« Un Tramway de Warlikowski à l’Odéon : carne et non voce ?, ou la menace permanente du psychologique au théâtre »
… just kidding.
La semaine dernière, je suis allée voir Un Tramway (d’après A Streetcar Named Desire, Tennessee Williams) à l’Odéon - Théâtre de l’Europe. Les places ont vraisemblablement été prises d’assaut avant même ses débuts, et je suppose que trois éléments (noms) majeurs ont aidé à ce remplissage a priori des salles :
1°) Krzysztof Warlikowski à la mise en scène, ce qui nous oblige dès le début à parler du « Tramway de Warlikowski »
2°) Isabelle Huppert dans le rôle de Blanche.
3°) Wajdi Mouawad à la traduction.
Je n’ai pas été émue jusqu’aux larmes, ma petite âme n’a pas vibré et n’a as été secouée dans ses fondements ; je suis restée une sorte de spectatrice froide, assez détachée d’elle-même, concentrée sur ce qui se passait sur scène et relativement bien accrochée à la fiction, mais. Mais. Qu’est-ce qui ne va pas, qu’est-ce qui est absent, alors ? Je crois qu’il a manqué une étape, peut-être l’étape essentielle lorsqu’il s’agit d’accorder une place privilégiée à un spectacle dans sa mémoire : le retour. Ou alors : il a manqué quelque chose dans mon retour à moi. Je suis relativement perplexe, d’ailleurs, parce que le spectacle regorge d’éléments débordant d’intelligence, il y a parfois une véritable harmonie (organisée ou chaotique - oui, je sais, une harmonie chaotique), j’aime cet usage pertinent de la technicité et des technologies en général, mais, et je dois finir ce paragraphe comme je l’ai commencé : il y a eu un problème au niveau de l’émotion.
« Ce fut une expérience intéressante », mais ça n’est pas une expérience révolutionnaire. En fait, je me demande si je ne dois pas blâmer le cadre même de l’Odéon ; le nombre de fois où je souffre de ce problème de sensibilité dans ce théâtre en particulier s’accroît de manière bien trop significative. Les reproches que je peux adresser à la pièce m’apparaissent plus comme des détails, un peu comme un alibi pour expliquer que si je suis à la réflexion loin d’avoir détesté la pièce, je ne peux non plus dresser un autel au billet de ma place de théâtre.
Tentative d’explication du « à quoi cet objet ressemble », me voilà.
S’il y a quelque chose de géniale, c’est d’abord la scénographie. Son immensité (en largeur, mais surtout en profondeur et hauteur) plaçait la mise en scène sous le signe du gros plan, de l’exacerbation : la pièce se déroule dans « un petit appartement où la proximité des corps finira par tourner au drame », mais ici, comme la distance se créait très facilement entre les personnages, l’effet d’intimité, par contraste, se voyait très vite renforcé dès qu’il y avait un rapprochement physique. En avant-scène, côté Jés Jardin, un lit double, le lit double ; espace d’intimité constamment désacralisé dans la pièce, mais d’emblée rappel du « couple » (Stella et Stanley) ; côté Cour, un canapé, une table. De chaque côté, des parois en plexiglas, légèrement brumeuse, entre la réflexion et la transparence. Sur le sol, des bandes réfléchissantes parallèles, de l’avant vers l’arrière-scène, qui dessinent les contours d’une série de pistes de bowling (quatrième page Eunice : « You noticed that bowling alley around the corner? »).
La scène est toute en profondeur : l’espace scénique de l’Odéon est totalement utilisé, séparé en son centre par un couloir sur roues aux vitres transparentes, parallèle au public. La longueur et les roues traduisent d’eux-mêmes l’idée d’un moyen de locomotion (le tramway qui amène Blanche jusqu’à « Elysian Fields ») ; le couloir introduit une image du passage ; les vitres, celle de l’apparence et de l’emprisonnement.
