May 08, 2014 21:29
Mort-vivant - Parties deux & trois
II
Le constable, bien assis au chaud dans son auto-patrouille, tourne le coin de la rue. Dehors, on gèle. Il est aux aguets pour cette homme signalée il y a quelques minutes, marchant dans le froid glacial de la nuit sans manteau. Augmentant la puissance de ses phares, il voit une silhouette un peu plus loin parmi la neige qui tombe en gros flocons épais. Un homme marche tout en lui faisant dos. Il repense à la description de sa répartitrice. Impossible de voir si l’homme a une plaie au visage, mais il ne porte pas de manteau. Le constable décide de se rapprocher en ralentissant sa vitesse pour ne pas effrayer la personne.
En effet, sa démarche est plutôt chevrotante, l’amenant toujours plus vers l’avant, mais avec un rythme empreint d’une qualité aléatoire, composé de soubresauts. Sa tête penche vers la gauche. Le constable dépasse l’homme avec son véhicule et va se stationner quatre mètres devant ce dernier. Un simple lampadaire jette sa lumière blafarde de manière à obscurcir le visage de l’homme dans une sorte de contre-jour impossible pense le constable.
Sortant lentement de son auto-patrouille, le policier regarde au sol à l’affut de traces de sang dans la neige : rien. « Monsieur? Est-ce que ça va? » Pas de réponse de la part de l’homme qui s’immobilise. Et tourne sa tête lentement vers le policier. « On nous a dit que quelqu’un était blessé. Est-ce vous? » Le constable entend seulement un geignement rauque de la part de l’homme. Puis, lentement, l’homme lève les bras et s’approche, s’enfargeant presque, avançant de deux pas rapides, pour ensuite reprendre ce rythme saccadé et lent. Inexorable.
Le constable, habituellement rationnel, se voit empli d’un mauvais pressentiment. Il se demande si la personne devant lui respire. Seulement ce son qui émane cet autre… hun… hun… hun… Puis un nuage dévoile la lune et ses rayons reflétés sur la neige remontent jusqu’au visage de l’homme.
Ou plutôt ce qui en reste.
Là où sa mâchoire inférieure, sa bouche, son nez, son œil gauche et sa joue gauche devraient être, se troue un espace vide, une plaie aux mille teintes de rouge.
Le constable ne saurait dire si l’autre le voit vraiment de son œil droit ou s’il ne ressent seulement que sa présence. Cet œil, solitaire, morne, qu’il qualifierait de… sans vie. Le constable rapproche inconsciemment sa main de son arme de service. Il reconnait une douleur morte au fond de l’œil de l’homme qui gémit toujours sourdement. Quelle sorte de bête aurait attaqué ainsi et laissé sa proie vivante? Et pourquoi n’y a-t-il pas plus de sang? Cette plaie béante qui ne saigne pas…
La lenteur de l’homme, sa façon de se mouvoir sans mouvement brusque, le constable jurerait que ce soir, un mort marche…
* * *
III
Il titube. Où est-il? De son œil droit, il décèle une personne devant lui. Qui est-ce? Difficile à dire à l’aide d’un œil esseulé, d’une vision bidimensionnelle. Qui est-il? Lui-même ne sait plus. Cette personne devant lui parle. Lui parle. Le sens des paroles fuit par la passoire de son ouïe dorénavant monophonique.
Un uniforme. L’autre porte un uniforme et vient de sortir d’une voiture aux gyrophares bleu et rouge qui clignotent. Bleu, rouge, bleu, rouge, bleu, rouge, bleu, rouge, bleu, rouge. Rouge, rouge, rouge, comme le sang. Le goût et l’odeur du sang. La chair. Rouge, rouge, rouge, rouge.
D’où se situait sa bouche, un gémissement blessé émane, empli l’air tel un esprit revenu de l’au-delà. Il ressent une forte émotion provenant de l’homme en uniforme : une peur viscérale de ce mort qui marche. Mort? Oui. Je suis… mort. Plus de sensation. Plus de douleur. Plus rien.
Mais pourquoi cet homme devant moi? Pourquoi la neige… froide. « Monsieur? Euh, attendez un instant svp. » la voix du policier est emplie de frayeur alors qu’il dépose une main doucement sur son arme.
Une arme. Comment tuer un mort, pense-t-il, je suis déjà mort. Non. Non. Je ne suis pas mort. L’arme… de chasse. Contre mon menton. La décharge.
Mort. J’aurais dû mourir.
J’ai raté.
Raté ma vie, mais surtout mon suicide. Je vois toute l’horreur de mon geste dans le regard de ce policier devant moi. Je ne suis pas mort. Puis-je encore vivre?
Ou ne suis-je maintenant qu’un mort-vivant?
* * *
C’est assez tristement que je vous dis que cette histoire est basée d’un fait réel.
PP
fiction,
iqaluit