Jonathan Strange & Mr Norrell - Jonathan, Norrell et Arabella - A.1 : Temps

Apr 24, 2012 00:22

Titre : Un collier de temps
Auteur : flo_nelja
Fandom : Jonathan Strange & Mr Norrell
Personnages : Arabella, Jonathan, et beaucoup d'autres (Henry, Childermass, Vinculus, Lady Pole, Flora...)
Rating : PG
Thème : A-1. Temps
Disclaimer : Les personnages et l'univers appartiennent à Susanna Clarke.
Notes de l’auteur : Spoilers jusqu'à la fin du livre ! C'est le chapitre 5 d'une fic qui en comptera six, avec du Jonathan/Arabella.
Chapitre 1 : Retour à Lost-Hope.
Chapitre 2 : Les Automnes Oubliés
Chapitre 3 : Plumes d'anges perdues
Chapitre 4 : L'ombre de la discorde



Juillet 1817

Depuis le retour de sa soeur d'Italie, Henry Woodhope s'était mis en quatre pour être le premier à l'inviter dans sa demeure du Northamptonshire. Etant certainement celui qu'elle avait le plus envie de voir, il avait presque réussi. Et maintenant, il l'étouffait d'affections comme un châle trempé, comme s'il tentait de se racheter pour leur éloignement au cours des dernières années.

Son soutien perdait pourtant au contact de sa soeur sa splendeur théorique, alors qu'il tentait avec hésitation de déterminer le mal qu'il pouvait et ne pouvait pas dire de sa vie passée, de la magie, de son mari même, qui lui avait peut-être sauvé la vie, mais l'avait aussi mise en danger en premier lieu.

- Je n'arrive pas à croire, soupira-t-il, qu'il ait choisi de faire disparaître toutes ses possessions, et donc tous tes biens terrestres. C'est d'une indélicatesse terrible.

- Peut-être est-ce pour le mieux, suggéra Arabella. Il a fallu bien suffisamment de témoins poussant des oh et des ah pour faire témoigner légalement du fait que je ne suis pas morte. Les avocats auraient trouvé le moyen d'en prendre la moitié, et de répartir le reste entre des
cousins lointains.

- Tout de même, tout de même.

Henry éprouvait toujours un certain malaise quand Arabella évoquait son décès présumé. Elle l'avait pourtant assuré qu'il n'y avait jamais eu là plus qu'une supercherie magique, qu'aucune loi divine sur les âmes n'avait été enfreinte.

- Cela me vaut d'habiter avec toi. Cela faisait longtemps.

Mais que se serait passé, se demandait Arabella, si leur maison était restée, si elle avait eu le choix ? Serait-elle retournée y vivre ? Ses domestiques l'auraient-ils suivie ? Aurait-elle pu vivre normalement, presque comme quand Jonathan était en Espagne, avec des moyens de communication plus incertains encore ? Ou serait-elle devenue une ombre dans une maison féérique, une maison fantôme ?

Elle se surprit à tâter le tissu de sa robe toute neuve comme si c'était elle qui était étrangère, pour n'avoir jamais été portée quand son mari était là, à porter la main à sa gorge pour y chercher un collier nouveau, orné d'une seule perle miroitante.

- Tu dois avoir raison, soupira Henry. Après ce qui s'est passé, je préfère te voir habiter dans une demeure normale. Je crains que la magie soit mauvaise pour ta santé.

Arabella supposa généreusement que son mari était exclu se ces considérations, afin de se réjouir que son frère puisse penser comme elle, la conforter dans ses décisions. Elle aussi voulait faire des efforts pour reconstruire un pont entre eux, maintenant.

- J'y retournerai, dit-elle avec détermination. Quand il sera là.

- Demandons grâces à Dieu pour que ce soir rapide et que sa santé soit bonne, dit Henry. Je ne m'entendais pas toujours avec lui, mais c'est un homme bon, et je ne veux pas que tu croies...

Arabella avait dû laisser passer plus de froideur qu'elle l'avait voulu.

- Oui, murmura-t-elle. J'ai déjà prié pour lui, bien sûr. Mais j'aimerais le faire avec toi.

Mars 1818

Arabella avait attendu le printemps pour faire le trajet dans de bonnes conditions. Aussi, comme de bien entendu, elle fut prise dans une averse glaciale juste au moment d'arriver à Ashfair.

- Il vaudrait mieux ne pas continuer, prévint Jeremy Johns. Nous pouvons attendre que la pluie se calme, peut-être même rester quelques jours à l'auberge proche, si nécessaire.

- Je pensais que si une maison fantôme devait apparaître, ce serait un jour comme celui-là.

Jeremy Johns avait toujours proclamé avec une grande fierté laisser tout ce qui était magique à son maître. Mais il se devait de reconnaître que la suggestion de Mrs Strange relevait du sens commun, même si elle annonçait pour eux des moments inconfortables. Il sortit son manteau de pluie, et celui d'Arabella, puis intima au cocher de les attendre aussi longtemps qu'il le faudrait, sans même penser à se rendre à l'auberge pendant leur absence. Pour adoucir un peu la rigueur de cette consigne, il lui laissa une flasque d'alcool.

Depuis plusieurs mois, des paysans et autres passants juraient qu'on pouvait, sous certains éclairages, apercevoir la résidence de Clun de Jonathan Strange. Et Arabella avait réalisé, à sa propre surprise, que sans ressentir de grand effrois ni de grands espoirs à l'idée que cela puisse être vrai, son esprit ne trouverait pas la traquillité avant de le savoir.

