Je vois souvent recommander ici des livres LGBT, et j'aime beaucoup. J'en vois plus rarement dans un de mes genres littéraires préférés, la poésie. Donc j'ai décidé de faire un petit post, absolument non-exhaustif, de cas où non seulement l'auteur est queer mais une partie de son oeuvre aussi !
Je prends les recommandations ! Il y a des auteurs queer qui ont bonne réputation mais que je connais très mal (Walt Whitman, William Cliff), je ne vais pas faire semblant de les connaître, mais si vous avez un recueil ou un poème à recommander, les commentaires vous attendent avec avidité.
Je prends aussi les paroles de chansons !
Sappho
Parlons de très ancienne poésie lesbienne, qui a même donné son nom à "lesbienne", littéralement. Sappho était une poétesse du VIIe-VIe siècle avant Jésus-Christ qui vivait sur l'île de Lesbos. Malheureusement, la plupart de sa poésie a été perdue, on n'en retrouve plus que des fragments et des imitations, et les traducteurs doivent faire preuve d'imagination et fournissent souvent des textes très différents ? J'aime ce que j'en ai lu. Mais je ne peux citer aucune référence.
Confidences
Je dis que l'avenir se souviendra de nous.
Je désire et je brûle.
A nouveau, l'Amour, le briseur de membres,
Me tourmente, doux et amer.
Il est insaisissable, il rampe.
A nouveau l'amour a mon cœur battu,
Pareil au vent qui, des hauteurs,
Sur les chênes s'est abattu.
Tu es venue, tu as bien fait:
J'avais envie de toi.
Dans mon cœur tu as allumé
Un feu qui flamboie.
Je ne sais ce que je dois faire,
Et je sens deux âmes en moi.
Je ne sais quel désir me garde possédée
De mourir, et de voir les rives
Des lotus, dessous la rosée.
Et moi, tu m'as oubliée.
Shakespeare
On ne présente plus Shakespeare ; j'ai lu ses Sonnets quand j'étais au lycée et assoiffée de textes queer. Les poésies individuellement sont intéressantes, je ne les aime pas autant que ses pièces de théâtre ; mais l'intérêt est de les lire tous à la suite, de voir un scénario en émerger, parfois entre les lignes, parfois directement comme une gifle. Le narrateur, au début, encourage le jeune homme qu'il admire à se marier, mais au fur et à mesure le déni recule et le sonnet devient de plus en plus homoérotique. Plus tard le narrateur rencontre une femme, et il se retrouve pris dans un triangle, mais finalement les deux objets de son affection se mettent en couple, le blessant cruellement. C'est honnêtement fascinant à suivre.
Sonnet 40 Prends toutes mes amours, mon amour, va, prends-les toutes : qu’auras-tu donc de plus que ce que tu avais d’abord ? Il n’est pas d’amour, mon amour, qui m’appartienne réellement. Tout ce qui est à moi était à toi, avant que tu me prisses cela encore.
Si tu comprends mes affections dans mon affection, je ne puis te blâmer, car tu disposes de mon affection ; mais sois blâmé si tu te trahis toi-même en goûtant complaisamment de ce que toi-même tu réprouves.
Je te pardonne ton larcin, gentil voleur, bien que tu fasses main basse sur tout mon pauvre avoir ; et pourtant l’affection sait que c’est une plus grande douleur de subir l’outrage de l’affection que l’injure prévue de la haine.
Ô grâce lascive qui donnes du charme au mal même ! Va, tue-moi de dépit ; nous ne pouvons pas être ennemis.
Isidore Ducasse, comte de Lautréamont
Un auteur français de la fin du 19e siècle. J'adore Les chants de Maldoror, un mélange de lyrisme débridé, d'humour absurde et d'horreur gore sur un personnage nommé Maldoror qui cherche l'absolu en passant par le Mal Absolu. Je vais être honnête : ce n'est pas de la Bonne Représentation. Mais dans les relations éphèmères entre Maldoror et ses amants, on sent l'homosexualité refoulée de l'auteur, son désir qu'il associe au mal avec regret, et cela m'a beaucoup touchée quand je l'ai lu adolescente.
