Il y a les positions qu'on tient sur des bases théoriques. Et il y a la réalité des faits.
Je suis pour la légalisation de la prostitution, parce que je pense qu'une grande partie des désagréments du métier est due à son caractère officieux. Proxénétisme, bois obscurs, clients dangereux, tarifs absurdes, violences, misère, misère, misère. Je pense aussi que c'est un métier qui n'est pas entièrement dénué de sens et que si des femmes le choisissent vraiment, il mérite d'exister.
Dans les faits, choisir ce métier en connaissance de cause est pratiquement impossible. Sans l'avoir vécu, avec ses hauts et surtout ses bas, on ne sait pas si on va pouvoir l'encaisser réellement. Et lorsqu'on le découvre, il se peut qu'il soit déjà trop tard.
Désormais abonnée à Netflix, j'ai récemment regardé Hot Girls Wanted, un documentaire sur la pornographie qui a beaucoup choqué. Qui m'a beaucoup choquée.
Du point de vue des actrices, j'ai toujours vu la pornographie (celle qui se filme, j'entends) comme une version beaucoup plus chouette de la prostitution. Tu couches pour l'argent bien sûr, mais c'est une représentation devant une caméra. Une seule de ces représentations te rapportera beaucoup plus d'argent que n'importe quelle passe, donc tu en fais beaucoup moins. Les conditions de tournage, dans mon esprit, se faisaient dans le respect des parties prenantes, c'était sécurisé, sous contrôle. Il y a plus de choix et plus de pouvoir pour les actrices.
Après avoir vu ce documentaire, j'ai pris conscience que je ne savais pratiquement rien de l'industrie du porno, et que j'étais extrêmement naïve.
Ce dont je n'avais absolument pas pris conscience, c'est qu'internet a complètement révolutionné le porno. Plus besoin de s'abonner à Canal+, plus besoin de louer des films, le porno s'est introduit sur tous les appareils reliés à internet. En devenant plus accessible, il est devenu plus demandé. Nous vivons dans une société de consommation où l'on utilise constamment le sexe pour faire acheter, par conséquent tout le monde s'attend désormais à avoir du sexe à volonté. Notamment grâce au porno.
La demande est colossale. Les sites de porno enregistrent plus de visites quotidiennes que tous les grands sites tout public confondus. Et les gens qui regardent du porno sur internet ont finalement rarement envie de voir un film d'une heure et demie, non, ils veulent juste une stimulation immédiate, nouvelle à chaque fois. De là est née une offre de vidéos courtes, mettant souvent en scène un seul acte, pas forcément scénarisé, voire réalisé camescope à la main, sur des femmes dont le pseudonyme ne deviendra jamais célèbre : le porno semi-amateur.
Le sujet de Hot Girls Wanted, c'est ce porno semi-amateur, qui génère des sommes d'argent monstrueuses et qui attire à la pelle des jeunes filles tout juste majeures qui se disent « et pourquoi pas ? ». On suit un groupe de ces jeunes filles, une en particulier, qui ont toutes le même « agent ». Elles ont entre 18 et 25 ans, elles débarquent dans le milieu, elles sont décomplexées au niveau du sexe et elles veulent devenir des stars du porno. Comme moi, elles ont une idée très naïve de la chose. Les bonnes conditions de travail. Le sexe, c'est plutôt sympa, valorisant même. Et ça paie extrêmement bien. Facilement 2000 à 3000 dollars par semaine, pour 3 à 5 tournages. Le jackpot.
C'est bouleversant parce que ces filles ne sont pas particulièrement stupides ou paumées. Pas en arrivant. Bon, certaines ne sont pas des prix Nobel, mais celle qu'on suit de plus près tient plutôt de la gamine saine, brillante et équilibrée qui veut juste à tout prix s'évader de sa campagne. Elle considère qu'elle s'engage sérieusement dans cette voie, qu'elle va s'y tenir parce qu'elle y a bien réfléchi et que ce n'est pas un métier dégradant tant qu'on le choisit.
Je ne vais pas vous mentir. Elles déchantent.
Elles se font prendre à longueur de temps par des hommes qui jouissent tandis qu'elles ont mal, tandis qu'elles sont gênées, tandis qu'elles sont écoeurées. Elles sont trop jeunes, trop débutantes pour oser dire non. La limite avec la prostitution devient floue. La demande la plus forte est pour les vidéos où le sexe est violent, où les femmes subissent, pleurent, vomissent. L'argent leur commande de faire les actes les plus dégradants possibles, des actes dont je n'avais même jamais entendu parler. C'est excitant pour le spectateur derrière son écran. Mais ce n'est pas du faux pour elles. Ça leur arrive vraiment.
Quelque chose se fendille en elles petit à petit. En l'espace de quelques mois seulement, une distance naît entre elles et leur corps, entre elles et la réalité du présent. Elles regardent vers l'avenir. Ce n'est que pour un temps. Elles vont mettre de côté et passer à autre chose. Il n'y a pas à avoir honte, le sexe n'est pas sale, le plaisir est roi. Si on travaille pour offrir du plaisir, c'est forcément un beau métier, non ?
Lorsqu'elles finissent pas admettre à elles-mêmes qu'elles ne sont pas en contrôle de ce qui leur arrive, elles raccrochent. Mais elles ne sont plus les mêmes.
Je considère que la façon dont on présente le sexe dans la société actuelle m'a abîmée. Je pense qu'elle abîme beaucoup de monde. Le sexe ne doit pas être un tabou mais il ne doit pas non plus être cette offre permanente d'un corps de femme à prendre. Les femmes à prendre sont partout. Les femmes veulent être prises parce que c'est ce qu'elles voient partout. Leur valeur dépend de la force avec laquelle on veut les prendre.
[Note personnelle]Personnellement, ma stimulation vient des lectures - du format bande dessinée, manga, en particulier. Je ne lis pas des choses très glorieuses pour l'image de la femme. Rien de respectueux pour la femme n'est capable de me stimuler sur le plan de l'imaginaire. Si on respecte la femme, c'est qu'on ne la veut pas suffisamment fort. C'est mou. Sans intérêt. Ça n'empêche pas que dans tout autre contexte, ce même manque de respect me révolte. Il faut que ce soit estampillé pr0n pour que ce soit acceptable. J'aimerais que ce ne soit jamais acceptable, mais je ne peux pas contrôler ça. C'est trop ancré.
Cependant, je ne comprends pas complètement qu'on puisse regarder ces vidéos. Ce sont de vraies personnes. Je trouve ça soit ridicule, car tellement manifestement faux, soit horrifiant, car beaucoup trop vrai. Ce que j'imagine, c'est que quand on tombe dessus jeune, il y a un truc excitant là-dedans que l'esprit critique est encore incapable de réfuter. Et ensuite on est habitué. Et je trouve ça vraiment, vraiment dramatique.
Après en avoir un peu parlé autour de moi, je suis convaincue que quand on vient de la stimulation par le porno, il faut complètement réapprendre le sexe avec une vraie personne. Le porno n'éduque pas. Le porno éloigne les gens. Ça n'a juste rien à voir. C'est dangereux de croire qu'il y a le moindre lien.