Elle marchait aussi rapidement qu'elle pouvait se le permettre en prenant soin de ne pas glisser sur le sol détrempé. Jeremy Johns, devant elle, testait le terrain, semblait marcher avec beaucoup plus de flegme qu'elle, quoique aussi vite.

La réponse définitive apparaîtrait au prochain détour du chemin. Si la résidence était là, on distinguerait sa forme massive.

- Il n'y a rien, madame. » dit Jeremy d'une voix convenablement navrée.

- Nous pouvons peut-être revenir demain. Peut-être aviez-vous raison, et celle-là n'apparaît que par beau temps. Oh !

Arabella avait voulu vérifier par elle-même, non qu'elle n'eût pas confiance dans les yeux ou la fidélité de Jeremy, mais son expérience récente lui faisait imaginer les maisons de magiciens capricieuses. Il n'y avait rien là où aurait dû se trouver la résidence. Non pas un espace vide, mais absolument rien.

Pourtant, à l'intérieur même de cette inexistance, il lui sembla voir quelque chose bouger.

Elle se lança sur le chemin boueux, ruisselant sous la pluie de plus en plus drue. Elle entendit les appels de Jeremy, qui essayait de la dissuader. Elle traversa le néant...

Et se retrouva de l'autre côté de la maison, toujours sous la pluie. Seuls les arbres avaient légèrement changé de position pour lui montrer qu'elle n'avait pas fait juste un pas ordinaire. Et peut-être n'était-ce qu'une illusion liée au vent qui faisait bouger les branches noires.

- Mrs Strange.

Ce n'était pas Jeremy, ni Jonathan. C'était une voix calme et autoritaire, qu'elle avait déjà entendue. Elle resta un instant surprise, avant de répondre.

- Mr Childermass ?

- Vous êtes venue pour les rumeurs concernant la demeure de Mr Strange. - Arabella hocha la tête, même si ce n'était pas vraiment une question. - Moi aussi. Mais il semble que nous n'ayons pas de chance. D'après mes recherches, seuls ceux qui ne la recherchent pas la verront. Donc pas nous. Jamais ni vous ni moi.

Arabella sentit soudain avec netteté l'eau froide couler dans son col. Il lui sembla qu'elle pourrait peut-être se réchauffer en se confiant à cet homme, fut-il un inconnu qui apportait de mauvaises nouvelles.

- Je ne pensais même pas voir Jonathan. J'avais espéré, peut-être, trouver un message pour moi.

- Peut-être vous envoie-t-il des messages.

Il y avait avec Childermass un homme qu'elle ne connaissait pas. Il portait des vêtements qui avaient dû être tout à fait convenables il y a peu de temps encore, mais contrairement à Childermass, la pluie et la boue lui donnaient l'apparence d'un vagabond débraillé.

- Peut-être le mouvement des nuages, la forme des pierres sur votre chemin, les cris des oiseaux, les reflets des perles à votre cou, sont-ils des messages qu'il vous apporte. Vous ne savez tout simplement pas les lire.

Arabella fut saisie d'un vif désir de s'offenser de cette supposition, mais comme s'il voulait l'en empêcher, il s'inclina.

- Mrs Strange, je suis Vinculus. J'ai vendu à votre époux ses premiers sorts.

- Il m'a parlé de vous. murmura-t-elle, toujours glacée jusqu'aux os.

- Ne l'écoutez pas, intervint Childermass. Etant donné sa nature, il a peut-être encore plus tendance que moi à voir partout des messages indéchiffrables. Puis-je vous raccompagner jusqu'à votre voiture ? Aucun d'entre nous n'a plus rien à faire ici.

Arabella acquiesça silencieusement. Vinculus poursuivait.

- Ou alors, peut-être n'est-il pas nécessaire que vous sachiez les déchiffrer, parce que les pierres elles-mêmes vous détournent des mauvais chemins, et que les oiseaux vous protègent...

- Et les nuages, et cette pluie qui tombe sur moi, que désire-t-elle ? demanda Arabella avec une amertume et une fureur qu'elle ne pouvait contrôler. Que veut Jonathan de moi ?

- Je ne sais pas, murmura Vinculus. Si le message est pour vous, vous êtes la seule à savoir le lire.

Arabella ne le croyait pas. Pourtant, elle eut peur, un instant, de laisser ses messages se perdre et mourir. Elle eut encore plus peur d'apprendre la magie pour pouvoir les comprendre - c'était peu plausible pourtant - et de réaliser que Jonathan n'écrivait pas.

Septembre 1819

- Je sais, je sais, soupira Lady Pole, les sourcils froncés. Mon mari n'insiste pas pour que j'assiste à ces bals. Mais même si ses amis doivent absolument l'y inviter, je trouve toujours terriblement disgracieux de sa part le fait même d'y aller, me laissant seule ici.

- Je ne pense pas pouvoir un jour retourner à un bal non plus, soupira Arabella. Mais si votre mari fait si peu de cas de vos avis, dois-je penser que je suis la bienvenue ici ? Je ne voudrais pas vous rappeler ce lieu terrible.

- Non, non ! Et puis, vous y êtes finalement restée si peu de temps... Je voudrais être comme vous, que mon mari m'ait abandonnée !

- Quoi ?

