Chapitre 6
Une semaine plus tard.
Qu'ils aillent tous rôtir, elle s'en fichait pas mal! A bien y réfléchir, il valait mieux que cela ne soit pas le cas; les cendres nourrissaient leur âme, s'il se trouvait qu'ils en avaient une, ces diables! Elle avait aperçu leur diamant! Ils étaient discret, et Shivan avait du faire un intense effort pour se rappeler si elle les avait déjà vu ou non, avant de conclure qu'ils ne les avaient pas exhibés devant les Sœurs, du temps où ils se rendaient au cloître. A présent qu'elles savaient où ils se trouvaient, à la ceinture, principalement, ou aux oreilles, pour les deux brutes de jumeaux, derrière leur chevelure, c'était peine perdue que de vouloir les ignorer.
Elle frissonait encore à se rappeler de la fois où elle avait vu ceux du gamin qui lui collait toujours au basque, Nurzhan. Le troisième matin de leur périple, elle avait réussi à convaincre Keyble d'aller se débarbouiller à la rivière en lui promettant de pouvoir y jouer un peu. Elle n'avait pas osé l'y suivre, de peur d'être surprise (la nuit, elle serrait Keyble contre elle, de peur; si jamais on essayait de la toucher, il se serait réveiller de suite, et n'aurait pas permis qu'on lui fît du mal à elle).
Seulement, une fois arrivé au bord, elle avait surpris Nurzhan en train de se rhabiller, après avoir eu la même idée qu'elle, et avait pu observer qu'il portait deux bracelets aux fils entremêlés que sa tunique recouvrait d'habitude. Puis, il avait tourné des bras pour renfiler ses habits, et elle y avait vu les diamants.
Nurzhan ne s'était nullement laissé démonté, et Shivan avait même eu l'impression qu'il s'était réjoui de la terreur qui l'avait prise.
- Ce sont mes parents, avait-il expliqué, en bombant le torse de fierté, comme si on pouvait être fier de porter le corps de ses géniteurs en bijou. Ils ont été assassiné un jour, et mon maître m'a jugé assez digne de les porter. C'est pourquoi ils sont à moi.
- Digne de les porter?
A cet instant, Shivan s'était sentie prête à compatir.
Elle ne souvenait pas de la mort des siens. Elle était trop petite à cette époque. On lui avait raconté, et elle voulait bien le croire tant le contact du bois lui procurait de la joie, que son père était charpentier, et qu'il périt un jour dans un incendie. Sa femme tenta d'aller le chercher avant l'arrivée des secours, et fut emportée à ses côtés. Shivan n'en savait pas plus. Soit elle n'avait pas d'autre famille, soit celle-ci n'avait pas eu les moyens d'entrer en contact à Sohrab, le résultat revenait au même; on avait considéré qu'elle était orpheline et elle avait passé le reste de sa vie chez les Vohu Manah.
Après tout, Nurzhan n'avait rien connu d'autre que la vie chez les Barbares. Ce n'était pas inné chez les gens comme lui, Keyble en était bien la preuve, doux comme un agneau qu'il était...
- Pour que je n'oublie jamais. Et qu'un jour je me venge. On les a fait crevé comme des chiens, eux et leur maîtresse, cracha-t-il soudain.
Il avait alors subitement redressé la tête, inquiet d'en avoir trop dit, en jetant des coups d’œil aux alentours pour vérifier que personne ne les observait. Ils se trouvaient à un endroit un peu éloigné du campement, là où la rivière avait creusé une pente un peu plus abrupte qu'ailleurs. Ses poings se crispèrent, et pendant une fraction de second, Shivan crut qu'il allait bondir sur elle. Serrant plus fort Keyble dans les bras, elle dut calmer sa soudaine peur en constatant que ses armes étaient toujours à terre et qu'au moindre cri, leurs compagnons se précipiteraient à leur rencontre.
Aussi Nurzhan s'était empressé de ramasser le reste de ses affaires et de disparaître sans demander son reste.
Depuis, les voyages étaient tendus, et Shivan passait le plus clair de son temps à le surveiller en coin. Bien que ce soit le plus proche d'elle par l'âge, c'était celui qui lui faisait le plus peur. Le vieux monsieur, Vardo, restait muet comme une tombe, mais sa présence n'était pas indisposante. De plus, il se montrait toujours extrêmement respectueux envers Keyble, qui avait l'air de l'apprécier. La paire de jumeaux se révelait être une autre paire de manche; seulement, ils passaient le plus clair de la journée dehors, et Shivan ne leur parlait jamais. Le soir, tous les trois parlaient dans leur drôle de langue, et Shivan se trouvait bien contente d'être ignorée. Nurzhan, lui, les surveillait, et elle devait le supporter tous les jours. Elle ne pouvait pas pleurer, elle ne pouvait pas chantonner, elle ne pouvait rien faire sans avoir l'impression d'être espionnée.
Keyble était de moins en moins tenable. Lui aussi s'ennuyait. Au début, elle jouait aux chevaux avec lui, et quand il en eut assez, elle sculpta pour lui d'autres figurines. A présent, il ne lui restait plus de bois, et dehors, ils ne croisaient aucun arbre.
Cela était étrange, songea-t-elle quand ils s'arrêtèrent dans la ville dont je trouverai un jour le nom mwahahaha. A Sohrab, au dela des remparts, s'élevaient les collines, bouchant l'horizon dès que l'envie prenait de lever le nez. Ici, les villes n'avaient pas de murailles, et on pouvait contempler les champs, et les fleuves sur des kilomètres à la ronde.
