Les vilaines étiquettes ou l'éthique de la visibilité 1

Jul 18, 2008 15:37

[N.B : J’invite mes camarades gais à une petite expérience de décentrement. Ce texte fait un usage prépondérant de « lesbienne », mais s’applique également à leur expérience.]

Combien de fois ai-je entendu, sous différentes déclinaisons, que les termes « gai », « lesbienne » ou encore « bisexuel-le » - et quelquefois « hétérosexuel » - sont de vilaines et contraignantes étiquettes! Cette affirmation a le don de faire irruption dans presque toute conversation à propos du coming out, qu’il s’agisse de l’appropriation initiale d’une façon de décrire ses sentiments ou de ces occasions répétées où l’on se trouve devant le choix de demeurer invisible au monde ou de lui signaler que nous ne sommes pas les hétérosexuel-le-s qu’il présume. Elle apparaît également avec une régularité déconcertante lorsque des enjeux de visibilité LGBT sont soulevés, sortant alors de la bouche d’hétérosexuels comme de non-hétérosexuels. Depuis plus de dix ans de sortie du placard en tant que lesbienne (oui, oui, ma vilaine étiquette), je vois qu’elle est loin de se tarir.

Avec le ton et les qualificatifs que j’emploie, vous aurez sans doute déjà deviné qu’elle suscite en moi un certain agacement. Ma foi, c’est peu dire! Il y a un ensemble de raisons pour lesquelles je m’oppose à ce qu’on abandonne ce que certains nomment les « étiquettes ». Tout d’abord, c’est loin d’être la voie d’émancipation qu’on lui prête. Ensuite, en évitant d’identifier, de reconnaître et d’affronter le véritable problème, on le laisse perdurer, avec ou sans étiquettes. Je vous invite à prendre connaissance des points que j’élabore et d’en juger par vous même.

Un petit préambule personnel

Je n’ai aucunement la prétention, comme le font plusieurs à tort, de parler à partir d’un point neutre et désincarné. Il est certain que ce qui m’amène à ma position actuelle est à la fois ancré dans mon vécu personnel et dans mon expérience terrain, puis supporté par une réflexion nourrie par mon parcours universitaire d’ethnolinguiste d’abord, puis de chercheure dans les domaines de la diversité sexuelle et des interactions entre groupes dominants et opprimés ensuite.

J’ai vécu cinq ans en couple avec un garçon : j’avais dix-sept ans lorsque je l’ai rencontré, puis vingt-deux lorsque, après avoir pris conscience que j’étais lesbienne, je l’ai laissé. C’était à la fois une délivrance et une déchirure. Délivrance de pouvoir vivre enfin mes sentiments, déchirure de (sa)voir ce qui m’avait été enlevé. Cette épiphanie, j’en suis la principale artisane. Il a fallu que je m’approprie qui j’étais, car on ne me l’a pas offert sur un plateau d’argent.

Pourquoi? Parce que cette société est (encore) hétérosexiste. Elle fait de l’hétérosexualité la forme la plus « achevée », « sacrée » et « vraie » de l’amour et de la sexualité. Résultat, elle ne parle principalement que d’elle-même. Plus, en fait, que sa véritable position démographique. Et lorsqu’elle parle d’homosexualité, ce n’est pas toujours dans les meilleurs des termes. C’était particulièrement le cas lorsque j’étais enfant et lorsque j’ai traversé mon adolescence. Au-delà de l’amour entre les hommes et les femmes il y avait le rien de l’inconcevable, de l’inimaginable ou de l’indicible. Oui, quelques rares fois, on chuchotait l’existence des lesbiennes, mais c’était pour la tordre, la problématiser, la pathologiser, la diffamer ou la dénigrer. Aussitôt mentionnée on la jetait ensuite aux poubelles pour passer rapidement à la normalité des vraies choses, des sujets discutables et élaborables.

