Le Caméléon - Perspectives (2/2)

Jul 11, 2007 17:51

Titre : Perspectives (2/2)
Auteur : clair-de-lune
Spoilers : ---
Public : Tout public
Mots : ~ 10 400 (au total)
Notes : C’est sans doute le truc le moins "canonique" que j’ai commis sur Le Caméléon (je n’étais pas aventureuse du tout en la matière). Et ça date (nom d’un petit bonhomme, ça date sérieusement ^_^), il y a certaines choses que j’écrirais sans doute différemment aujourd’hui.


Antithèse : Parker

J'ai failli envoyer mon poing dans la figure du chauffeur de bus lorsqu'il m'a dit d'un air bonasse que « le monsieur était descendu deux minutes plus tôt. » Que le type en question mesure dix centimètres de plus que moi mes talons aiguilles compris et soit deux fois plus large n'est pas entré une seule seconde en considération. Qu'il ne soit en rien responsable de la situation non plus, d'ailleurs.

Si je ne l'ai pas fait c'est, d'une part parce que cela aurait bousillé la french manucure pour laquelle j'ai sacrifié une heure de mon temps ce matin même, d'autre part parce que Sydney en posant gentiment la main sur mon épaule m'a gênée dans mes mouvements, enfin et surtout parce que Broots me tirait discrètement par la manche pour me faire redescendre du car en me murmurant qu'en se dépêchant, on avait encore une chance.

A l'instant où je suis ressortie de son bus, le chauffeur a fermé précipitamment la porte et a redémarré bien plus rapidement qu'il doit lui être permis de le faire. C'est certainement la première fois qu'une Cadillac fait la course avec son véhicule sur trois kilomètres avant de lui couper la route. Imprudent, je vous l'accorde, le car aurait pu nous envoyer dans le fossé s'il n'avait pas freiné à temps, mais Jarod aurait dû être à l'intérieur de ce foutu machin.

Sauf qu'il en était descendu deux minutes plus tôt.

Nous sommes remontés dans la Cadillac de location. Puisque j'ai été obligée de louer une voiture. Le bureau du Centre à Helena, Montana, comprend en tout et pour tout six personnes: la directrice, un secrétaire, trois balayeurs et un agent d'entretien. Plus deux voitures. Vingt-quatre heures auparavant, la directrice de l'agence a crashé son coupé sport de service contre un lampadaire en poursuivant Jarod - forcément, la voiture roule beaucoup moins bien désormais. L'autre véhicule du satellite a dû sortir des chaînes de fabrication l'année de ma naissance, et il était exclu que je me lance sur les traces de Jarod au volant d'un tacot. Il est exclu, tout simplement, que je monte dans un tacot.

Je repars sur les chapeaux de roue, fais demi-tour et appuie à fond sur la pédale de l'accélérateur. Près de moi, Sydney attache stoïquement sa ceinture, égal à lui-même, tandis qu'à l'arrière, Broots s'accroche aux accoudoirs. Je n'arriverai jamais à comprendre comment après tout ce temps, il ne s'est pas encore habitué à ma façon de conduire.

Je tourne sur la gauche, comme le chauffeur de bus me l'a suggéré, en espérant pour lui qu'il ne m'a pas raconté des histoires. Mais non. A trois cents mètres de là, au bord de la route droite comme un I, se dresse un petit abribus. Et sous son auvent, assise sur un banc, une silhouette en noire que je reconnaîtrais entre mille.

Il ne faut pas trois secondes à Jarod pour remarquer la voiture et comprendre de qui il s'agit. Alors, il se lève et commence à courir. Il n'a pas vraiment d'autre choix que la fuite en avant, les lieux sont complètement déserts. Et de chaque côté de la route, un mur lui bloque tout passage, aussi est-il obligé de filer droit devant lui. Mais il court vite, j'ai payé pour savoir qu'il se maintient en forme, et le fait de nous savoir à ses trousses doit lui donner des ailes ; si je veux être sûre de lui mettre la main dessus, j'ai tout intérêt à le rattraper avant qu'il atteigne l'extrémité du mur et disparaisse de nouveau Dieu sait où.