La ville dont je trouverai un jour le nom n'était pas blanche, et ne possédait pas de fer. Les maisons étaient toutes en briques crues et la plupart à colombages , avec un toit recouvert de tuiles peintes et vernies. Le sol était sec et poussiéreux, et nul part la route était pavée. Les gens n'ont plus n'était pas habillé exactement pareil. Ici, les femmes portaient de longs anneaux aux oreilles et aux ceintures, et les hommes également.
- Ne vous éloignez pas, grogna Vardo.
Il s'était fait une raison à ne pas pouvoir les garder enfermés lors des arrêts. Keyble devenait fou. Une fois même, il s'était enfui, en profitant de son inattention alors que Nurzhan sortait en la pressant de passer commande pour les affaires dont elle aurait éventuellement besoin.
- Bien sur.
Elle avait repéré une fontaine, un peu plus loin, quand ils avaient tourné dans une grande artère pour pénétrer dans le centre de la ville. Elle lui semblait se trouver près d'une grande place, ou alors tout près. Elle s'étira, et prenant la main de Keyble, l'empêcha de courir dans l'autre direction, vers un marchand de pomme.
- Mais j'ai faim!
- Tout à l'heure, Keyble. Si ça se trouve on pourra en manger ailleurs
-Mais Shivan j'ai faim.
La jeune fille hésita. Vardo et Nurzhan étaient resté près du carrosse, sans la quitter des yeux. Elle ignorait si on pouvait parler de confiance à ce stade là mais... Elle ne tenterait pas de s'enfuir, elle était certaine que les Janissaires en étaient également convaincus et pour cette raison, ils la laissaient vagabonder un peu à leur bon vouloir à condition qu'elle ne tarde pas trop. Keyble était beaucoup moins remuant de cette manière.
- D'accord, d'accord, je vais chercher de l'argent.
Sa bourse personnelle se trouvant sous les amas de bagages que Soeur Sherker l'avait forcée à prendre, Shivan se tourna vers le vieux Janissaire.
- Monsieur Vardo, Keyble aimerait une pomme cuite, dit-elle en désignant l'étal de l'autre côté de la rue. Vous resterait-il de la monnaie?
Vardo était couvert de rides, à moins que cela ne soit de cicatrices. Sa barbe grossissait de jour en jour, à croire qu'il était le seul à ne pas se raser, et ses mains énormes, aussi dures que le fer, bougeaient cependant avec précision et agilité. A peine Shivan eut-elle prononcé sa requête qu'il avait déjà tiré son porte-feuille de sa poche, et comptait l'argent qu'il faudrait lui donner.
- Merci beaucoup Mon-
- Hé, vous!!
Shivan sursauta. Les deux jumeaux grognons qui venaient de ressortir de la boucherie où ils avaient été chargés de trouver des lanières de beoufs séchés, et des grains s'immobilisèrent, et la main de Vardo, qui tenait son argent une fraction de seconde auparavant venait de disparaitre sous sa protection en cuir, là où il accrochait toujours sa dague.
- Qu'est-ce que vous faites à la moid'selle. Et au gosse. Laissez la tranquille!
Shivan avait espéré un alcoolique. L'homme qui l'empoigna pour la faire reculer loin des Janissaires portait des habits propres de grandes factures, un tissu soyeux rouge, des bottes propres et bien sanglés, et était rasé de près. Shivan faillit en perdre son voile dans l'affaire.
- Vous n'avez pas à vous approcher des Vohu. Ces femmes ne vous ont rien fait, allez fourrer votre nez ailleurs.
- Mais Monseigneur, elle est avec nous, s'exclama Nurzhan. Assis sur le pas de la porte de la calèche, il s'était immédiatement faufilé devant l'intrus, avant que quiconque ait pu réagir
- Ah! Avec vous! L'homme en colère se dépêcha de lui assèner un coup dans l'estomac. Nurzhan voulut esquiver, mais trop près de la voiture, il se retrouva coller contre celle-ci, plié en deux, et reçut encore deux trois coups avant de s'allonger à terre.
Shivan laissa échapper un cri, et Keyble se mit à hurler.
- Mais Monsieur, s'écria-t-elle. Qu'est-ce que vous faites!!
C'était de sa faute à elle, n'est-ce pas! Elle aurait du crier que ce n'était qu'une erreur. Mais pourquoi aurait-elle été la seule à bouger! Vardo n'avait pas adressé le moindre regard à la forme sanguinolente de Nurzhan, et ne semblait pas plus irrité par les injures que l'inconnu proféraient. Son attention s'était reportée entièrement sur la foule qui commençait à se former autour d'eux. Shivan dut s'écarter rapidement. Autant éviter de se faire prendre par des gens qui se voulait attentionné quand bien même elle aurait été ravie de pouvoir quitter la compagnie des monstres avec qui elle voyageait.
L'un des jumeaux réussit à rejoindre l'agresseur, donc la colère se propageait au reste de la foule.
"Qu'on les mette dehors!" "Ils ont tué quelqu'un, n'est-ce pas?", "qui sont-ils pour s'en prendre à ce brave homme?" Rien à voir avec leur affaire, en fait.
Le riche étranger venait de s'agripper à Vardo, qui, la main toujours serrée sur son couteau, ne bronchait pas. Surement considérait-il que l'homme n'irait pas jusqu'à engager un combat avec lui. Mais les jumeaux étaient apparus, furieux, l'un ayant littéralement sauté par dessus le coche, et l'autre jouant violemment du coude avec les badauds.
Shivan s'empara de Keyble, en larmes, et se précipita pour prévenir l'inconnu.
- Monsieur, s'il vous plait, reculez!