« Tous les garçons et les filles de mon âge se promènent dans la rue deux par deux…»
- Françoise Hardy

« What’s a man without a woman, a woman without a man? »
- Vaya con dios

Petite fille que j’étais, puis ensuite adolescente, j’avais cet appel du cœur inconcevable et innommable. J’avais des sentiments qui ne cadraient pas avec la réalité, mais rien pour les nommer. Une chose était claire : l’amour et la sexualité avec des hommes ne faisaient vibrer en moi aucune corde. En fait, l’omniprésence de ce lien amoureux entre hommes et femmes, martelé, voué au nues avec insistance, présenté comme Le Radieux Destin Qui Nous Attend Tous et Toutes, qui m’attendait, était une violence qui pesait sur mon être. Et les rares fois où j’ai entrouvert une petite porte puis ai confié à des adultes que je n’étais pas intéressée par les garçons, ils et elles m’ont regardée avec ce petit sourire en coin et m’ont confiée sur un ton paternaliste: « Ne t’inquiète pas, ça va venir un jour. Chez certaines, ça prend juste un peu plus de temps ». Tout ceci résonnait en moi comme un rappel : « Peu importe ce que tu penses, peu importe ce que tu ressens, tu seras une femme (hétérosexuelle) comme toutes les autres. C’en est ainsi pour toutes, c’en sera ainsi pour toi.» J’ai su plus tard que certain-e-s craignaient que je sois lesbienne, mais ont préféré ne pas souffler mot de cette possibilité, dans l’espoir que le fait de l’ignorer m’éviterait d’y penser et de «m’égarer» dans cette voie. Ils avaient à la fois tort et raison.

L’invisibilité et la diffamation de l’existence lesbienne fit son œuvre. Certes, je n’étais pas intéressée par les garçons, mais je n’étais tout de même pas comme ça, « quand même ». Je n’étais pas attirée par toutes les femmes, il ne m’était jamais venu à l’idée de leur sauter dessus, je n’avais pas d’intérêt pour ces femmes à la chemise carottée, je n’haïssais pas les hommes, etc… Ergo, je ne me qualifiais pas pour la catégorie monstrueuse qu’était la lesbienne.

Plus tard, la soif d’amour m’a gagnée. Et comme l’amour ne se conjuguait qu’avec les hommes, je me suis dit que je devrais me relever les manches et apprendre à vivre les émotions qui lui étaient rattachées. Je me suis dit que sûrement, en quelque part, il y aurait ce potentiel amoureux qui pourrait prendre racine, pourvu que je travaille et que je cultive ce jardin. C’est ainsi que je me suis retrouvée en couple avec un homme, entre mes dix-sept et mes vingt-deux ans.

Un très grand nombre d’hétéros n’ont aucune mesure de ce que ceci représente. Ils s’en tapent un peu parce que rien ne leur a été enlevé, à eux, sur la base de leur hétérosexualité. Beaucoup concluront que si j’ai été en couple avec un homme pendant cinq ans, c’est assurément parce que j’étais véritablement en amour avec lui. D’autres seront prompts à dire que ces cinq années sont une expérience de vie qui m’a permis de mieux me connaître puis d’explorer et d’apprivoiser mes sentiments.

Allez hop, comme ça.

Why not? Je suggère alors à tous ces hétéros «d’explorer» eux aussi, de se taper cinq ans de vie de couple avec des personnes du même sexe, puis de s’évertuer à cultiver, à leur tour, leur petit jardin homosexuel. Malheureusement, ils ne pourront pas se payer exactement le même trip, puisque les pauvres ne pourront pas connaître ce qu’est l’invisibilité, la diffamation, la contrainte à l’homosexualité ainsi que le silence de soi. Mais au moins, ils pourront goûter à une sexualité qui ne cadre pas avec leurs sentiments, ils pourront céder aux « insistances » du conjoint-e gai, lesbienne ou bisexuel-le en se disant que peut être un jour, en se forçant vraiment, le désir leur viendra éventuellement… Tout en s’interdisant évidemment d’affirmer que ces expériences sont dangereusement près de viols s’échelonnant sur cinq ans puisque après tout il ne s’agit que «d’explorations» candides qui leur permettront de mieux découvrir qui ils sont… Éh! il ne faudrait surtout pas paniquer, trop en mettre et se présenter en victime.