J'accélère encore, mais sans grand succès. Encore dix mètres et Jarod contourne ce satané mur.

« Et merde, » dis-je en donnant un coup du plat de la main sur le volant.

Le mur est prolongé par une barrière qui clôture des champs en friche. Ils sont aussi plats que peuvent l'être des terrains dans le Montana, n'offrant aucune opportunité à Jarod de se mettre à couvert. De fait, je repère tout de suite le rat de laboratoire de Sydney en train de courir à toutes jambes vers... en réalité, je le soupçonne de ne pas courir vers quelque chose, mais plutôt loin de nous.

Pas question.

Je braque, si brutalement que même Sydney me lance un regard effaré, et coupant la route dans toute sa largeur, je fonce droit sur la clôture (la directrice du satellite semble avoir quelque expérience en la matière, elle se débrouillera avec la société de location). Les palissades en bois et métal volent en éclats sous l'impact, mais je ne ralentis pas pour si peu. Une voix à l'intérieur de moi me dit qu'aujourd'hui, Jarod ne m'échappera pas. Trop de coïncidences. Les indices qu'il a laissés dans son repaire à Helena n'étaient pas aussi tordus que d'habitude, ou peut-être Syd s'est-il montré un peu plus coopératif, en tout cas, nous les avons rapidement analysés. Qu'il soit descendu du bus est certes un contretemps, mais qui au bout du compte joue en ma faveur: plus simple de le traquer ici que de l'obliger à descendre d'un car plein de voyageurs.

Il lance rapidement un regard par-dessus son épaule et même à cette distance, je perçois dans son regard un mélange de peur, de détermination et de colère, et je souris en retour, d'un sourire carnassier. Le plaisir de la chasse. Il faut bien que je trouve une compensation à ce foutu boulot, après tout.

Je zigzague derrière lui sur plusieurs centaines de mètres, la berline rebondissant sur les creux et les bosses pour le plus grand déplaisir de ses amortisseurs et de mes passagers. Etre secouée dans tous les sens ne me gêne pas le moins du monde - mon déjeuner est loin, de toute façon, et je suis bien trop prise dans l'excitation de la poursuite - mais la voiture n'est pas adaptée à ce genre de terrain et me fait perdre plus de temps qu'autre chose.

Je freine, coupe le moteur et descends de mon siège en une fraction de seconde, claquant la portière derrière moi d'une geste machinal. L'instant suivant, je pointe mon arme en direction de Jarod.

Il n'a pas ralenti ni accéléré mais je sais qu'il a entendu que j'ai arrêté la voiture.

« Arrête-toi ou je te jure que je te mets une balle dans la jambe ! »

Il continue de courir, bien sûr. D'ailleurs, je n'espère pas réellement qu'il s'arrête sous cette simple menace, nous sommes tous les deux plus intelligents et entêtés que ça. Je fais feu tout de même, plus pour la forme que pour autre chose, manquant sa jambe droite de dix centimètres et, laissant Sydney et Broots dans la Cadillac, je me lance à la poursuite du petit génie. Mes bottes à talons hauts ne sont pas ce qui se fait de mieux pour ça, mais j'ai définitivement repoussé l'idée de sacrifier mes exigences en matière vestimentaire sur l'autel de mes activités professionnelles.

Jarod bifurque soudain sur la droite, et j'incurve ma course pour lui couper la route. J'envisage un instant de tirer de nouveau, mais cela me ferait perdre du temps alors qu'il vient juste de légèrement ralentir l'allure.

Je comprends pourquoi après avoir parcouru cinquante mètres de plus: une crevasse lui bloque la route, longue de plusieurs kilomètres et, s'il a changé de trajectoire, c'est pour atteindre un petit pont qui enjambe le ravin. Pour autant que l'on puisse qualifier de pont l'assemblage antique de planches et de corde qui se balance à trente mètres au-dessus du vide, ce truc a dû être construit à une époque reculée de la préhistoire.