Arabella s'efforçait habituellement de faire preuve de compréhension devant les sautes d'humeur de Lady Pole, ou ses opinions très tranchées. La famille Pole l'avait accueillie avec enthousiasme quand elle avait manifesté son envie de revenir quelques mois pour participer à la vie londonienne, et Arabella leur était reconnaissante.

Elle avait connu des déceptions. Une proportion notable de ses anciennes connaissances semblaient avoir oublié son existence. C'était probablement parce qu'elle n'était plus la femme du grand magicien Jonathan Strange, mais peut-être, après tout, se seraient-ils désintéressés même de lui, la mode passée. Elle avait, heureusement, retrouvé certains salons qu'elle aimait à fréquenter. Mais les bals étaient hors de question, et Arabella les regrettait, tout en les craignant.

- Oui, poursuivait Lady Pole, Mr Strange est bien parti dans un autre monde de par sa propre volonté, n'est-ce pas ? En vous renvoyant ici, m'avez-vous dit, et à cet égard je ne lui en veux pas du tout. Je suis toujours ravie de vous voir, vous le savez... En fait, je ne voudrais pas que les choses se fussent passées autrement, je constatais juste les faits. Et puis, vous avez l'air heureuse.

- Bien sûr, s'exclama Arabella, piquée au vif, parce que je vais bien, qu'il va bien, et qu'il reviendra.

Ce n'est qu'après avoir répondu qu'elle remarqua l'amertume dans la dernière phrase de Lady Pole. Elle ne semblait pas heureuse, elle, et ne l'était pas.

- Vous n'en savez rien ! s'exclama Lady Pole. Les hommes nous trahissent toujours, toujours, ils se soucient bien peu de nous.

Arabella repensa à toutes les remarques qu'elle avait reçues, à ce sujet, celles de son frère, celle de cet homme qui était avec Childermass, celles de leurs connaissances communes dans les salons, et persista dans sa décision de ne pas s'en fâcher. Fallait-il qu'elle soit inquiète pour s'offenser quand on suggérait que Jonathan ne l'avait pas aimée assez, ou l'inverse ? Ceux qui s'étonnaient du fait qu'elle n'ait pas entrepris d'utiliser la magie pour le retrouver ou le rejoindre. Ceux qui s'étonnaient qu'elle ne cherche pas à se remarier.

Lady Pole avait toujours détesté Jonathan, et Arabella avait été stupidement optimiste de penser qu'elles pourraient être naturelles, entre elles deux, sur le sujet de leur enlèvement, tout simplement parce qu'elles avaient été ensemble.

Mais elle pouvait au moins ne pas penser qu'à elle.

- Je suis désolée, murmura-t-elle, prenant la main de Lady Pole. Je suis vraiment désolée.

- Je pensais qu'en était délivrée de cet enchantement, je pourrais vivre normalement, articula Lady Pole d'une voix hachée, mais mon coeur est encore emprisonné là-bas. Je ne peux plus voir les amis de mon époux sans me rappeler leur indifférence, et je ne peux plus aimer personne. Stephen Black n'est jamais revenu. Il ne me reste que vous. Combien de temps cela fait-il, déjà ?

- Deux ans et demie.

- Il me semble que j'y étais encore hier - il me semble que cela fait des éternités. Oh, ce collier que vous avez au cou. Vous le portez depuis que vous êtes rentrée, trois perles, et pourtant, vous ne l'avez pas encore.

Elle semble si fragile, si brisée, pensa Arabella, lui caressant les cheveux sans parler. Et elle se demandait - suis-je comme cela aussi ? - Je m'offense à la moindre contrariété et je n'ose le montrer, alors qu'il m'a dit d'être heureuse... - Est-ce en sa fidélité que je n'arrive pas à croire, ou en son envie de revenir ?

- Non, dit-elle à mi-voix, juste pour elle, je ne perdrai pas espoir.

- Je ne sais même plus si je voulais vraiment revenir ici, ou si je voulais juste mourir, comme j'aurais dû, souffla Lady Pole, semblant se décharger d'un terrible secret.

Arabella se saisit dans une coupe d'une orange, la pela, en tendit un quartier à Lady Pole.

- Ne dites pas cela, murmura-t-elle. Vous rappelez-vous combien, dans le pays des fées, toutes les nourritures, même les plus riches, avaient goût de cendre parfumée ?

Elle en mangea elle-même un quartier. Non, vraiment, où que puisse être Jonathan, elle ne regrettait pas d'être ici. Elle regrettait juste de s'inquiéter tant à l'attendre, comme en Espagne, de ne pas pouvoir vivre par elle-même.

Et il n'y avait même pas de cercles auxquels les femmes de bonne famille pouvaient participer pour aider les combattants et parler de leurs absents. Il n'y avait pas de guerre contre Faërie. Heureusement.

- Pensez-vous, dit-elle encore, que certaines autres fées enlèvent d'autres personnes ? Que nous ne sommes pas seules ?

Lady Pole fut comme un tissu de soie fragile brusquement enflammé. De sa pose alanguie sur les genoux d'Arabella, elle se leva, les yeux brillants.

- Nous devons aller les chercher !

- Pardon ?

- J'en suis certaine ! Partout, elles enlèvent des gens comme nous... elles sont toutes aussi horribles, vous savez. Je suis sûre d'en avoir entendu parler de leurs esclaves, certains sont des petits enfants. Venez avec moi, Arabella. Mon mari paiera bien des magiciens pour cela. Allons retrouver leurs victimes, et détruire les ravisseurs.