J’espère que le sarcasme vous saute aux yeux. Parce qu’évidemment, je ne souhaiterais la chose qu’au plus indécrottable des homophobes/hétérosexistes. La plupart des gens sont très bien intentionnés, c’est juste qu’en tant que membre de groupes dominants, la sensibilisation aux réalités d’un groupe opprimé demande un sérieux travail de décentrement et d’empathie. Peut-être prenez-vous maintenant un peu mieux la mesure d’en quoi mon coming out fut une délivrance et une déchirure.

Ma libération est venue avec le fait d’exister au monde, de naître comme personne non-hétérosexuelle. Plus précisément, comme lesbienne. J’avais un grand besoin de le crier à plein poumons, d’exorciser mon invisibilité, de brosser les contours de mon être et d’apparaître. Je vivrais enfin l’amour, je vivrais enfin la sexualité, mais je devais pour cela réclamer un espace. Je m’étais résolue à pourfendre ce dragon de silence, à le transpercer inlassablement par les pointes de ma parole.

Parmi les premières personnes à qui j’en ai parlé se trouvent celles qui me sont les plus chères. Soit ma mère et mon père. Je ne m’égarerai pas ici dans une description du déroulement de chacun de mes coming out, mais il m’importe de parler de celui que j’ai fait à mon père puisqu’il a un lien direct avec mon propos.

La première réaction de mon papa, après lui avoir confié que je suis lesbienne, a été de se lever, de venir me donner un gros câlin et de me dire qu’il m’aimerait toujours. J’étais remplie de joie et rassurée. Il a quitté peu après mon appartement pour s’en retourner chez lui, à Québec. Quelque jours plus tard, il m’a rappelée et nous avons eu une seconde conversation. « Pourquoi » m’a-t-il dit « T’enfermes-tu dans cette étiquette? ». « Pourquoi » a-t-il rajouté « T’empêches-tu de vivre d’autres expériences? ». « Qu’est-ce qui te permet de dire que tu es ‘comme ça’ ? ». Il était en plein déni, j’étais foudroyée. Cette invisibilité dont je tentais de m’extirper, je devais la combattre avec le peu d’armes et d’énergie dont je disposais. Cette autonomie que je désirais ardemment gagner et que je venais tout juste de commencer à saisir, on tentait de me l’arracher des mains. En fait, pas juste «on», pas juste un illustre inconnu, un voisin ou un collègue de travail, mais mon père, une personne qui m’est très chère et qui m’est très proche. Ça fait mal et c’est enrageant. Si les craintes qui étaient à l’origine de sa réaction de déni étaient louables - il avait une très grande peur que je sois la cible de discrimination - ses affirmations n’étaient pas légères. Ce qu’il était en train de me dire, en somme, c’était : « N’existe pas comme lesbienne, ‘reste’ hétérosexuelle comme tout le monde » ou, au mieux, « Conserve un ancrage solide dans l’amour avec les hommes, ne t’en écarte pas trop ». Les choses, heureusement, se sont réglées avec le temps. Il ne m’a pas servi cet argumentaire à d’autres occasions (il m’a bien encore parlé longtemps de mon «choix», mais ça c’est un autre enjeu).

Toutefois, ce n’était pas la seule fois où j’entendrais ces affirmations. La plupart du temps, elles vont s’articuler sur un mode défensif. Si l’on parle d’être ouvertement gai au travail ou s’il est question de s’affirmer, quelques personnes nous sortiront le discours des étiquettes. À toutes les fois, quelque chose me dérange dans ce type de propos. Je sens que les gens ne nomment pas la véritable raison pour laquelle ils s’opposent à l’identification de soi. Ou, plus généralement, que quelque chose leur fait peur avec l’idée de se nommer. Moi je le dirai sans détour, j’ai peur de ce discours et l’estime dangereux. J’ai exposé d’où je viens, et peut-être entre les lignes pouvez-vous déduire quelques-unes des raisons pour lesquelles l’affirmation de soi ou le fait de se nommer me tient énormément à cœur. Les autres, par contre, ne proviennent pas de mon parcours, mais de mon analyse. La voici :