[...] C’est à cause de Lohengrin que ce qui précède a été écrit ; revenons donc à lui. Dans la crainte qu’il ne devînt plus tard comme les autres hommes, j’avais d’abord résolu de le tuer à coups de couteau, lorsqu’il aurait dépassé l’âge d’innocence. Mais, j’ai réfléchi, et j’ai abandonné sagement ma résolution à temps. Il ne se doute pas que sa vie a été en péril pendant un quart d’heure. Tout était prêt, et le couteau avait été acheté. Ce stylet était mignon, car j’aime la grâce et l’élégance jusque dans les appareils de la mort ; mais il était long et pointu. Une seule blessure au cou, en perçant avec soin une des artères carotides, et je crois que ç’aurait suffi. Je suis content de ma conduite ; je me serais repenti plus tard. Donc, Lohengrin, fais ce que tu voudras, agis comme il te plaira, enferme-moi toute la vie dans une prison obscure, avec des scorpions pour compagnons de ma captivité, ou arrache-moi un œil jusqu’à ce qu’il tombe à terre, je ne te ferai jamais le moindre reproche ; je suis à toi, je t’appartiens, je ne vis plus pour moi. La douleur que tu me causeras ne sera pas comparable au bonheur de savoir, que celui qui me blesse, de ses mains meurtrières, est trempé dans une essence plus divine que celle de ses semblables ! Oui, c’est encore beau de donner sa vie pour un être humain, et de conserver ainsi l’espérance que tous les hommes ne sont pas méchants, puisqu’il y en a eu un, enfin, qui a su attirer, de force, vers soi, les répugnances défiantes de ma sympathie amère !…
Oscar Wilde
Oscar Wilde a écrit à une époque où l'homosexualité était illégale, non seulement à pratiquer, mais à écrire. Il a même dû défendre, pour sa liberté (personnelle et d'expression) devant un tribunal le fait que tous les personnages du Portrait de Dorian Gray étaient hétérosexuels, ce qui est bien triste.
Donc il n'a jamais écrit de poèmes explicitement gay, mais sa Ballade de la Geôle de Reading, écrite en prison (pour homosexualité, justement) a des réflexions sur l'amour qui sont clairement inspirées de son expérience personnelle.
Ballade de la geôle de Reading (extrait)
Pourtant chacun homme tue l’être qu’il aime,
- Que tous entendent ces paroles !
Certains le font avec un regard dur
D’autres avec un mot flatteur ;
Le lâche, lui, tue avec un baiser,
Et le brave avec une épée !
Certains tuent leur amour quand ils sont jeunes,
D’autres quand ils sont déjà vieux ;
L’un étrangle avec les mains du Désir,
Et l’autre avec les mains de l’Or ;
Le plus charitable use d’ un couteau,
Car le mort se refroidit vite.
Tel aime trop peu, trop longtemps tel autre ;
Certains vendent, d’autres achètent ;
L’un commet son crime en versant des larmes
Et l’autre sans même un soupir ;
Car si chaque homme tue l’être qu’il aime,
Chaque homme ne doit en mourir.
Renée Vivien
Renée Vivien écrivait au début du 20e siècle (et a eu une vie compliquée, marquée par les passions et la maladie). Elle a écrit de nombreux recueils, et tous parlent ouvertement de son lesbianisme, de la beauté, la douceur et la cruauté des femmes, celles de sa vie et celles des légendes. J'adore ses histoires de mythes grecs autant que sa poésie lyrique et sa vision de la mer.
LA RANÇON
Tes bras - Ô le poison qu’en vain tu dissimules !
M’enserrent froidement, comme des tentacules.
Viens, nous pénétrerons le secret du flot clair,
Et je t’adorerai, comme un Noyé la mer,
Les crabes dont la faim se repaît de chair morte
Nous feront avec joie une amicale escorte.
Reine, je t’élevai ce palais, qui reluit,
Du débris d’un vaisseau naufragé dans la nuit.
Les jardins de coraux, d’algues et d’anémones,
N’y défleurissent point au souffle des automnes.
Burlesquement, avec des rires d’arlequins,
Nous irons à cheval sur le dos des requins.
Tes yeux allumeront des torches de phosphore
À travers la pénombre où ne rit point l’aurore.