Sa voix ne couvrit pas le brouhaha qui se faisait de plus en plus fort.
Il était trop tard. Le jumeau de la foule s'avança, sortit une lame dont ne savait où, et d'un geste brusque trancha la gorge de son ennemi sans que celui-ci ne puisse se douter de quoique ce soit. Le sang gicla, coula, et la foule hurla, plus prise de peur que de rage, heureusement. Shivan, instinctivement, tenta de cacher les yeux de Keyble, tandis que les gens derrière elle se dispersait. La plupart s'enfuyait, et partait à la recherche d'un membre de la milice, d'autre se précipitaient sur les Janissaires mais se retrouvaient par terre, morts avant même d'avoir pu approcher la monture.
Mais bientôt la place fut pratiquement vide. Vardo, couvert de sang, remonta devant la voiture et prit les rennes, tandis que le jumeau au couteau s'assurer que les chevaux allaient suffisamment bien pour repartir. Les oeillères les faisaient garder leur calme, mais l'agitation et l'odeur du sang suffisaient surement à les exciter. L'autre jumeau se saisit de Nurzhan, toujours inconscient, et le fourra dans la voiture. Comme ça. Shivan jeta un dernier coup d'oeil à la ville. Tant pis pour les pommes, tant pis pour la fontaine... ils n'auraient probablement plus le droit de sortir.
Sans attendre qu'on lui en donne l'ordre, Shivan se dirigea vers la calèche, couvrant toujours les yeux de Keyble qui sanglotait contre son épaule, et en faisant de son mieux pour ne pas voir les cadavres à ses pieds.
*****
Sous la banquette, Shivan avait installé le matériel pour les premiers soins. Pas grand chose, simplement de quoi s'occuper des petits bobos, Keyble gigotait et avait vite fait de tomber ou de se tordre un doigt.
Après avoir réussi à faire s'endormir l'enfant, ce qui fut plus facile que ce qu'elle avait craint, redoutant une crise de larmes, et des pleurs, et une fois que Keyble eut laché le pouce qu'il tenait fermement, comme pour se rassurer, Shivan sortit la boite pour s'occuper des blessures de Nurzhan, qui n'avait toujours pas repris connaissance. Dehors, étouffé par les tentures, et couvert par le bruit des sabots sur le gravier, les trois Janissaires continuaient à discuter, et il ne fallait pas être devin pour savoir qu'ils ne s'arrêteraient pas cette nuit.
Shivan s'approcha du corps, et se dépécha de dénouer le couteau de Nurzhan de ses hanches. Elle ôta ensuite ses bottes, et s'arrêta quelque seconde, cherchant où il aurait pu cacher d'autres armes. Enfin, il n'était pas vraiment en état de s'en servir. Ses blessures étaient superficielles, ou le semblaient en tout cas; son visage par contre était tuméfié.
Heureusement, le nez n'était pas cassé, et il ne paraissait pas présenter d'autres fractures. Ses blessures ne touchaient pas le cerveau non plus, le coup de poing qui l'avait assommé ne pouvant être aussi violent que ça?
Enfin, ce n'était pas à elle de décider de ces choses là. Le mieux qu'elle pourrait faire sera de faire en sorte qu'on ne brûle pas son cadavre - la précipitation et la discrétion dont ils se devaient de faire preuve jusqu'à la fin de leur voyage jouait en sa faveur : ils ne pourraient surement pas se permettre d'allumer un bûcher, alors que creuser une tombe, ou du moins quelque chose d'approchant prenait autant de temps tout en étant beaucoup plus discret. De toute manière, tout valait mieux que la crémation. Rien qu'en contemplant le diamant sur chacun des poignets de Nurzhan, Shivan en avait des hauts le cœur.
Elle lui nettoya les plaies, lui badigeonna ses blessures avec du baume cicatrisant, et pensa le tout. Elle tâcha de lui passer une tunique propre, mais la voiture, trop exiguë ne s'y prêtait pas sans prendre le risque de réveiller Keyble qui dormait sur la banquette juste en face.
Sa respiration restait calme, et c’était tout. Shivan finit par s’endormir, à l’aube, bien trop inquiète.
Chapitre 7
Le lendemain matin.
Nurzhan voulut froncer le nez, mais il n’y arriva pas. Ou plus exactement la pensée même de le faire lui fit le même effet que si on venait de lui arracher le visage. Ou simplement le nez. Mais le reste de son visage était dans un état similaire. Après avoir constaté que le reste de ses membres fonctionnaient correctement, hormis l’abondance des courbatures et des fourmis qui se répandaient à chacun de ses mouvements, il palpa son visage et en arriva à la conclusion qu’il était bien amoché, et que le crétin qui l’avait tabassé faisait bien d’être mort avant qu’il ne le retrouve pour le démonter une deuxième fois.
Il se rappelait vaguement ; les coups n’avaient pas totalement caboché sa mémoire, bonne nouvelle. Shivan avait demandé de l’argent pour Keyble, parce que le gamin avait fait de nouveau fait sa petite princesse et Vardo avait été prêt à lui passer le caprice, encore une fois. Et puis un homme les avaient accusé d’emmerder la Vohu, de quoi il se mêlait. Instinctivement, Nurzhan avait tenté de le calmer, et surtout de le séparer de leurs protégés. Résultat, un coup dans le bide, plusieurs dans la tronche, évidemment, et surement autant dans le dos. Frapper un homme à terre… tu parles d’un mec. Vardo avait mieux fait de lui faire bouffer ses tripes.
Nurzhan grimaça. Au moins, son rôle de commis était joué à merveille.