- Je ne crois pas être faite pour cela. La guerre et la violence. Mais si vous voulez, je peux broder des écharpes pour la cause, plaisanta Arabella.

Elle avait suffisamment souffert dans les royaumes du Gentleman, mais elle avait l'impression d'avoir vu suffisamment de fées souffrir aussi.

Mais déjà Lady Pole s'était levée et arpentait fiévreusement la pièce, et semblait se soucier peu de l'absence de soutien de sa meilleure amie. Arabella, qui ne l'avait jamais vu plus vivante, se réjouit.

Mais elle n'avait pas l'intention de retourner en Faërie, jamais. Ni en conquérante, ni en victime, ni en épouse.

Avril 1820

La salle était vibrante de monde, et Arabella avait l'impression que plusieurs des participants se retournaient sur elle, s'interrogeaient sur son identité, ou même la connaissaient sans qu'elle les connaisse et sans qu'ils aient l'intention de se présenter.

Elle prêta l'oreille aux conversations, tâchant de distinguer un fil qu'elle puisse suivre, d'entendre une voix familière ou des personnes aimables.

- Sept pour un secret qui ne sera jamais dit, c'est ce que dit la formule.

- Non, non, pour un secret qui ne doit pas être dit. C'est très différent. Ou pour une histoire qui ne doit pas être dite, ce qui, finalement, est la même chose.

- Et moi, je vous assure que la version d'origine donne le Diable.

- D'origine, c'est le mot, dit une voix méprisante. Cela fait bien longtemps que les pies ont été rachetées au Diable par...

Une autre conversation couvrit celle-là, et Arabella ne sut pas qui avait racheté les pies au Diable et dans quelles circonstances. Plus prêt d'elle, une voix plus forte s'exclamait :

- Mais vous ne réalisez pas ! C'était comme une terrible tempête qui a détruit toutes les récoltes, et même quand il a été révélé que ce n'avait été qu'une illusion, les paysans avaient toujours envie de trainer le magicien en justice et pire.

- Mais c'était un accident !

- Il n'en est pas moins vrai que certains pensent que la magie devrait être strictement réglementée, et les formes qui en sont dangereuses seulement pratiquées par des praticiens diplomés, dans certaines conditions...

Arabella prévoyait déjà une âpre discussion sur la définition des conditions susmentionnées, quand elle entendit enfin la voix familière de Mr Honeyfoot.

- Mrs Strange, je suis tellement heureux ! Vous avez pu venir !

C'était peut-être de la magie, ou peut-être bien seulement une sensibilité particulière à certains mots particulièrement forts, mais il sembla à Arabella que malgré le brouhaha, malgré la voix somme toute pondérée de Honeyfoot, tout le monde les observait maintenant, qui muet et comme frappé de stupeur, qui énonçant de grandes opinions sur elle à son voisin.

- Madame ! Vous venez apprendre la magie ! s'exclama un des magiciens qui formaient l'élégante assemblée. Je suis un grand admirateur de votre époux, quel honneur pour nous !

- Tout le monde ici admire Mr Strange, pas seulement lui ! s'exclama un autre magicien, probablement un ami ou un ennemi du premier, en tout cas il semblait bien le connaître. C'est, après tout, lui qui a réintroduit la magie en Angleterre ! C'est grâce à lui que, de nos jours, nous ne nous contentons plus de lire les exploits de nos ancêtres dans des livres poussiéreux !

- Certains disent aussi qu'il l'a fait pour de mauvaises raisons.

- De mauvaises raisons ! Tout le monde s'accorde à dire que pour cette jeune femme que nous voyons devant nous, il avait besoin d'une magie qui n'existait plus alors. Si quelqu'un veut dire que c'est une mauvaise raison, il en répondra devant moi !

Pour qualifier encore Arabella de jeune femme, pensa-t-elle en souriant, il fallait soit porter soi-même un bon nombre d'années, soit être très galant. Elle tournoya sur elle-même, repéra le dernier intervenant.

- Personne ne se battra en duel pour moi, magique ou pas, dit-elle avant de s'adresser à tous les autres magiciens rassemblés. Sauver une seule personne du royaume des fées, que ce soit Lady Pole, moi-même, ou n'importe qui d'autre, était certainement une noble cause. Et quand bien même il l'aurait fait surtout par amour de la magie elle-même, ce dont il serait capable... pour que cela devienne une mauvaise raison, il faudrait que certains mésusent tant de la magie que cela ait fait plus de mal que de bien. Est-ce le cas, messieurs, mesdames ?

Il y eut quelques murmures. Personne n'osa répondre oui.

- Il y a eu des bruits disant que votre mari vous avait tué lui-même, dit l'un d'entre eux, presque boudeur, comme si on lui avait enlevé son jouet.

- Dans ce cas, je suis heureuse de pouvoir disperser sans contestation possible cette rumeur détestable. D'une part, je ne suis jamais morte ; j'ai été enlevée par les fées pleine et entière. D'autre part, Jonathan n'assassinerait jamais personne, moi moins que les autres.

- Alors c'était Norrell ! En tant que vengeance !

Arabella soupira.

- Je ne suis ni une ombre ni même une ressuscitée ! s'exclama-t-elle. Et Norrell s'est parfois extrêmement mal comporté avec mon époux, mais je reste persuadé qu'il l'a aidé à aller me chercher. Ces deux-là ont beaucoup de mal à rester bien longtemps sans faire de la magie ensemble.

- Et donc, demanda un autre magicien, vous venez pour nous aider à le chercher ?