Et justement : Blanche, assise en sous-vêtements sur un tabouret tournant, au milieu du couloir. Une caméra à l’avant-scène filmait Blanche de la tête à la taille et son image était diffusée derrière elle. Peut-être à cause de mon angle de vue, mais je me suis demandée pendant un certain temps si elle n’était pas entre quatre parois, s’il n’y avait pas deux autres vitres qui l’isolaient du reste du couloir. Tout est dans le mouvement (ou l’absence de mouvement) : l’agitation qui secoue Blanche, transmise à travers des tics (des démangeaisons sur ses jambes, notamment) mélangée à un état presque apathique. Blanche est seule, isolée, Blanche doit parler et a mal (articulation difficile, elle a quelque chose dans la bouche, dans ses joues) : dans cette mise en scène aux allures d’interrogatoire, avec un interrogé mais pas d’interrogateur, une atmosphère d’angoisse était efficacement posée.
Motifs récurrents : d’un côté, le miroir, les surfaces réfléchissantes et celles qui reproduisent l’image (caméra et écran) ; mention spéciale pour les vitres, qui à la fois laissent voir et dédoublent par le reflet (mais révèlent également par cette dernière propriété : le visage d’un personnage pourtant dos au public apparaît par ce moyen). De l’autre, en le complétant, l’idée du tube, de l’enfermement : par les parois, par les vêtements (le tissu mauve qui emprisonne intégralement Blanche dans une sorte de tube élastique, de camisole, qu’elle transforme ensuite en une robe de séduction).
À propos des vêtements : Isabelle Huppert était « habillée par la Maison Yves Saint Laurent et la Maison Christian Dior » ; si, au début, on pense à une forme d’embourgeoisement, en réalité c’était un élément anodin mais extrêmement intéressant. Un des doutes constants de la pièce concerne Blanche : ses vêtements, ce luxe qu’elle affiche est-il vrai ou faux ? On le voit clairement lors d’une scène entre Stanley et Stella, qui discutent / se disputent autour des accessoires de Blanche dans la scène 2 (« Stanley: And diamonds! A crown for an empress! / Stella: A rhinestone tiara she wore to a costume ball. »). On en arrive donc à ça : Isabelle Huppert a des vêtements de luxe (ce luxe est vrai) tandis que ceux de Blanche, dans la fiction représentée, sont illusoires et mensonger (c’est du toc). Le luxe du réel représente le faux ? Un système bien curieux, quand je rappelle que la scène de théâtre est traditionnellement le lieu où une couronne en strass se transforme en couronne de diamants…
Pour rebondir sur les vêtements, qui appellent leur absence, la nudité : souvenir d’un moment très fragile et très bien dosé, entre la scène 3 et la scène 4 (si mes souvenirs sont bons). Stella et Stanley étaient assis sur le lit ; Blanche était prostrée à l’intérieur du couloir, son image filmée et diffusée sur le couloir, instaurant une forme d’observation qui laissait un doute sur la nature de l’observateur (Blanche voit-elle ou est-elle vue ? Stella est-elle consciente du regard ?). Stella et Stanley était visible par le public, mais de dos ; le corps de Blanche n’était pas perceptible, mais clairement visible et de face dans l’image diffusée. Stanley, avec des gestes lents, dénudait Stella d’une main, puis prenait un feutre pour marquer son ventre, sa poitrine, son visage : l’acte sexuel se plaçait sous le signe de l’appropriation. Les gestes se devinaient ; leur reflet, de face, illustrait sans réellement montrer. Néanmoins, même si ce fut relativement fugace, voir Stella de face, avant et après qu’elle se ramasse en position fœtale sur le lit, seule, brisait un peu de cette magie qui était placée toute entière dans l’évocation.
Un autre moment de duo qui a bien fonctionné était le tango entre le mari de Blanche (décédé) et Mitch : mouvements saccadés, tons sombres, comme pour illustrer un cauchemar que Blanche voudrait ne pas arriver à raconter (l’homosexualité de son mari, jusqu’au suicide de ce dernier lorsqu’elle l’en a accusé). La confrontation finale entre Blanche et Mitch, une fois le masque tombée, également : transmission vidéo des visages à l’arrière, qui présente les personnages dans deux angles différents, presque sur le point de se toucher, mais qui finissent par se brouiller.