Après une fraction de seconde d'hésitation, Jarod s'agrippe au rail de sécurité en corde et commence à avancer aussi rapidement que possible. J'arrive dix secondes trop tard, il est déjà à mi-chemin, la fragile construction se balançant de droite à gauche au rythme de ses pas.

Aujourd'hui n'est pas un bon jour pour mourir, contrairement à ce que dirait un Klingon (vous connaissez Star Trek, n'est-ce pas ?) et dans un premier temps, je me refuse catégoriquement à m'engager là-dessus. Je pointe mon Smith et Wesson, visant l'épaule gauche de ma proie.

« Jarod ! »

Il ne s'arrête pas, il ne ralentit pas, il ne se retourne même pas, nom d'un chien, mais je sais qu'il sait que mon arme est braquée sur lui - tout comme nous savons l'un et autre que je ne vais pas tirer. Mort, il lui serait plus difficile de répondre à mes questions.

Bon gré mal gré, je le suis sur ce satané pont. Environ quatre-vingt dix pour cent des lattes sont à moitié pourries et je les sens presque céder sous mes semelles tandis que je progresse à petites foulées rapides de planche en planche. Certaines sont tellement espacées que je distingue sans peine le petit torrent qui a gelé trente mètres en-dessous. Je serre les dents: si je tombe et que je me tue, je fais un procès à la municipalité d'Helena, voire à l'état du Montana.

Frankenboy a atteint la terre ferme, à présent, mais pour une raison que je ne m'explique pas, il pivote sur lui-même et me regarde venir vers lui. Il ferait bien mieux de filer sans demander son reste s'il ne veut pas que, dès que j'en aurai la possibilité, je tire de nouveau.

Je suis à trois mètres à peine de lui - si je tire maintenant, je peux le soulager définitivement de ce cerveau qui cause tellement de problèmes à tellement de monde - lorsque j'entends derrière moi un craquement sinistre. Mon coeur semble me remonter jusque dans la gorge et je sens le sol se dérober sous mes pieds. Le pont vient de rendre l'âme: le rail de sécurité se déchire par le milieu tandis que la structure est réduite à néant et que des morceaux de bois volent dans tous les sens. Incapable de retenir un hurlement de terreur pure, je lance automatiquement ma main gauche vers le haut et j'arrive à accrocher une planche. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, le paysage bascule complètement autour de moi. Jarod disparaît de ma vue (rien que de très habituel, soit dit en passant), le ciel, les champs et les parois de la crevasse paraissent se mélanger pour ne plus former qu'un kaléidoscope de teintes ternes.

Lorsque le panorama se stabilise de nouveau, je constate que j'ai déjà été en de pires postures - assise à une extrémité de la table de la Commission T par exemple - mais également de bien meilleures - assise à l'autre extrémité de la table de la Commission T par exemple.

La bonne nouvelle, c'est que je ne vais pas mourir. Votre vie est supposée défiler devant vos yeux lorsque vous allez mourir et, tout ce que j'ai vu défiler, c'est l'horizon réduit à l'état de magma.

La mauvaise nouvelle, c'est que je suis accrochée à trente mètres au-dessus du sol, à un morceau de bois qui ne demande qu'à céder sous mon poids, les jambes battant dans le vide.

Mon Smith et Wesson est encore, ne me demandez pas comment, au creux de ma main droite. Ca tombe bien: je vais en avoir besoin pour tuer Jarod.

Lequel Jarod apparaît soudain au-dessus de moi, au moins aussi blême que je dois moi-même l'être, les yeux agrandis d'horreur.

