elle ne songeait déjà plus à bousculer.

A près de vingt-cinq ans, Maud estimait déjà satisfaisant d’être libre, financièrement indépendante, et de rêver à un avenir hypothétique qu’elle colorait en songes des aventures les plus saugrenues. Elle dînait seule, vivait seule, lisait beaucoup, pensait encore davantage. Personne ne se souciait particulièrement d’elle, et elle traversait l’existence à petits pas feutrés, une journée après l’autre, dépourvue d’exigence comme d’amertume. Elle n’était jamais déçue, puisqu’elle n’attendait rien.

Le dernier client les salua et sortit en même temps que Théo, madame Floriot tourna la clé dans la serrure, déroula la toile beige sur la porte, et le silence retomba sur la boulangerie désertée. Dehors, les rues se faisaient plus discrètes. C’était l’heure du dîner. Le ventre de Maud gargouilla aussitôt qu’elle s’en fit la réflexion.

Elle s’empara d’une éponge, et s’apprêtait à nettoyer la vitrine, lorsqu’un grand fracas dans l’arrière-boutique la fit s’interrompre et dresser l’oreille. Elle n’eut pas le temps de s’interroger davantage ; quatre individus s’engouffraient déjà dans la pièce en file indienne. Ils portaient tous la même tenue, noire, une capuche sur la tête et une écharpe relevée jusqu’au-dessus du nez. Celui qui venait en tête tenait une arme.

Madame Floriot poussa un cri et fut aussitôt repoussée de l’autre côté de la caisse, à la place du client. Désignant Hadrien, l’un des hommes ordonna :

-    Toi, va là-bas avec elle.

Il avait une voix jeune, assurée, insolente. Hadrien sembla hésiter. Il regarda Maud, et celle-ci devina sans peine que son orgueil était en jeu - la veille, il lui avait laissé entendre qu’elle ne lui déplaisait pas. Elle espéra qu’il ne serait pas tenté de jouer les héros pour l’impressionner. Elle n’était pas aisément impressionnable.

-    Dépêche-toi, s’impatienta l’agresseur en agitant son revolver.

Hadrien s’exécuta, et l’homme se posta face à eux. De toute évidence, il était chargé de les surveiller. Deux autres se déployaient sans perdre de temps. Ils avaient entrepris de vider la caisse, que madame Floriot, complaisante, avait laissée ouverte dans l’optique d’en descendre le contenu pour le mettre sous clé. Le premier avait trouvé des sacs en papier et les tenait ouverts, tandis que l’autre y enfournait les liasses de billets.

Maud ne faisait pas un bruit, penchée derrière sa vitrine. Personne ne semblait lui prêter attention. Jusqu’à ce que le dernier, qui était appuyé contre un mur et semblait superviser, tourne la tête dans sa direction. Les yeux qui croisèrent les siens étaient profonds et imprévus. Il y avait du vécu dans ces yeux là, de la maturité et… de la malice ? Deux vastes amandes plongées dans de l’encre noire et épaisse, bordées par un rideau de cils plus foncés encore. Un peu plus haut, deux sourcils-parasols, bien plus délicatement dessinés qu’elle ne s’y serait attendue.

Elle ne détourna pas les siens, ses yeux ronds de chat toujours étonné. Le bleu affronta le noir, longuement, sans qu’aucun des deux ne paraisse décidé à l’emporter. Maud frissonna. Il ne signalait pas sa présence, et elle se demanda ce qu’il attendait pour le faire. Il n’en eut pas besoin, puisque le braqueur-surveillant s’exclama soudain :

-    Eh, y’en a une autre là-bas ! Toi, avec les autres, dépêche.

Il se dirigea hâtivement dans sa direction et, passant devant les yeux noirs - brisant du même coup le contact oculaire - il en bouscula le propriétaire, arrachant sa capuche. Maud n’eut que le temps d’apercevoir une longue tresse sombre et soyeuse avant que la capuche ne soit brusquement rabattue à nouveau.

-    Tu ne peux pas faire attention ?

Maud sursauta. Le quatrième garçon était une fille. A la réflexion, se dit-elle, rien ne justifiait une telle surprise. Les hommes n’avaient pas le monopole de la brutalité.