La critique des étiquettes

J’aimerais examiner d’abord les différentes critiques des étiquettes. Je les décortiquerai, regarderai leurs prémisses, puis y répondrai. Mais j’estime important de reconnaître la dimension émotive derrière la condamnation des étiquettes avant d’aller plus avant. Je ne crois pas que la plupart des personnes non-hétérosexuelles qui refusent l’utilisation des étiquettes soient malveillantes. Tout comme moi, elles essaient de se débrouiller du mieux qu’elles le peuvent dans ce monde hétérosexiste. J’ai plus de doutes à l’endroit des personnes hétérosexuelles qui l’emploient, cependant. Certaines sont peut-être animées des meilleures intentions du monde, mais je ne crois pas que l’affirmation soit si désintéressée que ça la plupart du temps. Soyez patients, j’y reviendrai.

En termes discursifs, les affirmations critiquant les étiquettes sont multiples. Mais elles prennent généralement la forme des suivantes, qui à certains égards se recoupent :

- « Pourquoi faudrait-il s’enfermer dans des étiquettes? »
- « Je ne suis pas juste lesbienne, je suis d’abord Isabelle »
- « Je ne veux pas me faire mettre dans une boîte »
- « Avec les étiquettes, on se ferme à d’autres expériences »
- « Gai, lesbienne, hétéro, c’est contraignant, pourquoi pas accueillir l’amour comme il se présente?»

Si nous distillons les argumentaires qu’elles développent pour défendre ces affirmations, les personnes qui s’opposent aux étiquettes le font pour deux raisons fondamentales :

- La crainte du jugement
- La crainte de la contrainte

En soi, ce sont des craintes tout à fait justifiées. Il y a lieu, dans notre société, de craindre le jugement à partir du moment où l’on est ouvertement identifié comme lesbienne, gai, bisexuel-le et/ou trans*. Il y a lieu, également, de craindre ne pas pouvoir se laisser vivre de nouveaux sentiments lorsqu’ils apparaissent si l’on s’est préalablement donné un carcan dont on ne peut s’échapper. Qui sait, peut-être se dit-on lesbienne, mais qu’un jour - sans toutefois arrêter d’être attirée par les femmes - on tombera en amour avec un homme? Devra-t-on alors s’en empêcher, sous prétexte qu’on est identifiée à «l’étiquette» lesbienne?

La crainte du jugement ou «je ne suis pas juste lesbienne, je suis d’abord Isabelle» ou «je ne veux pas me faire mettre dans une boîte»

Il est certain que les groupes dominants ont toute la force nécessaire pour se réapproprier les mots (étiquettes) que l’on se donne et les tordre à souhait. Ils peuvent ensuite nous voir exclusivement sous ces mots tordus et nous traiter défavorablement, sans égard à qui nous sommes réellement. Je ne le contesterai pas. Si Isabelle, qui aime la natation, qui étudie en ingénierie, qui adore les films d’action, qui a deux chats dont un qui est malade, dévoile qu’elle est lesbienne à ses collègues de travail qui lui demandent si elle a un chum, elle risque fort de devenir Isabelle la lesbienne tout court. Ou peut-être : Isabelle la LESBIENNE qui aime la natation, qui étudie en ingénierie, qui adore les films d’action… Du jour au lendemain, Isabelle va rejoindre la masse uniforme du collectif borg lesbien (à tous les non-geeks qui lisent ce texte, le borg collective est une référence à Star Trek qu’il vaut la peine d’examiner) et perdre son individualité. Assurément, ce n’est pas une situation des plus plaisantes. Ensuite, se dire lesbienne, c’est risquer les regards, les rejets et les mises à distance insidieux et non nommés. C’est se risquer les commentaires du ou des fachos religieux de la place. C’est risquer les références cochonnes de certains collègues : « Moi, j’ai absolument rien contre ça les lesbiennes… » Clin-d’œil-clin-d’œil-petit-sourire-en-coin « …c’est juste les gais que je suis pas capable de sentir ». C’est s’exposer aux questions qui signalent les préjugés des gens : « Dans votre couple là, c’est qui qui fait l’homme?». C’est être directement confrontés lorsque des enjeux gais sont soulevés : « Moi j’ai rien contre les gais, mais c’est quoi cette idée là de faire une parade?».

