Lettre V

Jun 20, 2008 15:20

D'Alexandre Lesservi-Caballière
A Erwan Baron

Ci-joint : Lettre III.

Cher pâle ami doux,

Je viens à peine de recevoir votre gentil poème. Il me plaît, bien qu'il me rappelle à quel point la vie est très-triste et très-injuste. Pardonnez-moi, je vais chercher un petit mouchoir afin d'éponger la tristesse qui noie mon si noble visage.

Trêve de plaisanteries. J'ai apprécié votre poème, et j'ai fini l'ouvrage dont nous parlions la dernière fois. Une fin charmante, mais je reproche au livre de manquer d'abysses, car la méchanceté qui y est dépeinte me paraît bien légère. Suis-je si loin de l'adolescence ? Je peine à le croire, étant donné que je viens à peine de sortir de l'enfance. En tout cas, j'attends de pouvoir discuter avec vous de ce bouquin qui va malheureusement rejoindre ma bibliothèque.

Puisque je parlais tout à l'heure de l'injustice et de la cruauté de la vie, il faut que je vous raconte brièvement la soirée que j'ai passée avec Richard et qui l'a conduit à m'envoyer un billet très-méchant (tu en trouveras d'ailleurs la copie jointe à cette lettre). Vous savez, mon petit Charlus, à quel point Richard m'épuise depuis le début, et pourtant cela fait à peine deux mois que je le fréquente. S'il n'était pas aussi beau, son esprit étriqué et petit-bourgeois m'aurait sûrement poussé à l'étrangler durant son sommeil. Cela faisait une semaine qu'il m'ennuyait à propos d'une Très Importante soirée au P... avec ses collègues et amis de sa Très Importante entreprise. Non, Charlus, ne vous moquez pas : vendre des rasoirs est une activité très-honorable. Il me demanda plusieurs fois de l'accompagner, et je refusai à chaque fois. Jusqu'au jour où, par un malicieux hasard, l'un de ses fameux collègues ventripotents appela pendant que le Richard de mon coeur était sous la douche. Je répondis, me présentai, et le gentil collègue me demanda si moi, son frère, allait venir à ce repas. Oui, son frère. "Bien sûr, je viendrai." Veni, vidi, vici.

Figurez-vous que je fus la plus fine lame de cette soirée. Pas un de ces rasants-rasoirs n'osa voler au secours de Richard lorsque je me mis à jouer le petit ami modèle. Evidemment, ce bel idiot, qui me connaît un minimum, pensait que je serais froid et distant avec lui, comme lorsque nous étions en public. Son petit mensonge serait ainsi passé inaperçu, aussi bien aux yeux caves des Très Importants rasants-rasoirs, qu'à mes délicats yeux vert émeraude. Peine perdue. Il se crispa au premier petit surnom sucré, me chuchota d'arrêter immédiatement au deuxième, bouillonna au troisième, explosa au quatrième. Ce fut alors la scène de ménage la plus pathétique du monde. Il me cria dessus, et je me mis à pleurer et à m'accuser de tous les torts : "Mon amour, pardonne-moi ! Arrête de m'en vouloir ! Je n'y peux rien si tu ne me suffis pas ! Il suffit juste que je m'habitue, laisse-moi le temps !" J'arrêtai net les sanglots, relevai la tête et le regardai droit dans les yeux. "Ce n'est pas ma faute" ajoutai-je avec un sourire imperceptible, que seul lui put déceler. Il devint écarlate, se leva, m'attrapa par le bras et me fit sortir du restaurant. La comédie s'arrêta une fois dehors, je rentrai chez moi et lui retourna probablement à table avec un joli mensonge. Voilà qui met un point au chapitre Richard, pour le meilleur et grâce au pire. Je vous parie, cher ami, que je recevrai bien assez tôt une autre lettre, mais cette fois-ci pleine d'excuses pitoyables. J'espère que les rasants-rasoirs en ont eu pour leur argent. Personnellement, j'aurais bien ri intérieurement et le repas fut délicieux. Je vous conseille d'ailleurs leur canard à l'orange.

Avec toute mon amitié,

Votre amie la Marquise.

Post-scriptum : Arrêtez de m'appeler Cendre, ou alors Madame la Marquise Cendre. Je tiens à mon titre, coquin de Baron !

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correspondance

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