Clignant des yeux, il réalisa qu’il se trouvait à l’intérieur de la carriole dans une sorte de position hybride, le torse contre la banquette, une jambe repliée, et une autre pendant par terre, de façon à ce que tous ses muscles hurlèrent quand il voulut se redresser, et pas que ceux violacés. Il n’avait plus de chemise non plus. A bien considéré, elle était roulée en boule, et tachée de sang. Une autre se trouvait derrière lui, froissée, mais propre. Quant à ses armes, honte de la honte, Shivan les tenait serrées dans sa main, comme si elle voulut tenter de se protéger, tenant le marmot à côté d’elle, tout aussi serré. Cela aurait vaguement pu marcher si elle ne dormait pas.
Grognant, Nurzhan réussit sortir la tête par la fenêtre. Il faisait jour, le soleil déjà bien haut dans le ciel, et ils ne se trouvaient plus en ville.
- Oh, Seigneur !
- Réveillé ?
- Où est-ce qu’on est ?
- A deux milles de la capitale.
Nurzhan sursauta. Deux milles, ce n’était pas beaucoup, ils y seraient d’ici le début de l’après-midi.
- Prépare les affaires, cracha Vardo, d’une voix un peu plus revêche qu’à l’habitude.
A côté, Narck et Idir ne prirent pas la peine de se retourner.
Nurzhan rentra à l’intérieur, le cerveau carburant à cent à l’heure, malgré la douleur lancinante de son nez. Sa sortie hors de la voiture n’avait rien arrangé, et le moindre souffle d’air contre son nez s’était révélé pour le moins désagréable. Ce n’était pas pire que de respirer pourtant.
Ils avaient du rester debout toute la nuit, ou une grande partie, pour ne pas trop épuiser les montures, s’ils avaient parcouru autant de distance que ça. Nul doute que l’altercation avait mal tourné. Ils ne devaient pas se battre, seulement vu la provocation. Nurzhan soupira ; cela n’était pas de son ressort, et manque de bol, le gamin était toujours là, même pas fichu de se faire écraser.
La première chose à faire en tout cas, c’était de récupérer ses armes. Il arracha son couteau des mains de Shivan qui sursauta brusquement, hébétée.
- Ne me touche pas ! hurla-t-elle
- Tais-toi, tu vas réveiller le môme, grogna-t-il.
- Hein ?
Shivan retrouva un semblant d’intelligence, et dégagea la main qui tenait Keyble. Elle avait de grandes cernes sous les yeux. Génial, elle aussi serait d’humeur. Déjà, elle le fixait avec un mélange de sollicitude et d’inquiétude. Il préférait encore quand elle ne l’aimait pas.
- Comment vont tes blessures ? Tu ne devrais pas bouger comme ça.
- Ca va, pesta-t-il. Se pencher sous sa banquette lui tenaillait tout l’abdomen, elle n’avait juste pas à le savoir.
Elle n’était pas dans son assiette non plus à sa façon. Cette fois-ci, quand elle jeta un coup d’œil par la fenêtre, ce ne fut pas pour se languir du paysage ou des manœuvres à moitié nus dans les champs, mais pour espionner rapidement leurs conducteurs. Une fois que Nurzhan eut trouvé ce qu’il cherchait, à savoir le repas de la veille, qui, comme il s’en doutait, n’avait pas été entamée, et qu’il eut défait la couverture qui l’entourait, il garda le paquet contre lui.
- Qu’est-ce qu’il s’est passé hier ?
Le message était clair : pas de nourriture pour elle, vu qu’elle avait été trop stupide pour se nourrir, sans informations. Shivan leva les yeux au ciel, et répondit le plus rapidement possible :
- Il s’en est pris à Vardo, et à ameuter du monde, mais avant que cela ne dégénère, un des jumeaux lui a ouvert la gorge. Après… ça te suffit ?
Visiblement, mademoiselle n’aimait pas qu’on parle de sang. Ah, ces Vohu, d’une telle délicatesse… Enfin, conclut Nurzhan, cela expliquait la tonne de sang sur sa tunique, en quantité trop importante par rapport à ses blessures à lui.
Il lui tendit alors un bout de pain, et du fromage. Les fruits étaient encore bons, alors il lui en donna également. Son ventre se réveilla à l’odeur, se rappelant qu’il n’avait rien mangé depuis la veille, et Nurzhan dévora sa part, et peut-être même plus. Mais peu importait, ils n’allaient pas râler, devant. Shivan se contenta de grignoter.
- Au fait, nous sommes bientôt arrivé. On devrait entrer dans la capitale en début d’après-midi. Avec un peu de chance, le cloître ne sera pas trop difficile d’accès.
Shivan reprit instantanément des couleurs.
- C’est vrai ?
- D’après Monsieur Vardo, oui.
- Oh, Monsieur Vardo doit bien connaître la région pour savoir tout cela, murmura-t-elle sans grande conviction.
Nurzhan haussa les sourcils. Quoi, elle avait toujours eu l’air de bien l’aimer, et tout à coup, elle faisait la tête. A côté d’elle Keyble commença à s’agiter.
- Tu devrais te reposer. Je demanderai à la Mère Supérieure s’il est possible que tu ne décharges pas nos affaires, tu n’es pas en état.
- Je ne suis pas inutile à ce point. Mêle-toi de tes affaires, s’exclama Nurzhan. Seul les iç oghlan ont leur mot à dire là-dessus, pas les Vohu Mahna. Alors tais-toi !
- Si c’est un crime maintenant que d’être gentil ! s’exclama-t-elle, avant de reporter toute son attention sur Keyble.