Pour Mitch, éviter le stéréotype aurait peut-être été une judicieuse idée. On passait du nerd chevelu et hésitant au boxeur chauve, agressif et prêt à bondir sur Blanche une fois le masque de pureté tombé : le personnage a-t-il tant changé, ou n’était-ce pas une partie de lui qui existait déjà ? De même, je n’ai pas exactement compris ce qui justifiait le rôle d’Eunice : je veux dire, si on trouve d’emblée un personnage inutile, autant le supprimer, non ? La moitié de ses apparitions disparaît, et, à la place, des moments entiers lui sont consacrés. Alors, certes, dans la pièce, Eunice chante souvent, a une vague aura de sagesse par son d’expérience populaire (le fait qu’elle utilise quelques apostrophes dans une langue différente aide aussi), mais ses chants sont intégrés à la pièce. Ici, tout s’arrêtait pour qu’Eunice chante : et trois ou quatre minutes presque sans mouvement, juste avec des paroles relativement connues (« All by myself », « Common people »), c’est un temps qui paraît long, presque du gaspillage.
Et plus généralement, ces voix ! Le plus notable était cette tendance à la désincarnation, à la réification : ton monocorde, syllabes détachés et neutralité affectée, comme un enfant qui a du mal à s’exprimer, comme un oubli de la langue, comme une douleur qui s’interpose entre la décision et l’acte de parole. En soi, ces moments avaient quelque chose de fascinant (répulsion parce qu’assez insupportables, « laids », et en même temps, attirance pour ces obstacles qui semblent être surmontés un à un), mais il y a une actrice qui se démarquait des autres dans sa façon de s’exprimer. Isabelle Huppert n’a pas une voix particulièrement agréable : et par là, je veux dire qu’elle ne prend pas les intonations qui véhiculeraient autre chose que cet arrière-goût de « je joue que je joue ». C’est d’autant plus étrange que son corps, lui, joue (incarne), est dans un mouvement constant, cohérent par son incohérence, qui rapprochait assez souvent son jeu de la performance.
Un des problèmes de la pièce, c’est cette focalisation constante sur le personnage de Blanche, qui finit par déboucher sur une focalisation mettant Isabelle Huppert en valeur. D’une part, parce que j’ai eu la sensation que seule Blanche trouvait grâce aux yeux de Warlikowski, tandis que les autres étaient sciemment réduits à des sortes de marionnettes : « Eux sont heureux ou le seraient sans elle, et comme on le sait, les gens heureux ou qui veulent se croire tels n’ont pas d’histoire ; elle, en revanche, elle en a trop, à tous les sens du terme […]. Aux yeux de Warlikowski et de son dramaturge, Piotr Gruszczynski, c’est Blanche qui se tient au cœur de l’intrigue » (Daniel Loayza). Et, en effet, j’ai eu l’arrière-goût que Blanche accédait au statut de personne, quand les autres s’affichaient comme des personnages, ce qui n’est pas exactement une bonne chose étant donnée la direction générale, et du texte, et de la mise en scène. Il n’y a pas que Blanche, dans la pièce. Certes, tout tourne autour de Blanche, « l’élément perturbateur » qui a elle-même été perturbée, certes, ce qui choque Blanche, c’est justement qu’elle n’est pas habituée (« Blanche: I’m not used to such- / Mitch: […] don’t take it serious. »), nous sommes donc dans un quotidien et les personnages ne sont pas à appelés à fondamentalement évoluer en présence de Blanche. Toute la pièce consiste à dévoiler, à faire apparaître ce qui existait déjà. Blanche est peut-être un catalyseur, mais tous les évènements qui se produisent durant la pièce ne l’implique pas fondamentalement : les caractéristiques étaient présentes avant son arrivée.
Et comment comprendre ce parti pris de Warlikowski, qui nous présente quasiment la naissance d’un couple tragique Blanche-Stanley ? J’ai eu du mal avec A Streetcar Named Desire depuis ma première lecture, parce que je n’arrive pas à me convaincre de l’interprétation générale qui consiste à déclarer que toute la dynamique Blanche/Stanley est une sorte de parade nuptiale, de jeu de désirs, d’attirance face au contraire. J’ai eu l’impression désagréable, à la toute fin, qu’on réduisait l’impact du viol (parce que, pour moi, c’en est un de bout en bout, il n’y a pas à tergiverser et à dire que « Non, en fait, pas tout à fait si on regarde le reste de la pièce- » : c’est un viol psychologique, puis physique) : Blanche, assise sur le lit, Stanley juste devant elle qui lui présente le nouveau-né de Stella, la scène emplie d’une certaine tendresse.