« C'est l'occasion rêvée pour te débarrasser de moi, Jarod, sifflé-je. Alors tu vas en avoir le cran, ou bien tu vas de nouveau jouer le gentil petit Caméléon de Sydney ? »

Il ne daigne même pas répondre, et je reconnais que c'était idiot de ma part. Je sais très bien qu'il ne va pas me laisser là jusqu'à ce que, à bout de forces, je m'effondre. Notre petit jeu du chat et de la souris en serait sérieusement compromis. S'il y a une chose dont je suis sûre, c'est que Jarod préfère que ce soit moi qui sois à ses trousses que, mettons Raines ou Lyle.

Il s'allonge au bord du ravin, si rapidement que l'on pourrait croire que quelqu'un lui a fait un croche-pied pour le faire tomber, et il glisse aussi loin que possible vers l'avant. Qu'il continue comme ça et on sera deux à avoir un sérieux problème. Il tend le bras, essaye de saisir mon poignet, mais il manque plus d'un mètre, les doigts qu'il agite désespérément dans ma direction n'y changeront rien.

Le visage crispé, il regarde autour de lui et remarque le morceau de rail de sécurité qui se balance encore le long de la paroi. Il l'attrape, tire dessus pour le tester. C'est bien ma veine, songé-je, que ce pont ait résisté sous le poids de Musclor pour craquer sous le mien !

La vie est injuste.

« Parker, me dit-il, lâche ton arme et attrape la corde. »

Je m'extirpe un ricanement. Je suis morte de trouille, mais il ne sera pas dit que je le montrerai.

« Lance ta corde, et ne compte pas sur moi pour lâcher mon flingue. »

Résigné, il fait basculer la corde dans ma direction. Je la coince au creux de mon coude droit et me contorsionne pour ranger mon arme dans son holster. Puis j'attrape la corde, une main, puis lâchant non sans appréhension ma planche de salut, l'autre, et je commence à me hisser à la force des bras. Au-dessus de moi, Jarod tire la corde vers lui pour m'aider à remonter. En quelques secondes, je suis à sa portée et il me saisit par les poignets, puis par les bras, et enfin par la taille, ses mains serrées autour de moi au point de me faire mal.

Un dernier effort, et il retombe à plat dos dans le champ en friche et, à mon plus grand déplaisir, je m'effondre sur lui. On reste immobiles pendant plusieurs secondes, la respiration saccadée, essayant de reprendre notre souffle. Je sens le froid piquant du vent sur mon visage et la chaleur que dégage Jarod sous moi - déstabilisant. Mon coeur fait des bonds dans ma poitrine et j'ai l'impression que malgré les épaisseurs de vêtements entre nous, il peut le sentir.

Je relève le menton, il relève les paupières et nous nous regardons.

Je suis en colère. Non, retirez ça, j'ai de beaucoup dépassé le seuil de la colère, je suis folle de rage pour diverses raisons: parce qu'il a failli me tuer ; parce qu'il m'a tirée du piège dans lequel il m'a placée ; parce qu'il a eu peur, au moins aussi peur que moi - comme si j'avais besoin que ma Némésis ait peur pour moi au lieu d'avoir peur de moi ; parce que son bras est encore autour de ma taille et me serre comme si j'avais l'intention de m'enfuir.

Les oreilles bourdonnantes, je rassemble rapidement les insultes les plus injurieuses en ma possession et je referme ma main droite en poing.

C'est à ce moment là qu'il m'embrasse.