****
Le cloître des Vohu Mahna de la capitale ne ressemblait en rien, sinon dans sa structure, à celui de Sohrab. Jiraïr avait toujours insisté sur l’importance de bien connaître les lieux qu’on veut envahir, car c’est une première clé du succès. Le cloître de Sohrab était refermé sur lui-même, comme la ville d’ailleurs, dans ses murailles, bien que facile d’accès. A la capitale, le temple se situait à distance du Palais Impérial, grand bien lui en fit. Le carrosse emprunta l’artère principale qui y conduisait, avant de tourner sur une des rues à droite, vers les petites rues, un quartier assez chic. Ce n’était pas un quartier noble, les maisons en terre et tuile à étage y côtoyaient des hôtels particuliers, avec ça et là quelques espaces, à l’origine vert, mais où paissaient à présent quelques troupeaux.
Le cloître se trouvait en bordure du quartier, occupant une place à lui tout seul, mic mac assemblé de différentes sortes qui venait de nouveau d’être agrandi. Le bâtiment principal était visible au gré et au su de tous, légèrement rehaussé par des marches d’accès qui permettaient d’y accéder. La rumeur prétendait qu’en dessous se trouvaient les geôles des enfants qui n’avaient rien à faire chez les Vohu, pris sur le fait lorsqu’ils tentaient de s’introduire chez elles. Car ce n’était pas dans ce cloître là, évidemment, qu’on allait élever des orphelins, cela étaient relégués dans des succursales essaimées à travers la ville et ses faubourgs, voire peut-être plus loin encore. On enseignait aux gosses de riches et on gérait l’ensemble des cloîtres de l’Empire, voilà plutôt.
Les bâtiments étaient blancs, Nurzhan aurait fini par croire que c’était l’une de leur marque de fabrique, rehaussé de peintures d’entrelacs, notamment sur les tuiles, colorées elles aussi. Autre marque de richesse, des statues, de dragons et autres animaux le long des piliers qui accompagnaient la montée des marches.
On ne voyait pas grand-chose d’autre. A ce que le jeune homme savait, le plan intérieur ne devait pas trop différer de celui de Sohrab, à savoir cloître, administration et cuisine, et plus loin salles de classe, avec en plus les dortoirs des Sœurs répartis un peu partout, mais en plus compliqué, évidemment. Plus gros, plus compliqué.
L’attelage s’arrêta en bas des marches. On les avait vu arriver de loin, et une Vohu, en tunique de lin et voile semblable à celui que portait Shivan, mais de meilleure facture - celui de Shivan s’effilochait, surtout après ces deux semaines de route - vint à leur rencontre. On ne devait pas non plus avoir l’habitude de recevoir des Janissaires ici non plus, et pour Nurzhan commençait à croire que cela devrait toujours être le cas.
- Messieurs, que venez vous faire ici.
Nurzhan avait forcé Shivan a resté à l’intérieur, le temps des pourpalers.
- Après, tu feras ce que tu veux, mais pour l’instant, tu ne bouges pas, avait-il menacé la jeune femme, qui s’était contenté de lui jeter un regard noir avant de chercher à entendre la discussion qui se passait dehors.
- Cela ne vous regarde pas. Nous avons ordre de parler à votre Supérieure.
- Pour qui vous prenez vous donc ! Voulez vous que j’appelle la milice ! Nous menacer de la sorte !
Un bruissement d’habit, et Nurzhan suspecta que Vardo venait de lancer les messages de Sœur Sherber à la tronche de l’empotée à qui il avait affaire. Et on se disait qu’à la capitale, tout serait plus facile…
La Vohu menaça de s’étrangler
- Pourquoi ne l’avez-vous pas dit tout de suite ! Se trimballer ici alors… Veuillez me suivre !
Nurzhan ne put empêcher Shivan de se précipiter dehors.
Chapitre 8
La Vohu qui les avait accueilli ne devait à peine quelques années de plus que Shivan. Dans d’autre lieu, dans une autre vie, Shivan se serait moquée d’elle, aurait trainé au lieu d’obéir à ses ordres et se serait bien fichu de savoir si elle était une personne gentille ou non. Jamais de sa vie pourtant la jeune fille n’avait été aussi ravie de se retrouver en présence d’une figure d’autorité. Elle se sentait étrangement à la maison. Rien pourtant n’y ressemblait ; le cloître était un cloître, mais sans en être un non plus. Elle était juste à la maison. Elle ne s’occupa pas de rien d’autre que de s’accroupir et de baiser la main de l’Orpheline. Elle en oublia même de pleurer.
- Ma sœur, quel plaisir de vous rencontrer. Avez-vous fait bon voyage ?
- Vous discuterez après, coupa l’un des deux jumeaux. Celui au couteau encore maculé de sang.
Shivan réalisa qu’aucun des trois conducteurs n’avaient du dormir cette nuit là. Autant en finir rapidement. Elle-même avait l’impression d’avoir passé une nuit blanche, toute courbaturée. Ils n’avaient rien manger non plus.
- Le voyage a été long, confirma-t-elle, en tirant légèrement sur la manche de l’Orpheline, à la fois pour la presser de ne rien contester et pour sentir le tissu soyeux entre ses doigts.
La sœur souffla, fortement. Nurzhan sortit Keyble du véhicule. Tout endormi encore, il manqua de s’étaler par terre. Vardo avait déjà sorti son couteau, et grimpait déjà sur le dessus de la calèche pour en défaire les attaches, quitte à ce que tout s'effondre à leur pied.
- Cela suffit, suivez moi, s'exclama la soeur, les yeux ronds dès que la lame était apparue. Irghiz! Irghiz! Viens ranger la voiture et amène les bagages dans une de des chambres d'hôtes.