Cette boîte, sur laquelle il est écrit «lesbienne», comporte un ensemble d’idées fausses, de jugements ambivalents ou carrément négatifs. Se dire lesbienne dans son entourage, c’est donc, en bref, risquer d’y être promptement mis et qu’elle soit ensuite solidement scellée, de sorte qu’il soit impossible d’en sortir.

Pourquoi alors utiliser l’étiquette «lesbienne»?

La crainte de la contrainte ou « Avec les étiquettes, on se ferme à d’autres expériences » ou « Gai, lesbienne, hétéro, c’est contraignant, pourquoi pas accueillir l’amour comme il se présente? »

Cette crainte se trouve à un autre niveau. Il s’agit d’avoir peur de ne pas pouvoir « s’échapper » de son « étiquette ». Ceci autant par rapport à soi-même que par rapport à la communauté des non hétéros puis, finalement, aux hétérosexuels en général. Il y a un peu cette crainte du qu’en-dira-t-on si on s’annonce lesbienne, mais que finalement on se ramasse avec un gars. Perdra-t-on la face devant les hétéros, se fera-t-on traiter de traitresse par des membres de la communauté gaie et lesbienne?

Dans le deuxième cas, la situation se complique. Peut-être est-on lesbienne, mais a-t-on également à l’occasion des aventures avec des hommes? Bien que ceci soit loin de signifier un rejet des femmes ou la disparition de sentiments amoureux et d’attirances sexuelles envers elles, ce peut être interprété ainsi, ce peut être vu comme un désir de recevoir l’approbation sociale. S’ensuit alors un rejet de la part de plusieurs lesbiennes qui estiment que ces escapades chez les hommes ne conviennent pas avec l’identité lesbienne.

Cette mise à l’écart est définitivement déplorable. Pour les lesbiennes ainsi que les femmes bisexuelles que cela concerne, ce peut être très blessant. Il sera alors tentant de se dire que s’il n’y avait pas d’étiquette « lesbienne » de telles situations ne surviendraient pas. Alors au travail!, condamnons la vile étiquette lesbienne, de même que toute autre étiquette.

La crainte de la contrainte survient aussi à un niveau intime. Si l’on se regarde dans le miroir et que l’on se nomme lesbienne, si ensuite on se lève lesbienne, on mange lesbienne et on respire lesbienne, va-t-on créer une solide cloison intérieure ? Va-t-on faire preuve de déni si au détour d’un moment, on avait un quelconque intérêt à coucher avec un homme? Va-t-on se refuser, dans la profondeur de notre psyché, la possibilité de tomber en amour avec un homme parce que nous nous concevons comme lesbienne? Va-t-on passer à côté d’expériences agréables et potentiellement épanouissantes, tout cela pour une « étiquette »? Certes, s’empêcher de connaître de bons moments ou de s’épanouir sous prétexte qu’ils ne sont pas propres à notre identité est triste.