Je m'attendais à des excuses, suivies de quelque commentaire sarcastique. Au lieu de cela, sa bouche entre en contact avec la mienne, avec assez de brusquerie pour que nos nez se heurtent et, instinctivement, mes mains se décrispent et atterrissent de chaque côté de ses épaules pour amortir le mouvement en avant inopiné. Les lèvres un peu râpeuses attrapent les miennes avec un mélange d'avidité et de curiosité - rien à voir avec ce premier et dernier baiser échangé dans notre enfance mais aucun doute, c'est bien Jarod, ça - et s'entrouvrent légèrement, paraissant me défier d'aller plus loin. Oh, parfait, s'il prend les choses ainsi... sans réfléchir à ce que je fais, car si je réfléchissais je sauterais au fond du ravin, je l'embrasse en retour. Je veux dire, je l'embrasse vraiment ; je vous passe les détails, la situation me semble déjà bien assez moche comme ça, mais en moins de temps qu'il en faut pour le dire, on se retrouve accrochés l'un à l'autre comme si nos vies en dépendaient. Une de ses mains s'enfouit dans mes cheveux, non sans me caresser la joue au passage, et l'autre glisse sous mon manteau. L'instinct étant ce qu'il est, je songe brièvement qu'il va essayer de me subtiliser le Smith et Wesson si péniblement conservé, puis j'ai un flash de lucidité: me prendre mon flingue semble bien être la dernière de ses préoccupations.

Je fermerais volontiers les yeux, mais si je fais ça, je ne serai jamais sûre, ensuite, que tout ça s'est bien produit et qu'il ne s'agissait pas d'un cauchemar. Car embrasser Jarod relève de la fantasmagorie, du surréalisme, le mélange parfait du familier et de l'étrange, de l'inévitable et de l'impossible ; l'émotion de retrouver ce que nous avons été, non pas il y a très longtemps mais dans une autre existence, et l'excitation de l'interdit.

Même dans cette situation, nous sommes définitivement rivaux: chacun bataille ferme pour garder le contrôle des opérations et le résultat n'est pas inintéressant. Lorsque je passe une main sous sa nuque pour, en supposant que ce soit possible, l'attirer un peu plus près de moi, il me plaque contre lui, ses jambes emmêlées aux miennes. Je ressens une douleur fulgurante dans la cheville (mes bottes à talons ne sont vraiment pas adaptées à la chasse au Caméléon, j'ai dû me tordre quelque chose sur le pont), aussitôt noyée dans un flot de sensations bien plus agréables. Nous sommes tellement imbriqués l'un dans l'autre que je ne vois qu'une façon dont nous pourrions être soudés plus étroitement, et... je ne veux pas y penser.

La sonnerie stridente de mon téléphone portable fait soudain exploser la curieuse bulle dans laquelle nous nous sommes enfermés. Je me fige au-dessus de Jarod, qui lui-même tout d'un coup n'en mène pas large, rappelé à la réalité. On reste immobiles, incapables de bouger, tellement emmêlés que je me demande comment on va pouvoir se défaire l'un de l'autre, et on se fixe, partagés entre la consternation et l'horreur.

Et une touche de délectation que ni lui ni moi ne reconnaîtrons devant l'autre, mais qui est bien réelle.

Un peu maladroitement, on récupère ce qui nous revient de droit - bras, langues, jambes, mains, bouches, respirations - et je glisse de côté pour m'asseoir par terre. Jarod, noté-je non sans satisfaction, vient visiblement d'expérimenter l'expression « à couper le souffle" et je le vois inspirer à fond.

Je me ressaisis tant bien que mal, vérifie tout de même que mon arme n'a pas disparu, puis d'un geste machinal, je m'essuie la bouche sur le dos de la main et je fixe la peau sensibilisée par le froid, espérant y trouver je ne sais quoi. Mais je ne m'y trompe pas: la saveur et le souvenir du baiser resteront longtemps ancrés en moi.

Je relève la tête: Jarod est en train de me regarder, avec une expression me donnant envie de balancer mon portable - qui en désespoir de cause a depuis longtemps arrêté de sonner - au fond du ravin. Un frisson, qui n'est en rien dû au vent glacial, me court le long de l'échine.

« Ca ne s'est jamais produit, » dis-je, la voix rauque et basse.

Je vois les rouages de son petit cerveau de Caméléon se mettre en route, chercher une explication rationnelle à ce qu'il vient de se produire. Il n'en trouvera pas. Ou il en trouvera une fausse, qu'il acceptera par confort, parce que c'est préférable pour tous les deux.