Arabella eut une grande inspiration.

- Oui.

Après cela, ils la traitèrent avec encore plus de respect, presque sans oser lui parler. Honeyfoot, et Segundus qui l'avaient rejoint, semblaient heureusement immunisés à cet effet, et lui disaient tout le bien qu'ils pouvaient de son mari, comme si elle en avait eu besoin pour compenser les terribles horreurs qu'elle avait entendues. Elle rit. Elle n'avait jamais osé le défendre si tapageusement quand il était encore là. Il en était capable tout seul, avec un esprit plus brillant et sarcastique que le sien. Elle ne lui en aurait pas enlevé le plaisir.

Elle tenta d'imaginer ce qu'il aurait répondu s'il avait été là.

- J'aime beaucoup votre collier, madame, lui dit un jeune homme qu'elle ne connaissait pas. Il a quelque chose de fascinant.

Elle se sentit confuse un instant. Il n'était certainement animé d'aucune mauvaise intension, mais il y eut pourtant un instant de tension qu'elle ne sut comment briser.

- Comptez-vous apprendre la magie ici ? demanda-t-il encore.

- Seigneur non ! Comment apprendre un métier entier lors d'une simple soirée ? Non, ces messieurs sont juste venus me dire que je pourrais aider certains de ces messieurs à retrouver mon époux - et ils m'ont convaincu en m'assurant que même si cela échouait j'aurais la possibilité de rencontrer des amis siens qui l'aimaient.

- Je suppose, dit le jeune home, que par magie sympathique... mais pour la même raison, on pourrait supposer que si une femme devait apprendre la magie, une épouse ou une fille de magicien...

Il rougissait terriblement, s'embourbait dans ses mots, comme si ce qu'il était en train de dire était ce qu'il y avait de plus embarrassant au monde. Il finit par s'excuser, et Mr Honeyfoot le raccompagna un instant, discutant des dernières nouvelles de l'Angleterre magique, pour lui éviter de perdre la face.

- Comme c'est singulier, murmura Childermass qui était arrivé sans qu'elle s'en rendît compte. Je dirais qu'ils vous voient comme un livre, mais avec plus de respect que ce cher Vinculus. Après tout, ce qui les intéresse pour pratiquer la magie est votre esprit et vos souvenirs, pas votre corps. Et peut-être une certaine chose que vous avez dans votre poche.

- Laissez Mrs Strange tranquille, s'exclama Segundus.

- Il peut bien me parler ! Que voulez-vous ?

- Je ne comprends pas, reprit Childermass en ignorant Segundus, pourquoi vous venez ici sans souhaiter apprendre la magie, vous en remettant uniquement à celle des autres. Vous pourriez apprendre. Tout le monde pourrait apprendre, maintenant. Chaque petite superstition peut être canalisée en magie, chaque prière à Dieu, aussi, et sans doute en avez-vous déjà fait. Ne voudriez-vous pas la comprendre ? On a vu des notaires faire alliance avec des fées inférieures, et des jeunes filles tout à fait respectables composer des bouquets qui portent réellement chance. On a même vu des dames de la haute société partir en croisade contre les mondes de Faërie. Le monde est entièrement bouleversé. Et vous, que choisissez-vous d'en faire ?

- Savez-vous où sont Jonathan et Mr Norrell, Mr Childermass ?

- Non.

- Et vous voudriez que moi j'y arrive ? Avant même que la magie devienne universelle, j'aurais pu apprendre la médecine, mais j'ai choisi de demander plutôt à mon apothicaire.

- Ca y est, tout est prêt ! lança un mage d'âge respectable.

Un autre interrompit pour dire qu'il ne voyait pas pourquoi on n'essayait pas plutôt d'invoquer les fantômes des disparus, car il était bien connu que c'était plus simple, et cela valait la peine d'essayer. Les magiciens anglais, après tout, mouraient comme tout le monde. Mais on fit vite taire cet importun.

On demanda à Arabella de tenir les mains de deux magiciens pour en faire un cercle. Par égards pour elle, nota-t-elle, on plaça autour d'elle une demoiselle qui se présenta comme Mrs Redruth et une femme d'âge plus mur et de rouge complexion. Ceci dit, pensa Arabella, il fallait bien que quelque part, dans le cercle, des hommes tiennent des mains de femme. Mais elle supposa qu'ils avaient été choisis de façon que cela ne brise ni les règles de la bienséance ni leur concentration bien nécessaire.

Quelqu'un avait apporté une table ronde presque entièrement occupée par un immense miroir, qui semblait fait d'argent liquide. On demanda à Childermass de s'occuper lui-même d'y tracer limites et signes, et Arabella se demanda si c'était à cause de la position particulière dont Mr Honeyfoot et Mr Segundus lui avaient parlé. Childermass, refusant toujours de prendre parti entre Jonathan et Mr Norrell était parfois, malgré la bassesse de sa naissance, celui qui tranchait les querelles, parce qu'on ne pouvait accepter l'objectivité de personne d'autre. Ou peut-être était-ce, là aussi, un cas de "magie sympathique", lié à la position de majordome que Childermass avait tenue si longtemps pour Mr Norrell.

D'après quelques conversations qu'elle avait entendu, certains magiciens considéraient même que dans leur cercle, les distinctions de statut devaient être dues au talent de pratique de la magie, sans tenir compte de choses comme l'argent, la naissance, ou même le sexe. Mais il s'agissait d'une minorité, et la plupart des magiciens considéraient que laisser passer de telles idées était le début de la décadence.