Au niveau technique, sans trop de recul, j’ai senti que la comparaison s’imposait avec Cris et chuchotements d’Ivo van Hove. Je manque de références et mon expérience est réduite, mais c’est l’association qui m’est tout de suite venue en tête par l’utilisation des accessoires/outils technologiques du dédoublement. Également, à cause du thème de chaque pièce : dans un cas, la mort est posée comme basiquement physique, mais, comme le dit Daniel Loayza à propos d’Un Tramway, « il y a différentes manières, plus ou moins visibles, de mourir et d’être mort. » : la destruction de Blanche est avant tout mentale. Au niveau de la scénographie et de la mise en scène, dans Cris et chuchotements, le gros plan et l’amplification vocale apportée par les micros permettent de montrer le corps, montrer la maladie qui ronge Agnès. Le dispositif relativement fermé emprisonnait le personnage ; Agnès ne sort jamais vivante de cette scénographie étouffante, surchargée de reflets et de dédoublement, ça n’est qu’une fois morte, une fois la « maison » refermée sur elle-même, que le spectacle s’ouvre à l’extérieur (projection de la ribambelle de personnes sur le mur de la maison).
Le problème dans Un Tramway, c’est cette fraction qui est destructrice pour le spectacle parce qu’elle semblait non-maîtrisée. La présence des micros ne m’a absolument pas convaincue, notamment parce que leur utilisation semblait contredire leur intérêt même. Le fait que la voix soit artificiellement et technologiquement amplifiée pouvait ici apparaître comme un gros plan, et donc, s’accorder à la scénographie globale et la diffusion d’images enregistrées à même la scène, qui se focalisaient sur les visage ; ou, encore, avoir un rôle de détournement, mettre en évidence un jeu d’esquive (nous n’avons pas l’objet directement, quelque chose se dresse entre nous et le son). Mais alors, comment comprendre cette désincarnation et ces tons monotones, qui, parfois, mettait en évidence le jeu des personnages ? Des réponses sont possibles, oui : mais je n’en ai trouvé aucune dans le spectacle. Pour embrayer avec les voix : le travail d’Isabelle Huppert pour Blanche est extrêmement physique au niveau purement gestuel (parfois même inquiétant lorsqu’on se détache « du » spectacle et que l’on se rappelle qu’elle le répète tous les soirs), mais en contrepartie, sa voix montre juste Isabelle Huppert, avec Isabelle Huppert qui interagit avec d’autres personnages. C’était un rappel assez violent à la réalité, d’autant plus que les seuls moments où on l’oubliait étaient ceux « insupportables » (et là, efficaces) des crises de la parole (comme au tout début du spectacle, la répétition, la formation du poème de Claude Roy :
« Si tu trouves sur la plage un joli coquillage
Compose le numéro Océan 00
Et l’oreille à l’appareil
La mer te racontera dans sa langue
Des merveilles que papa te traduira. »
Il y avait réellement une insistance sur le passage ; on pouvait se demander s’il n’y avait pas une dimension métaphysique (« mort » de Blanche au début de la pièce, et emprisonnement dans une sorte de purgatoire, jusqu’à être emmenée hors de scène par la voix presque anonyme du docteur), mais où est-ce que ça allait ? J’en arrive donc à la question que je me pose en conclusion : est-ce que le spectacle reste pour moi un objet plus technique qu’émotionnel à cause de sa tendance à verser dans le psychologique ? « Car Warlikowski est particulièrement attentif aux fables qui donnent à voir les mutations du monde et qui en rendent sensibles les signes dans l’intimité des êtres » écrit Daniel Loayza, toujours dans le livret-descriptif du spectacle. Cette présence de « l’intime » se trouvait-elle finalement exprimée autrement qu’à travers une sorte de dramaturgie psychologisante ?
Pfiou. Comme quoi, je passe quand même un temps indécent pour mettre sommairement en ordre quelques idées assez générales, même sans problématiser ou réellement organiser ça. J’en arrive donc à une deuxième conclusion, plus personnelle (en fait, totalement centrée sur moi) : l’absence de cours-à-analyses-de-spectacles-contemporains, c’est sans doute le seul défaut que je trouve pour l’instant à ce semestre. Ça me manque T____T