« Tu en parles à quelqu'un, fût-ce à Sydney, et je t'arrache la langue. »

Ce qui serait un pur gâchis.

Je ferme les yeux. Je ne viens de penser ça, il est impossible que je vienne de penser ça.

Même si c'est la stricte vérité.

Lorsque je rouvre les paupières, Jarod s'est levé et semble même capable de tenir debout et de marcher. Je ne fais pas un geste.

« Parker ? me demande-t-il.

- Ma cheville. »

Elle est en train de doubler de volume et, ce qui est habituellement le cuir souple et luxueux de ma botte, se transforme peu à peu en véritable étau.

Jarod hésite une fraction de seconde puis, souriant de ce petit sourire moqueur qui m'agace tellement, il commence à reculer sans me quitter des yeux.

« Tu devrais vraiment songer à porter des baskets quand tu me pourchasses, Parker, » me dit-il.

Il tourne les talons et commence à courir.

Cette fois, je vais le tuer. Vraiment. Je parviens à sortir mon 9 mm de son holster et, visant à peine, je tire. Pour la deuxième fois en vingt minutes, j'ai la preuve que la chance est du côté du petit monstre de Sydney lorsque la balle le manque de peu. Furieuse, je pose l'arme près de moi, dans l'herbe rase et gelée, et je fouille mes poches à la recherche de mon téléphone portable.

« Mlle Parker, vous allez bien ? » me demande Broots à l'autre bout du fil. Depuis l'autre côté de la crevasse, il m'adresse de grands signes.

Je vais bien. J'ai les joues complètement râpées par la barbe de deux jours de Frankenboy, j'ai l'impression d'avoir commencé à me consumer de l'intérieur, ma cheville est en train de battre le record du monde de tuméfaction, mais je vais bien. Je vais toujours bien.

« Sortez la voiture de ce foutu champ, Broots, faites le tour et venez me chercher. Je ne peux pas marcher. »

La prochaine fois que Jarod se trouve en face de moi, il prend mon poing dans la figure.

-=-

Synthèse : Sydney

Je suis en train d'aider Mlle Parker à se relever.

Je ne vais pas tout reprendre depuis le début, vous l'avez déjà entendu. Tout ce que je vais vous dire c'est qu'en apparence les torts sont partagés: Jarod n'aurait pas dû l'entraîner sur ce pont, elle aurait dû avoir le bon sens de ne pas le suivre.

Mais dans la réalité, Jarod est responsable, que je l'aime comme un fils ne change rien à cela. Défier Mlle Parker en certains domaines équivaut à agiter une cape rouge devant un taureau: on sait qu'il va charger, on ignore jusqu'où il ira. Il n'a pas réfléchi ; j'ignore s'il a été motivé par la peur de retourner au Centre, ou par un excès de confiance en lui, ou en elle, mais il n'a pas réfléchi une seule seconde à ce qu'il risquait de se produire s'il empruntait ce pont.

A l'instant où j'ai vu Parker se mettre à courir, son arme pendant à bout de bras, j'ai eu la prescience que les choses allaient vraiment mal tourner. Il y avait trop de tension entre eux, palpable même alors qu'ils se trouvaient à des centaines de mètres l'un de l'autre, trop de détermination en Jarod aussi bien qu'en Parker pour que l'un d'eux accepte de lâcher du lest à temps. C'est quelque chose qui menaçait depuis longtemps.

J'ai agrippé la portière, serrant si fort le montant que le métal m'est entré dans la paume de la main, lorsque j'ai vu Jarod s'engager sur le pont et j'ai failli ordonner à Broots d'essayer de rattraper Parker pour l'arrêter. Peut-être - sans doute - aurais-je dû le faire, mais je ne pense pas qu'il aurait pu la convaincre ou l'obliger à ne pas aller plus loin.