Une jeune novice, aux cheveux très longs et d'une couleur rousse qui ne respirait pas le naturel, qui balayait en haut des escaliers, disparut un instant, le temps que leur interlocutrice se retournât à nouveau vers eux.
- Suivez moi. Sœur Machin devrait pouvoir vous rencontrer.
Ils croisèrent Irghiz descendant les marches quatre à quatre en montant les escaliers. De là, Shivan ne put apercevoir l'ensemble de la ville, comme elle se l'était imaginé. Tout au mieux pouvait-elle voir le palais impérial avec un plus de netteté, les dorures de son toit brillant de mille feux au dessus de ses murs rouges sang.
L'Orpheline ne les firent pas passer par l'entrée principale, une grande porte sculptée, noire, entourée de deux portes plus petites, assez grandes pour y faire passer deux hommes debout l'un sur l'autre. Ils contournèrent le bâtiment, et s'engouffrèrent dans un passage qui bordaient la rambarde donnant sur les écuries. En théorie, ils auraient du passer en dessous des fenêtres de la cuisine, mais aucune odeur ne s’élevait des fenêtres, ou de cheminée du toit, d’ailleurs. A bien y réfléchir, cela n’avait rien de surprenant - on plaçait généralement les cuisines près de la cour d’entrée pour faciliter l’approvisionnement. Le cloître se situant sur une butte, cela n’avait plus de raison d’être.
Ils ne marchèrent pas longtemps, le temps de voir des novices commencer à vider le carrosse, et à nourrir les chevaux, affamés et épuisés par leur nuit de course. La Sœur ouvrit rapidement une porte dérobée, et les fit pénétrer à l’arrière d’un cloître, dans un petit débarras rempli de cartons dont la plupart prenait la poussière. Une fois ressortis, ils tombèrent dans un petit salon, au murs recouverts de tentures de couleur parme, contre lesquelles reposaient des banquettes de même teinte. La Sœur les abandonna, en leur promettant de revenir le plus rapidement.
Vardo resta debout, tandis que les jumeaux se laissèrent tomber sans la moindre grâce sur les coussins, bien plus confortables que les montures qu'ils n'avaient pas quitter depuis plus de vingt quatre heures, les traits tirés. Nurzhan s'accroupit à côté, dans un coin, comme la première fois qu'elle l'avait vu, là d'où il pourrait tout voir sans être inquiéter. Parfois, Shivan avait l'impression qu'il faisait de son mieux pour se faire oublier.
Keyble était probablement le seul à peu près réveillé. Cependant, il restait étonnement calme, et refusait de lui lâcher la main, même quand elle l'eut installé à ses côtés, sur la banquette, le plus loin possible des Janissaires.
Personne ne parla, avant que la porte menant sur le cloître et que Soeur Machin apparaisse dans le cadre.
Quelques clignements d'oeil confirma qu'elle n'avait pas changé depuis les trois ans qu'elle avait quitté Sohrab. Peut-être avait-elle perdu un peu de son teint hâlé, à cause des tâches qu'on lui avait confié? Son visage sans aucune ride, à la peau douce, sa taille menue, et des cheveux d'un noir, plus noir qu'une nuit sans étoile. Ses yeux parcoururent la pièce, et Shivan se prit à frissonner de la façon dont elle les considéra. Les Janissaires ce jour là n'étaient pas plus les bienvenus que trois ans auparavant, et la jeune fille sentit une partie de son inquiétude s'envoler.
- Soeur Shivan, claqua-t-elle, je suis bien aise de vous revoir. Mais que signifie tout ceci.
Shivan se contenta d'incliner la tête pour la saluer, son ancienne supérieure ayant déjà reporté son attention sur Vardo.
- Ah, Vardo, il y avait longtemps! Depuis quand les Janissaires s'occupent-ils de transporter des orphelins?
Elle croyait qu'il n'était qu'une escorte. Au même moment, la Sœur qui les avait accueillis entra à son tour, les bras chargés d'un plateau, de boissons et de petites pâtes de fruits. Shivan entendit son ventre grogner. Le matin même, elle n'avait rien pu avaler, et à midi, ils ne s'étaient arrêtés que pour se soulager, faire un léger brin de toilettes et nourrir rapidement leur monture.
- Ma Soeur. Nous sommes envoyés par le Grand Shiavut, et votre Soeur de Sohrab vous convie à vous occuper de ces personnes le temps que nous nous occupions de leurs statuts.
Sœur Machin cligna des yeux, et fixa le vieux Janissaire avec stupéfaction.
- S’occuper de leurs statuts ? Ce sont des enfants dont nous avons la charge, que leur voulez-vous donc !
Vardo ne perdit pas de temps à discuter, et se contenta de lui tendre le parchemin écrit par Sœur Sherker. Sœur Machin le parcourut rapidement des yeux.
- Je vois. Vous suspectez Keyble ici présent d’être… Enfin voyons, je ne veux pas m’occuper de ça.
- Vous devrez vous assurer à ce qu’il rencontre le Grand -
- Envoyez un émissaire. Vous deviez vous assurer du transport, cela n’est pas de votre ressort pour le moment, Vardo. Il m’est avis que vous perdez votre temps, mais dans l’hypothèse que vous ayez raison, je ne vous laisserai pas troubler ce Cloître pour des problèmes de politiques internes. Soyez seulement reconnaissant que nous prenions soin de tous les enfants qui nous sont confiés.
Vardo hocha la tête.