Je suis l’être qu’hier ton sein nu vint charmer,
Qui ne sut point assez te haïr ni t’aimer,
Que tu mangeas, ainsi que mange ton escorte,
Les crabes dont la faim se repaît de chair morte.
Tu l’enserras, avec de visqueuses douceurs,
Du même enlacement que les pieuvres, tes sœurs…
Viens, je t’accorderai le remords qui m’accable,
Sans la paix du pardon profonde et délectable.
Viens, je t’entraînerai jusqu’au lit du flot clair
Et j’aimerai ta mort dans la nuit de la mer.
Luis Cernuda
Luis Cernuda est un poète espagnol du 20e siècle. Dans Les plaisirs interdits et Poèmes pour un corps, il parle de l'amour et du désir homosexuel d'une façon honnête rare pour l'époque, qui lui a valu d'être un modèle en Espagne.
J'étais étendu et j'avais dans mes bras un corps comme de la soie. Je lui baisai les lèvres, car le fleuve passait au-dessous. Alors il se moqua de mon amour.
Ses épaules semblaient deux ailes repliées. Je lui baisai les épaules, car l'eau bruissait au-dessous de nous. Alors il pleura en sentant la brûlure de mes lèvres.
C'était un corps si merveilleux qu'il s'évanouit entre mes bras. Je baisai sa trace : mes larmes l'effacèrent. Comme l'eau continuait à couler, j'y laissai tomber un poignard, une aile et une ombre.
Sur mon propre corps je découpai une autre ombre, qui ne me suit que le matin. Du poignard et de l'aile, je ne sais rien.
Richard Siken
Richard Siken est un poète américain que j'ai d'abord rencontré parce que ses citations étaient utilisées comme titre de fanfics ou dans un cadre de fandom, et c'était effectivement de très bonnes citations. Quand j'ai lu son premier recueil, Crush, j'ai pu constaté qu'effectivement, toute sa poésie était de très bonne qualité - et tout ce recueil est sur le désir homosexuel et la folie de la jeunesse et l'Amérique vue par quelqu'un qui ne reste jamais en place. Malheureusement, il n'a jamais été traduit en français.
Scheherazade
Tell me about the dream where we pull the bodies out of the lake
and dress them in warm clothes again.
How it was late, and no one could sleep, the horses running
until they forget that they are horses.
It’s not like a tree where the roots have to end somewhere,
it’s more like a song on a policeman’s radio,
how we rolled up the carpet so we could dance, and the days
were bright red, and every time we kissed there was another apple
to slice into pieces.
Look at the light through the windowpane. That means it’s noon, that means
we’re inconsolable.
Tell me how all this, and love too, will ruin us.
These, our bodies, possessed by light.
Tell me we’ll never get used to it.
Ocean Vuong
Ocean Vuong est un poète américain contemporain d'origine vietnamienne. Son recueil de poèmes Ciel de nuit blessé par balles (Night sky with exit wounds) et son roman autobiographique Un bref instant de splendeur (On Earth we're briefly gorgeous) traitent de son histoire familiale aussi bien que de la découverte de son homosexualité. J'adore comment il écrit. J'espère qu'il écrira plein d'autres livres, et que son premier sera réédité.
SEUIL
En ce corps, où tout a un prix,
j’étais un mendiant. À genoux,
j’ai regardé par le trou de la serrure, non pas
l’homme qui se douchait, mais la pluie
qui le traversait : des cordes de guitare se brisant
sur ses épaules galbées.
Il chantait, c’est pourquoi
je m’en souviens. Sa voix :
elle m’a rempli jusqu’a la moelle
comme un squelette. Même mon nom
s’est agenouillé au fond de moi, demandant
d’être épargné.
Il chantait. C’est mon seul souvenir.
Car en ce corps, où tout a un prix,
j’étais vivant. J’ignorais
qu’il existait une meilleure raison.
Qu’un matin, mon père s’arrêterait
(un poulain sombre, immobile sous l’averse)
pour écouter ma respiration crispée
derrière la porte. J’ignorais que le prix à payer,
pour entrer dans une chanson, était de perdre
le chemin du retour.
Je suis entré. Et donc j’ai perdu.
J’ai perdu tout, les yeux
grand ouverts.