Une ou deux lattes, juste à l'entrée, ont cédé sous ses talons, cela aurait dû être un signe, mais elle ne l'a même pas remarqué, entièrement tendue vers son but, vers sa proie, et elle a continué de courir.

Mon estomac s'est soulevé lorsque le pont s'est brisé, lâchant par le milieu. Cela n'a pas provoqué plus de bruit que le bris d'une coquille de noix et pourtant, j'ai entendu un véritable fracas. Il y a longtemps que je n'avais pas eu aussi peur pour quelqu'un, je me souviens parfaitement de la dernière fois où cela s'est produit - dans cette voiture qui a fait trois tonneaux avant de s'arrêter enfin, laissant Jacob dans le coma.

J'ignore si c'est le sang-froid ou le réflexe, la chance ou l'entraînement, mais Parker est parvenue à attraper une planche sur la partie du pont qui se trouvait du côté de Jarod. Les conseils me sont venus tout naturellement à l'esprit, fruit de trente années d'expériences déviées, et je suis à peu près convaincu que j'ai même laissé échapper quelques mots à voix haute. Jarod n'a pas pu m'entendre, et je doute qu'il ait eu besoin de moi, mais il n'en a pas moins mis en application ce que je pensais ou disais et, en l'espace de quelques secondes, Parker s'est retrouvée en sécurité.

C'est seulement alors que Broots et moi avons suffisamment récupéré nos esprits pour nous précipiter vers le ravin, Broots un peu plus rapide que moi me laissant en arrière - je n'ai plus l'âge pour ce genre de choses, ni Jarod ni Mlle Parker ne semblent s'en rendre compte. Nous ne pouvions rien faire, bien sûr, un abîme nous séparait de l'étrange couple formé par le fugitif et sa chasseresse, pas plus que nous n'étions capables de rester immobiles.

Ils sont retombés tous les deux par terre, à quelques centimètres à peine du vide qui a failli aspirer Parker, et ils sont restés là, bougeant à peine, l'un sur l'autre. J'ai eu une vision très nette de la scène, en dépit d'un replat de terrain qui les dissimulaient en partie, en dépit des lunettes que je devrais porter et qui, pour des raisons relevant d'une sorte de coquetterie, restent usuellement dans leur étui au fond de ma poche. J'ai étudié la situation avec un intérêt quasi-anthropologique et j'ai relevé un sourcil. Lorsque j'ai pensé fascinant, je me suis senti dans la peau de M. Spock (vous connaissez Star Trek, n'est-ce pas ?)

Quand Broots a appelé Mlle Parker, j'ai su aussi sûrement que si je m'étais trouvé près d'elle et de Jarod qu'ils ne l'ont pas même entendu. Bien trop occupés.

Ils s'embrassaient.

Si vous vous aventurez à leur poser la question, et s'ils acceptent de répondre honnêtement, chacun rejettera la responsabilité sur l'autre. Ce sera de bonne guerre, mais ce sera faux. Je ne peux les imaginer ni forçant l'autre, ni se soumettant à l'autre.

Ils se sont embrassés.

J'en aurais mis ma vie en jeu - et je travaille au Centre, je connais le sens de telles paroles - lorsque je me trouvais encore de l'autre côté de la crevasse. Deux adultes de sexe opposé, partageant bien plus qu'ils voudraient l'admettre et se détestant avec autant d'application, projetés dans une telle situation, il ne pouvait en aller autrement. Je vous l'ai dit, la tension entre eux était bien trop forte. C'est une façon comme une autre de la relâcher et je préfère encore cela à leurs éternels jeux du chat et de la souris - le dernier en date a failli mal tourner, je pourrais bien ne jamais le leur pardonner.