Mais tout le monde, ou presque, en était venu à faire une exception pour Childermass.

Il énonça une formule, où, supposa Arabella, il exigea de savoir où se trouvaient à l'instant Jonathan et Norrell. Mais avant de pouvoir y penser, elle sentit la magie passer à travers elle.

Le souffle coupé, elle se demanda si les magiciens essayaient de comprendre cette impression, avec leur magie si savante, ou s'ils la voyaient juste comme un effet secondaire qui les distrayait, ou si pour des mages comme Jonathan cette sensation était elle-même une pensée, une sensation purement intellectuelle, mais tout à fait différente de celle que la vie de tous les jours produisait. Ou peut-être identique, d'une certaine façon, ou qui le serait si Arabella avait réfléchi à chaque seconde à ce que cela faisait d'être vivante, d'avoir ses poumons qui respiraient, son coeur qui battait, ses membres qui se déplaçaient...

Elle se reprit et chercha, chercha de toutes ses forces ce dont on lui avait parlé, une lumière au milieu du miroir d'argent, qui représenterait non pas Jonathan - cela aussi, on le lui avait dit, il n'était pas accessible à la magie - mais la prison dans laquelle il avait été enfermé par son geôlier à elle.

Elle apparût, petite flamme, la seule communication avec Jonathan qu'elle avait eue depuis des années, et peut-être une certitude qu'il était encore vivant. Il était impossible que Norrell ait survécu sans lui. Il était impossible que l'enchantement ait persisté s'ils étaient morts tous les deux... n'est-ce pas ? Ca y est, elle se mettait à inventer des lois magiques sans raison, juste par la dictée de son coeur et de l'énergie qui l'avait traversée.

"Le monde des fées," énonça Childermass. Il entreprit ensuite de séparer le miroir entre différents lieux géographiques dont aucun ne disait rien à Arabella.

Puis la petite lumière s'éteint. Childermass insista encore et encore, donnant des noms jusqu'à l'épuisement, mais elle ne revient pas.

Arabella sentit son excitation retomber.

Elle ne s'attendait pas à pouvoir lui parler. Pas vraiment. Mais elle n'avait pas vu son visage penché sur un livre. Elle n'avait même pas été sûre qu'il se portait bien.

Le cercle se brisa. Déjà, des magiciens se plaignaient sur les connaissances insuffisantes qu'on avait sur la géographie du royaume des fées. Bien sûr, cela aurait été plus simple si, comme les royaumes humains, les royaume féériques avaient eu une notion commune du nord et du sud, mais ce qui se passait le plus généralement était que le souverain décidait où était le nord comme cela l'arrangeait, et ses sujets pouvaient s'estimer heureux si c'était à l'opposé du sud - du moins, dans le cas peu probable où ils accordaient le moindre intérêt au sujet.

Segundus et Honeyfoot vinrent lui parler, presque déjà résignés à l'inefficacité de leur réconfort. Ou c'était leur propre déception et leur tristesse qu'ils n'arrivaient pas à dissimuler.

- Je suis désolée, madame, murmura Mr Honeyfoot.

- Cela ne peut pas être qu'un problème géographique ! Nous avons gardé certains textes, et j'ose imaginer que les Auréats n'auraient rien manqué dans leur cartographie, s'exclama Segundus avec désespoir.

- Il est possible que cela ait changé depuis. On dit que pour les fées, selon les endroits, le temps écoulé depuis nos Auréats peut aisément être des millénaires, répondit Honeyfoot.

- Mais les fées peuvent aussi répéter des millénaires la même chose ! s'exclama Mr Segundus avec désespoir. Je suis désolé de vous avoir inspiré de si faux espoirs, madame !

- Ce n'est rien, murmura Arabella. Mais ce n'était pas rien du tout.

- Ce doit être encore quelque chose qui interfère, quelqu'un qui essaie de vous empêcher de l'atteindre, s'exclama Segundus, qui épousait tout à fait sincèrement les peines d'Arabella, ce qui la toucha. Il doit avoir des ennemis !

- Oh, ces deux-là ont toujours été doués pour se faire des ennemis, dit Arabella avec un petit rire amer. On m'a même raconté que le roi d'Espagne en voulait personnellement à mon époux. A eux deux, je me suis parfois laissé dire qu'ils pourraient se faire un ennemi de n'importe qui.

- Mr Strange a survécu au roi d'Espagne, et je ne doute pas qu'il puisse défier tous les rois de Faërie qu'il veut ! s'exclama Segundus, semblant inexplicablement rassuré par cette confirmation.

Arabella éclata brusquement de rire.

- Vous avez raison, murmura-t-elle, cela fait plaisir de rencontrer des gens qui l'admirent.

Elle partit se joindre aux conversations. Parmi les dizaines de magiciens présents, pas deux n'avaient la même inteprétation de ce qui venait d'arriver. Mais pas un d'entre eux ne supposait que Strange et Norrell puissent être morts ou blessés d'une quelconque façon.

Elle préféra, toutefois, ne pas demander son avis à Childermass.

Janvier 1921

- Vous êtes Arabella Strange ! s'exclama une jeune fille. Pratiquez-vous la magie ?

Arabella rougit, avant de nier de la tête. Ce n'était pas la première fois de la soirée qu'on lui posait la question, elle se sentait de moins en moins à sa place, et elle peinait de plus en plus à trouver une façon originale de décevoir ses interlocutrices.