- Une requête sera lancée à ce propos. Qu'il plaise à l'empereur, mais je tiens à vous annoncer que vous serez interrogée si besoin est.
- Soeur Machin pinça ses lèvres. Sans un mot Vardo, et les jumeaux, restés silencieux une fois de plus quand leur aîné parlait se levèrent et sans attendre d'être congédiés, sortirent par la porte arrière. Celle-ci, réalisa Shivan, était invisible à première vue, totalement encastrée dans le mur, et recouverte pas une des nombreuses tentures habillant la pièce. Une fois seules, Shivan éclata en sanglots.
- Soeur Machin!
- Il suffit, Shivan. Je suis ravie de te revoir, mais je ne tolèrerai aucun laisser-aller. Tu les as entendus. Ceci n'est qu'un commencement. Tu es forte, tu peux supporter ça.
- Ils ont égorgé un homme, devant tout le monde, et!
- Ce sont des bouchers, Shivan.
- Soeur Machin soupira, et s'assit finalement, passant son bras autour de la jeune fille. Keyble lui faisait un câlin de l'autre côté, soudain inquiet que son amie soit si tourneboulée.
- C'est fini, c'est fini. Sèche tes larmes. As-tu mangé?
- Shivan renifla un grand coup, et secoua négativement la tête. Elle sentit mieux tout à coup. Elle n'était plus seule.
- Non.
- Bien, je vais vous installer dans le réfectoire. Une fois que vous serez prêts, et que vous aurez vu vos chambres, nous pourrons discuter de tout ceci.
Elle détourna alors son attention, et sourit à Keyble, toujours lové contre le ventre de Shivan.
- Et bien mon enfant, la dernière fois que je t’ai vu, tu ne marchais pas encore. Tu es devenu très beau. Shivan s’est bien occupé de toi, n’est-ce pas ?
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Le cloître ne ressemblait à rien de ce que Shivan avait l’habitude. Les piliers soutenants les arcades lui présentaient des visages d’animaux, et parfois même de jeunes filles, des princesses, sûrement, aussi présents sur la clé de voûte. Le jardin central florissait de mille couleurs, avec des plantes qui dépassaient parfois la jeune fille d’une seule tête, et qui embaumait délicieusement. Rien à voir avec les petites brindilles qui poussaient à Sohrab, d’habitude à moitié cramé sous le soleil. Le sol n’était que carrelage et mosaïque.
Sa chambre, quant à elle, ne valait pas mieux. Au contraire, elle était purement magnifique. Les chambres des novices palissaient toujours devant les chambres réservées aux invités, mais jamais Shivan n'aurait pu imaginé un tel étalage de luxe. Les personnes que Soeur Machin était habituée à recevoir devaient être si important! Shivan se demanda si l'empereur en personne avait bien pu loger là où elle se trouvait, mais elle chassa rapidement cette idée. Son palais se trouvait dans la ville, à quoi bon cela pourrait lui servir de venir se réfugier ici. Sa chambre à lui valait surement mieux que le Paradis sur terre.
Jamais Shivan n'avait possédé autant d'espace à elle toute seule. Ici, non seulement elle avait droit à un lit à deux places, très confortables, aux couvertures soyeuses à motifs, au fil serrés, d'une extrême qualité, mais également à une salle de bain privée, avec sa propre baignoire encastrée dans le sol, où elle put s'allonger et jouer, l'eau déjà chaude, alors qu'elle s'était toujours habituée à devoir la chauffer elle-même.
Même sa tenue... une second peau sur la sienne. Son voile ne pesait pas, sa rigidité avait disparu et il flottait à présent avec ses cheveux propres et coiffés. Les courbatures apparaitraient surement le lendemain, mais pour le moment, Shivan aimerait prétendre que tout allait bien.
Une fois entrée dans le réfectoire, vide car le déjeuner s'était terminé depuis bien longtemps alors que le dîner commençait à peine à être préparé, Shivan conclut que le cloître était purement magique. Pas de grande table, et de grands bancs où l'on devait pousser tout le monde pour obtenir une place, mais de nombreuses tables, avec chacune des chaises, un peu partout, et au fond, un peu en hauteur, celle réservée aux Sœurs régissant l'administration.
Keyble avait disparu, et Shivan savoura la joie de pouvoir dévorer à son aise. Sœur Machin s’était excusée de ne pouvoir rien lui servir de vraiment consistant, mais du pain, et de la viande crue… son estomac s’accordait de tout, tant qu’on venait le remplir.
Elle se serait bien allongée sur son lit, pelotonnée contre son édredon, mais elle avait promis. Sœur Machin l’attendait dans le même salon, et ce fut à pas lent, pour profiter encore un peu des fleurs qu’elle n’avait jamais vu qu’elle toqua à la porte.
Les friandises avaient disparus de la table, remplacées par des papiers, que Sœur Machin consultait avec attention. Relevant la tête, Sœur Machin sourit. Les embrassades n’étaient pas son genre, mais on voyait qu’elle était plus disposée qu’auparavant. Elle invita Shivan à s’asseoir.
Les mains croisées sur ses jambes, Shivan s’installa, soudain un peu mal à l’aise. Revoir Mère Machin la réjouissait plus que ce qu’elle avait imaginé. Son départ l’avait attristé, il est vrai, mais qu’est-ce qu’on se fiche des supérieures quand on a treize ans ?
- Tu as l’air en pleine forme Shivan. Raconte-moi donc ce que tu es devenue.
- Ah… Shivan remua sur son siège, un peu mal à l’aise, remettant une mèche de cheveux qui s’était échappé derrière son oreille. Et bien, il n’y a pas grand-chose, vraiment…
- Tu sais déjà ce que tu vas faire ? Vas-tu rester dans l’ordre ?