La voix était définitivement féminine, musicale, chaude même alors qu’elle s’irritait contre son camarade. Une voix dont on aurait tort de ne pas user aussi souvent que possible, songea Maud, qui avait toujours été extrêmement sensible aux modulations sonores. D’allure générale, dans un pareil accoutrement, elle lui aurait donné seize ans tout au plus, mais ses yeux dès l’abord avaient trahi ce que sa voix confirmait à présent : elle avait affaire à une femme.

-    Ça va, relax, tempéra celui qui l’avait bousculée.

Mais il avait tout de même l’air un tantinet penaud, et Maud vit se conforter son impression que le braqueur qui était une braqueuse était aussi le chef de la bande. Elle s’agitait moins, observait davantage, et les trois autres se tournaient fréquemment vers elle, comme pour guetter son approbation. Rien d’étonnant à cela, songea-t-elle encore, elle-même aurait été bien incapable de ne pas obéir aux ordres prononcés par une telle voix.

-    Je m’en occupe, reprit ladite voix, retourne surveiller les autres.

Maud se releva, son éponge toujours à la main, et observa la jeune femme qui avançait d’une démarche souple dans sa direction. Une sportive, nota-t-elle, peut-être même une gymnaste.

-    Je dois mettre les mains en l’air ? interrogea Maud.

Elle ignorait ce qui la poussait à parler alors que le sens commun le plus élémentaire lui intimait de simplement se taire et d’attendre qu’ils aient fini ce qu’ils étaient venus faire. Elle ignorait pourquoi elle n’était pas effrayée. Elle savait simplement qu’elle ne l’était pas.

La braqueuse secoua la tête.

-    Ce ne sera pas nécessaire, Maud.

Maud se demanda un instant comment elle connaissait son prénom, tout prête à croire qu’elle était un peu sorcière et qu’elle l’avait deviné, explication séduisante s’il en était, lorsqu’elle se souvint de l’étiquette collée sur sa poitrine. Elle savait lire, tout simplement - c’en était presque décevant.

-    Prends ses bijoux, lui cria celui qui tenait l’arme. Je prends ceux de la vieille.

Le sursaut d’indignation de madame Floriot se perdit dans l’agitation qui s’ensuivit. La caisse vidée, l’un des hommes était parti dans l’arrière-boutique, annonçant qu’il allait « défoncer les casiers ».

-    Tu tiens à ton sac à main ? demanda la jeune femme à Maud.

Celle-ci haussa les épaules.

-    Si je pouvais éviter de faire refaire tous mes papiers, ça m’arrangerait.

Son interlocutrice hocha la tête, avant d’élever la voix à son tour à l’intention de son camarade dans l’arrière-boutique :

-    Prends l’argent, laisse le reste. On ne va pas s’embarrasser de sacs ou de paperasse.

-    Merci, dit Maud.

Nouveau hochement de tête. Elle devait mourir de chaud sous sa capuche et son écharpe, pensa la jeune vendeuse, avant de se demander quel genre de bouche elle avait. Avant même qu’elle ne les lui demande, elle entreprit de détacher son collier et ses boucles d’oreille. Elle fit un pas en avant et les lui tendit. L’inconnue s’en empara s’en brusquerie, hocha une troisième fois la tête.

Au même instant, les yeux noirs et les yeux bleus tombèrent sur la bague sertie de saphirs que Maud portait à l’annulaire droit. Son seul bijou de valeur, dans tous les sens du terme. Sa main gauche vint l’effleurer et ses lèvres tremblèrent. Les yeux noirs se détournèrent.

-    Les gars, on y va.

Pendant que les braqueurs se rassemblaient, elle murmura à l’intention de Maud :

-    Me pardonneras-tu ?

-    Peut-être, si tu m’emmènes.

Les coins des yeux de la jeune femme s’étirèrent, accompagnant un sourire qui se devinait sous l’écharpe. Surprise de sa propre audace, Maud retint son souffle.

-    Qui sait ? répondit finalement l’inconnue avant de tourner les talons et de rejoindre ses acolytes qui partaient au pas de course.

Moins de dix secondes plus tard, la porte de service claquait derrière eux. Sonnée, Maud se pencha pour finir de nettoyer la vitrine.

nouvelle, fiction originale, f/f

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