Elle en venait presque à regretter la société des mages en général, toujours principalement masculine, où l'on considérait que ce genre de question n'était pas convenables - ni, d'ailleurs, ce genre de pratiques. Mais Mrs Redruth avait insisté pour qu'elle vienne, un jour, assister à une des réunions qu'elle organisait, où les magiciennes et leurs amies pouvaient causer sans subir l'opprobre ou le mépris.

La jeune fille qui parlait à Arabella fut la première, parmi celles qui avaient posé la question fatidique, à ne pas montrer que son intérêt s'arrêtait ici.

- Mais vous l'avez vu faire, n'est-ce pas ?

- Oh oui, de nombreuses fois ! Il aimait montrer sa magie. Je crois qu'il avait même quelques sorts qui ne servaient à rien d'autres qu'à faire grand effet dans les soirées. Mr Norrell le mettait plus bas que terre pour cela, mais Jonathan finissait toujours pas découvrir une nouvelle application du même sort qui n'était pas le but poursuivi du tout. Et là, Mr Norrell la trouvait intéressant ! C'est à peu près à ce moment que je commençais à ne pas comprendre.

- On dit qu'il est parti aux pays des fées ?

- Peut-être, ou dans d'autres pays mystérieux dont on ne connaît même pas le nom ! J'ai même déjà participé à des conversations de magiciens à ce sujet, peut-être en avez-vous déjà entendu parler. C'était manifestement un sujet de grande importance, considérant que quel que soit cet endroit, pays des fées ou pas, il n'y avait aucun moyen de rentrer en communication avec eux.

- Et ce collier, c'est lui qui vous l'a ramené du pays des fées ?

Arabella considéra le collier à son cou.

- Non.

Un instant elle voulut expliquer que Jonathan l'avait acheté chez un simple et respectable bijoutier, ou d'ailleurs qu'elle l'y avait trouvé elle-même, mais elle fut incapable de poursuivre plus avant. Du reste, son interlocutrice sembla s'en désintéresser.

- Vous aussi, vous avez été dans un royaume féérique, n'est-ce pas ? Comment était-ce ?

Arabella la regarda avec surprise.

- Horrible.

- Vraiment ? Je veux dire, on dit qu'elles sont si belles et si mystérieuses.

- Leurs bals sont superficiels et creux, le château aurait besoin d'être nettoyé, et l'hôte lui-même était cruel et égoïste.

- Mais il était beau, n'est-ce pas ?

- Je suppose...

Arabella soupira. Elle n'avait pas vraiment voulu se rappeler ce sourire cruel dans ce visage pâle, et ces cheveux qui ressemblaient à du duvet de chardon...

La jeune fille joigit les mains.

- Oh, vous aimez vraiment Mr Strange ! Voudriez-vous qu'il revienne ?

- Evidemment !

- Vous savez, je connais un sort pour cela !

Arabella resta abasourdie. Elle ne pensa même pas à poser les questions polies qui s'imposait dans ce genre de situations.

- Je veux dire, continuait la jeune fille, je ne l'ai jamais utilisé, je n'ai pas d'amoureux, mais j'ai entendu parler de ce charme, qui, paraît-il, vient des fées, justement ! Vous pourriez le faire ! Je vous aiderais ! On place une marmite sur le feu, avec de l'herbe et du bois et de la mousse d'un endroit qu'il a connu autrefois, et tant qu'elle reste à bouillir, il faut absolument qu'il parte, qu'il rentre là où vous l'attendez. Il ne veut plus rien d'autre.

- Mais, s'il veut déjà rentrer, mais rencontre juste des obstacles ?

- Alors, il n'a de repos avant de les avoir surmontés, et pour cela, il ne reculera devant absolument rien.

Arabella devait être d'humeur plus sombre qu'elle le croyait, peut-être à cause des réminiscences de Lost-Hope, mais elle subit immédiatement l'assaut d'imagination morbides, montrant de jeunes amoureux qui revenaient au pays seulement au prix de vols et de meurtres.

- C'est un terrible sortilège. Cela ne m'étonne pas qu'il ait été conçu par des fées. Cela ne lui laisse absolument aucun choix. Comment pourrait-il être heureux ensuite, même s'il voulait vraiment rentrer ?

- Mais s'il a été... trompé ? Si ses raisons de ne pas rentrer sont mauvaises ! Il le reconnaîtra lui-même ! Et puis, je suis certaine qu'il a de toute façon envie de vous revoir, alors il ne s'en rendra peut-être même pas compte !

- Je pense que Jonathan est suffisamment bon magicien pour savoir si on l'ensorcelle, répondit Arabella en riant. Cela veut dire qu'il me ferait une scène. Et aussi, de façon plus positive, qu'il ne se laissera pas envoûter par une fée, toute jolie et mystérieuse qu'elle puisse être.

- Vous ne voulez donc pas le lancer avec moi ?

La jeune fille avait sous-estimé la portée des objections d'Arabella et était manifestement déçue, Mais quand Arabella réitéra poliment son refus, elle ne lui en tint pas rigueur.

- Il reviendra quand même ! Tous les magiciens d'Angleterre l'attendent et le cherchent, il ne peut pas rester caché si longtemps. Il reviendra, et ce jour sera dans tous les livres d'histoire.

- Merci, répondit Arabella. Merci beaucoup.

Novembre 1822

- Penses-tu, demanda Arabella d'une voix hachée, que j'aurais dû partir avec lui ?