Sœur Machin replongea son attention dans ses papiers.
- Je ne sais pas trop, avoua-t-elle. Je voudrais devenir sculptrice, ou quelque chose du genre. Mais ce n’est pas à Sohrab que je trouverai quelque chose. On aurait du contacter d’autres cloîtres, pour voir s’il y a plus de choses ailleurs, mais maintenant… Enfin, au pire, il y’aurait toujours l’intendance. Ca s’occupe aussi des bâtiments, et de surveiller des chantiers, ça peut toujours m’intéresser, ça…
- Ce n’est pas la plus grande partie du travail pourtant. Il s’agit surtout de vérifier que tout se trouve là où il doit se trouver. Cela n’inclut pas que les bâtiments.
- Mais on voyage un peu, pour les champs… C’est pas mal non plus, ajouta Shivan.
Elle connaissait déjà tout cela. Ses amies et elle parfois rêver de devenir le trio gérant du cloître. Elles avaient des tonnes d’idées. Et pour tout avouer, sans elles, Shivan n’aurait même pas considéré l’option.
- Et… tu t’es bien occupée de Keyble à ce que je vois ? Il a l’air d’un enfant charmant. Il ne se souvenait pas de moi, par contre, nota Mère Machin.
- Ah, c’est qu’il ne parlait même pas quand vous êtes partie. Sinon oui… Shivan haussa les épaules. Elle n’en avait jamais vraiment voulu du gamin, et il était plus sympathique de loin que de près. Ce n’était pas non plus le pire, si elle voulait être honnête. Juste que deux semaines là, non stop… C’est un bébé, c’est tout. Il dit non tout le temps.
- Cela lui passera, assura Mère Machin d’un air distrait. Elle se racla la gorge. C’est pour cela que Sherber t’a choisie pour l’accompagner.
- Oui, soupira-t-elle.
Sherber lui lança un regard perçant. Shivan aurait bien aimé y voir un peu de compassion, ou peut-être de fierté ? Après tout, c’était elle qui lui avait confié Keyble, et elle s’était plutôt bien acquitté de la tâche, elle trouvait.
- Tu comprends ce qui est en jeu, n’est-ce pas ? D’ici quelques jours, le Grand Shiavut et sa femme vont te rencontrer, et tu leur montreras Keyble. En même temps, il est fort probable qu’ils auront lancé une enquête pour découvrir s’il est réellement leur enfant. Il va falloir que je t’explique la façon de bien te conduire. Il faut aussi… que tu t’habitues à l’idée que tu puisses rentrer seule à Sohrab.
Shivan pâlit.
Cela ne rentrait dans aucun de ses plans.
- C’est complètement stupide ! Comment est-ce que ça pourrait être lui ? Comment auraient-ils pu le perdre ? Leur propre enfant ! Et puis….
Durant tout le voyage, elle avait redouté d’aborder le sujet. A présent, elle n’avait aucune envie de laisser le doute la tarauder. Entre s’occuper de Keyble, aussi pénible que cela put se révéler, et le laisser au bras des meurtriers avec qui elle avait voyagé, le choix était vite fait. Jamais elle ne le laisserait se transformer en chose qui puisse tuer de sang froid.
- Vous devrez témoigner aussi.
- Evidemment. Comme toutes celles qui se trouvaient à Sohrab. Mais que pourrions nous dire ! Nous avons reçu une lettre nous annonçant l’arrivée d’un enfant de Janissaires de la part de ce cloître-ci. Comme tu le sais, il centralise ce genre de chose. Nous l’avons montré au maire de la ville. Je ne sais si c’était un faux, mais un enfant nous est bien parvenu. Qu’étions-nous sensées faire ?
- L’élever, conclut Shivan.
- L’empereur ne pourra nous en vouloir de cela, bien au contraire.
Shivan hocha de la tête. Elle savait déjà tout cela. Mots pour mots ce que Mère Sherber avait dit, avant qu’elle ne parte. Mère Machin se leva brusquement, faisant voler quelques feuilles, et croisa les mains.
- Il faut que je te parle de deux choses. Notamment de ce que tu feras ici, en attendant. Mais il y a plus pressant. Que nous le voulions ou non, nous allons être mêlée aux problèmes des Janissaires. Autant que tu sois au courant des grandes lignes.
Shivan aurait voulu aller dormir, vraiment.
- Que Keyble soit celui que le grand Shiavut croit ou non, le fait est que son fils a disparu il y a trois ans, et que personne ne sait ce qu’il est devenu de lui. Personne ne sait non plus qui est l’auteur de sa disparition. Néanmoins, une personne en particulier à bénéficier de cette déconvenue : le neveu par son frère du Grand Shiavut, nommé Jiraïr, qui s’est trouvé propulsé en position d’héritier des Janissaires.
- C’est lui alors ? questionna Shivan. Mère Machin ne précisait pas si le bénéfice du doute planait sur ce Jiraïr, ou si tout le monde savait sans oser parler clairement.
- Aucune idée. Mais il est à craindre que le retour de Keyble provoquera des remous. Avec de la chance, il n’est pas l’enfant recherché. Mais dans tous les cas… il est possible qu’on en vienne à vouloir s’en prendre à sa vie. Et par extension, à la tienne, vu que tu es chargée de t’occuper de lui tant que son sort n’est pas fixé.
Shivan déglutit. Elle devait ressembler à un chien battu. Malheureusement, Mère Machin n’avait jamais été connue pour sa capacité à s’inquiéter, et tout ce que Shivan reçut en échange fut un regard d’acier.