Les craintes secrètes

Mon petit doigt me dit que dans certains cas, d’autres motivations émotives sont à l’œuvre. En ce qui concerne les personnes LGBT, il pourrait y avoir de l’hétérosexisme intégré et ceci, à deux niveaux. Tout d’abord face à soi-même. C’est particulièrement le cas des personnes qui sont en train de jongler avec des questionnements au sujet de leur orientation sexuelle. Se dire à nous-mêmes que nous sommes lesbienne, par exemple, est beaucoup plus fort et profond que de dire que nous avons des expériences avec des filles de temps en temps. Ce n’est pas pour rien que le périple identitaire commun - sans être universel - des filles qui s’identifient comme lesbiennes est, dans l’ordre :

A) « Je suis [hétérosexuelle] comme tout le monde »,
B) « Ok, je suis attirée par cette fille, mais c’est juste celle-là et je reste tout de même HÉTÉROSEXUELLE »
C) « Bon, je suis hétérosexuelle mais je suis attirée par quelques rares filles »
D) « Je suis bisexuelle » [à noter et très important : pour beaucoup de filles, la bisexualité n’est pas une simple phase dans l’acceptation de soi, c’est ce qui représente leurs véritables sentiments]
E) « Je suis gaie parce que je n’aime pas prononcer le mot les-byennne »
F) « Je suis lesbienne »

Toutes celles qui franchissent ce moment où elles se regardent en pleine face et se disent « Je suis bisexuel-le » ou « lesbienne » pour la première fois savent bien que les sentiments amoureux et sexuels sont bien les mêmes avant et après, mais prennent néanmoins conscience que leur réalité est plus concrète, plus palpable une fois le mot prononcé. Se nommer «lesbienne», c’est devoir dealer avec sa réalité. S’il nous manque les outils et les ressources pour le faire, ceci peut faire terriblement peur. La voie de la non-étiquette peut alors rassurer, car elle ne nous oblige pas à nous confronter ni à confronter les autres.

Ensuite, il pourrait y avoir la crainte de déranger, assise sur le partage de la prémisse selon laquelle l’homosexualité et la bisexualité ne seraient pas aussi légitimes que l’hétérosexualité. Ainsi, seule la visibilité lesbienne, bisexuelle et gaie serait problématisée, sous le prétexte superficiel que « Les hétérosexuels, eux, ne brandissent pas constamment leur hétérosexualité » et qu’« ils ont raison de nous demander de ne pas le faire ». « Eux, ils n’ont pas d’étiquette, alors pourquoi en aurions-nous ?» Pour les lectrices et lecteurs qui adhèrent à cette idée, je vous prie de faire preuve de patience, j’y reviendrai.

À l’inverse, je soupçonne que pour leur part, certains hétérosexuels se sentent bousculés par le fait que leur hégémonie soit remise en question. Les réactions à ce sentiment sont variées (dépendamment, en partie, de l’ampleur de ce sentiment) : on peut souhaiter, à l’extrême, une extermination pure et simple d’êtres qu’on estime dégénérés (à-la-Inquisition ou à-la-Allemagne-nazie), on peut s’engager une «conversion » des lesbiennes et des gais en ex-gais et en ex-lesbiennes (à-la-Exodus-International), on peut souhaiter une homosexualité qui reprend son trou, dont on entend jamais parler sauf quand on se permet de la dénigrer (à la Église Catholique) ou on peut souhaiter, finalement, que ces lesbiennes et ces gais soient heureux tout en s’effaçant sous la non-étiquette qui, de facto, laisse toute la place à l’hétérosexualité - depuis toujours non-nommée et non-étiquetée - de régner sans partage parce qu’«universelle » et « naturelle ».

La seconde motivation secrète que je soupçonne, chez certains gais, lesbiennes et bisexuel-le-s, est de fuir/craindre la responsabilisation qu’entraîne l’appropriation d’un mot pour désigner certaines portions de notre expérience de vie, ici « gai », « lesbienne » et « bisexuel-le ». Ils et elles réagissent contre un certain discours, porté surtout par des activistes LGBT, insistant sur l’importance du coming out dans la transformation des attitudes de la population hétérosexuelle dominante à l’égard des minorités sexuelles. Si plus de personnes non-hétérosexuelles étaient prêtes à divulguer leur orientation sexuelle à leurs proches, à leurs amis, à leurs collègues de travail, etc. plus d’hétérosexuels deviendraient confortables avec les gais, lesbiennes et bisexuel-le-s. Qui plus est, ces personnes se sentiraient plus en paix avec qui elles sont, n’ayant pas à se dissimuler aux yeux de la société.

