"Les vestiges du jour" de Kazuo Ishiguro
roman historique - 266 pages
♥ ♥ ♥ ♥ ♥ 5/5
Jour exceptionnel ! En cette belle matinée de printemps, Mr Stevens, majordome de la très honorable maisonnée Darlington Hall, s'apprête à prendre un congé. Cela va faire des années que Mr Stevens n'a pas quitté les terres de ses maîtres, mais les situations graves exigent parfois de grands moyens et la situation présente de Darlington Hall est, sans aucun doute, fort grave ! C'est que, voyez-vous, nous manquons de domestiques et le personnel qualifié est une chose très difficile à trouver. Ayant reçu quelques semaines plus tôt une lettre de Miss Kenton, ancienne gouvernante du domaine, Mr Stevens a cru y déceler une note de nostalgie. Il décide donc de lui rendre visite afin de lui proposer de reprendre ses anciennes fonctions, profitant également de l'occasion pour jouir des charmes de la campagne anglaise.
Sur la route qui mène à Miss Kenton, Mr Stevens, homme pourtant fort sérieux et peu enclin à l'introspection, se laisse aller à quelques rêveries. Il se remémore toute une vie passée au service de son excellence Lord Darlington, grand homme politique hélas incompris de ses contemporains. Il se remémore son père pour qui l'état de majordome était l'état le plus honorable et le plus valorisant qui soit. Et il se remémore Miss Kenton, bien sûr, qui, le temps de quelques années, avait éclairé de sa vivacité et de son intelligence sa petite vie routinière de loyal serviteur et célibataire endurci…
En littérature, j'ai toujours eu un petit faible pour ceux que j'aime à appeler les « constipés émotionnels ». Qu'est-ce qu'un constipé émotionnel ? Eh bien, si vous me passez la métaphore scatologique, c'est une personne que ses sentiments plongent dans un malaise tel que ceux-ci ne parviennent à sortir que par petites doses et, le plus souvent, dans la douleur. Les constipés émotionnels sont généralement des gens assez déprimants et montrent une capacité attristante à passer à côté de ce qui fait l'intérêt de la vie. Et Mr Stevens, qui souffre de cette affliction à un stade très avancé, est quelqu'un de monstrueusement déprimant. Mr Stevens ne se contente pas de dissimuler ses sentiments, il les nie avec de tant de conviction qu'il parvient à les effacer totalement. Il nie l'amour inavoué qu'il a nourri bien des années auparavant pour Miss Kenton, il nie les réserves qu'il éprouvait à l'égard des prises de position politiques très contestables de son ancien maître - quand on y pense, ces nazis n'étaient pas de si mauvais bougres ! -, il nie la souffrance d'avoir perdu son père sans avoir pu dire adieu au vieil homme, pris qu'il était par son service.
C'est en cela que le roman de Kazuo Ishiguro est absolument fascinant : cette capacité à suggérer énormément sans jamais rien formuler. Derrière la narration toute en retenue de Mr Stevens, c'est tout un monde que l'on devine, la paysage mental d'un homme vieillissant se raccrochant à de règles dépassées couplé à un portrait corrosif de l'aristocratie anglaise pendant l'entre-deux guerres. le tout est d'une finesse et d'une intelligence confondantes et, surtout, triste, triste, mais triste… Et si vous avez encore du chagrin en réserve après cette lecture, n'hésitez pas à vous lancer dans l'excellente adaptation avec Anthony Hopkins et Emma Thompson qui, personnellement, me plombe toujours le moral pour plusieurs heures d'affilée.