J'en aurais mis ma vie en jeu, donc, et j'en suis d'autant plus convaincu à présent que je suis en train d'aider Mlle Parker à se relever. Elle est défaite, dans toutes les acceptions du terme. Les cheveux en désordre, le teint blême mais les joues rouges et les lèvres gonflées, la respiration encore erratique, ses vêtements, habituellement impeccables, froissés et, ce n'est que quand Broots regarde fixement sa chemise en soie qu'elle se rend compte qu'un bouton a disparu. Toutes choses qui ont pu se produire aussi bien durant sa lutte pour remonter du ravin que durant son corps à corps avec son adversaire.

Broots ne s'en est pas rendu compte, et je ne lui dirai rien, pour Jarod, pour Mlle Parker, pour ménager leur susceptibilité, ainsi que ma veine jugulaire si Parker se rend compte que j'en ai parlé - elle a tendance à prendre les gens à la gorge, littéralement. Car, lorsque je passe mon bras autour de sa taille pour l'aider à se relever, nos regards se croisent et je me rends compte qu'elle sait que je sais.

Elle boitille jusqu'à la voiture en s'appuyant aussi peu que possible sur moi, mais elle me laisse l'installer sur le siège arrière, appuyée contre la portière, sa jambe blessée étendue devant elle. Elle reprend son souffle, peut-être pour la première fois depuis une heure, et elle balance les clefs de la Cadillac à Broots.

« Vous conduisez, » lui ordonne-t-elle.

Tandis qu'il fait rapidement le tour pour s'asseoir dans le siège conducteur, j'essaye de la convaincre de défaire la fermeture de sa botte. Je suis gratifié d'un non ferme et définitif.

Elle attend à peine que Broots soit monté dans la voiture.

« A l'aéroport. »

Je m'installe tranquillement à l'avant, boucle ma ceinture, tout en considérant avec inquiétude le terrain accidenté qui va jusqu'à la route. J'espère que Parker, à l'arrière, ne va pas être trop secouée. Non qu'elle se plaindra, ce n'est pas dans ses habitudes ; elle s'est tue et elle a serré les dents l'essentiel de son existence.

Broots met le contact et, gentiment mais d'une voix sans appel, je corrige les ordres de la jeune femme:

« Nous allons à l'hôpital, Broots. Mlle Parker doit passer une radio, elle aura au moins besoin d'un bandage avant de reprendre l'avion. »

Je me retourne. Elle me foudroie du regard et pourtant, j'y décèle un remerciement. Remerciement pour n'avoir fait aucun commentaire sur ce qui a pu se passer entre le Caméléon et elle, remerciement pour me soucier d'elle plus qu'elle ne l'a jamais fait son père. Elle pose la tête contre la vitre et ferme les yeux, et je me retourne pour faire face à la route.

Broots avance doucement, s'efforçant de secouer aussi peu que possible la voiture.

Trois kilomètres plus loin, alors que la Cadillac file en direction d'Helena, j'attrape du coin de l'oeil l'image d'une silhouette en noir sous un abribus, et je comprends l'exaspération de Mlle Parker à l'égard de Jarod: il a vraiment un toupet de tous les diables.

Je souris. Je suis certain qu'il va m'appeler ce soir pour me questionner sur les phénomènes d'attraction/répulsion.

-=-

Conclusion : Vous, moi...

Ils sont tous les quatre repartis. Mlle Parker dans son salon avec une cheville bandée et une vodka bien tassée ; Sydney dans le labo de simulation du SL15, à conduire une expérience sur les ondes cérébrales de trois paires de jumeaux homozygotes ; Broots chez lui avec sa fille et ses ordinateurs ; Jarod... ahhhh !!!! vous aimeriez bien savoir où est Jarod, hein ? Mais je ne dirai rien!!

Il n'y a pas le moindre balayeur ici, pas l'ombre d'un nettoyeur, même Oncle Fétide aka M. Raines, Daddy Parker et Lyle ont déserté les lieux. Vous pouvez donc, en toute sécurité et sans avoir à craindre les représailles de la Commission T, répondre à cette question:

A quelle version accordez-vous le plus de crédit ?

-FIN-

2-8 février 2002

fanfic, fandom: pretender, fic: perspectives

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