Les LGBT-Queer anti-étiquettes se trouvent probablement coincés entre deux feux. Il est difficile de s’opposer à ce message d’émancipation, d’autant plus qu’ils et elles jouissent présentement des sacrifices et des risques que d’autres ont pris avant eux et elles. Cependant, ils et elles ne se sentent pas nécessairement la force de résister et d’affronter les jugements ainsi que la mise en boîte de soi par les autres. Comment répondre alors au reproche qu’ils et elles pourraient ressentir de la part de ceux et celles qui osent se nommer et être visibles? Le discours anti-étiquettes arrive à point nommé. Il facilite l’évitement d’une responsabilité d’être visible tout en faisant miroiter le refus des étiquettes comme étant la véritable voie vers l’émancipation. Le refus de la responsabilisation (aussi légitime soit-il) s’excuse en présentant noblement un souci pour l’intérêt général des personnes LGBT.

À noter, je ne présume pas que l’ensemble des personnes présentant le refus des étiquettes comme étant la voie de l’émancipation le font pour fuir une responsabilité. Je pense qu’il s’agit d’une part de ces personnes. Ensuite, et j’estime très important de le souligner : il est légitime de craindre de se mouiller, de devenir visible et d’être la cible de jugements, comme il est légitime de sentir qu’on a pas suffisamment d’énergie ou d’outils pour les affronter, comme il est légitime de vouloir se protéger. Le problème, pour moi l’activiste qui se mouille, c’est l’alternative que ces personnes proposent ou les conclusions auxquelles elles arrivent.

L’eldorado de l’absence d’étiquettes

Ainsi, l’absence d’étiquettes serait la voie de l’émancipation. Sans étiquettes, nous nous bercerions au gré d’une diversité d’expériences non censurées sans éprouver aucun besoin de les nommer. Les autres ne nous jugeraient pas parce qu’ils n’auraient pas d’étiquette à dénigrer. Nous leurs glisserions entre les doigts, insaisissables. Dans ce monde idéal, nous serions tous fluides et sans étiquettes. Pourquoi une femme dirait-elle qu’elle aime les hommes puisque demain elle pourrait aimer une femme? Dans le fond, nous participerions toutes et tous d’une soupe pansexuelle générale où toutes et tous seraient heureux-ses de goûter à tout. Nous serions libres de toute expérience sauf de celle-ci : se nommer.

Il y aurait donc des bars tout court, des événements tout court, des quartiers tout court, des films tout court, des revues tout court… peuplés de cette masse pansexuelle. Joie bonheur. Tu es lesbienne et tu dois désormais fréquenter des endroits « tout court » où il se trouve une majorité de femmes qui ne sont pas attirées par les femmes? Ne t’inquiète pas, le problème c’est ton étiquette. Il te suffit de l’enlever et de la projeter au loin, et peut-être parviendras-tu à t’ouvrir à l’expérience d’attraits envers des hommes? Peut-être pourras-tu également faire le vœu que les autres femmes fassent la même chose et s’ouvrent à toi.

Avec l’absence d’étiquettes, nous pourrions simplement omettre de dire que nous sommes en couple avec une personne du même sexe, lui préférant de loin un « quelqu’un » ou un « la personne avec laquelle je suis ». À la limite, nous pourrions dire « Le suis avec Isabelle» et tout serait beau.

Exit les jugements. Exit la contrainte de soi.

D’accord, ceux et celles qui critiquent les étiquettes ne sont pas tous naïfs. Ils savent qu’il y a une part de travail à faire. Qu’abandonner ces « étiquettes » n’est pas suffisant en soi. Ceux et celles-là sont principalement motivés par la crainte de la contrainte et non par celle du jugement. L’eldorado de l’absence d’étiquettes ne signifie pas exactement la même chose pour toutes et tous. Cependant, une chose est certaine : indépendamment de la position exacte des tenants de l’abandon, les points relevés sont étroitement liés à l’éthique de la visibilité.

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