Flora Greysteel, ou plutôt, depuis plusieurs mois maintenant, Flora Hadley-Bright, eut un instant d'hésitation. Arabella ne lui laissa pas le temps de répondre.

- Je n'aime même pas spécialement la magie, dit-elle. Je ne la déteste pas non plus, mais je n'en ai pas besoin. J'aimais Jonathan avant qu'il ne s'en mêle, et je l'aurais épousé s'il avait été avocat, commerçant, artiste, que sais-je encore ! Quel qu'ait pu être son état, je sais qu'il aurait toujours agi pour le mieux. Et là encore, je ne peux que croire qu'il avait une bonne raison de partir. Je ne veux pas lui en vouloir pour cela. Mais est-ce que j'aurais dû l'accompagner dans les royaumes des fées ? Avec lui, cela n'aurait pas pu être aussi horrible que prisonnière. Cela n'aurait peut-être pas été terrible du tout. Et je n'ai pas eu de nouvelles depuis cinq ans et demie.

- Je ne l'aurais pas fait, en tout cas, répond Flora.

C'est la réponse qu'Arabella voulait sans doute entendre, parce que Flora est une personne raisonnable, et c'est toujours doux de s'entendre dire qu'on n'est pas seule - pas forcément qu'on a raison, non, parce que Flora ne jugerait pas. C'est peut-être pour cela que c'était la seule personne à qui Arabella se permettait de demander.

Mais Flora vivait avec son mari, allait avoir un enfant dans quelques mois, et Arabella n'en aurait probablement jamais.

Et même Lady Pole avait un enfant maintenant, une petite fille ramenée de Faërie, dont aucune recherche n'avait permis de retrouver la famille. D'après ce que disaient les magiciens, elle aurait pu être enlevée des dizaines d'années plus tôt. Cela aurait même pas ne pas être encore
arrivé.

Il était possible aussi que ses parents soient déjà morts. Dans tous les cas, Arabella l'avait rencontrée, et elle semblait repartir du début ayant oublié sa vie d'humaine et sa vie de prisonnière des fées.

- Je pense, dit Flora, que Jonathan est un homme de deux mondes à la fois. Quand il pensait - excusez-moi - que vous aviez quitté cette terre mortelle...

- On peut le dire comme ça, répondit Arabella en souriant.

- Eh bien il s'est mis à voyager hors de ce monde, lui aussi, tellement perdu dans la magie que parfois il effrayait mes parents. A cette époque, s'il avait pu quitter le monde pour toujours, il l'aurait fait. Il l'a presque fait, et quelque chose dans ses efforts a définitivement brûlé plusieurs ponts. Mais maintenant que vous êtes ici, il se battra aussi fort pour revenir qu'il l'a fait pour partir. Seulement, ce sera difficile aussi.

Flora s'interrompit.

- La seule chose dont je sois sûre, c'est que si vous étiez partie avec lui, il ne serait jamais revenu en Angleterre. Je ne trouve pas que cela aurait été une bonne chose, mais je ne peux pas juger pour vous.

Arabella dut réfléchir à la question.

- Je ne pense pas. Je ne pense pas que j'aurais pu vivre si loin de chez moi, sans jamais revenir.

- Alors vous voyez, dit Flora en l'embrassant. Vous voulez qu'il revienne, mais je suis sûre que lui aussi le veut, et il ne le pourrait pas sans vous.

Arabella eut quelques larmes au coin des yeux, mais si ces manifestations d'émotion peuvent, dans certaines circonstances, être tolérées, ce sont quand deux femmes respectables parlent de leurs maris absents, ou, comme dans ce cas, d'un seul d'entre eux.

- Te rappelles-tu cela, au fait ? demanda Arabella, désignant son collier orné de six perles. Je l'ai toujours porté depuis qu'il est parti, et je voulais savoir... si je l'avais quand je suis revenue du pays des fées.

- Non. Je suis sûre que non.

Arabella eut un soupir de soulagement.

- J'avais cru être l'effet d'un enchantement, à nouveau. C'est terrible à dire, mais j'ai l'impression que ce collier est un lien entre moi et Jonathan, et pourtant, je suis incapable de me rappeler quand il me l'a offert, ni même si c'est lui. Et pourtant, s'il était à moi, je le saurais... je le crois.

- Un magicien ne pourrait-il pas vous le dire ? demanda Flora. Je peux demander à mon époux, si vous voulez.

- J'ai peur de leur en parler, dit Arabella. J'ai peur qu'ils le détruisent par accident et que je ne revoie plus Jonathan, et pourtant, parfois, je me demande si au contraire ce n'est pas cela qui l'empêche de revenir. Mais déjà, s'il n'appartient pas aux fées, c'est un bon
signe.

Flora observa les perles avec attention.

- Je pense que Jonathan est trop fort pour se laisser arrêter par un collier, conclut-elle. C'est le plus grand des magiciens anglais, après tout.

Juillet 1923

Tout commença un après-midi d'été ordinaire, chaud, presque étouffant, Henry se reposait, et Arabella écrivait des lettres à ses amies pour les tenir au courant qu'à la campagne, il réussissait à ne rien se passer de façon tout à fait agréable.

- Arabella.

Arabella Strange, même après Lost-Hope, se targuait d'une certaine dose de confiance en sa santé mentale, et pourtant, bien qu'ayant parfaitement reconnu la voix, elle dut se retourner pour confirmer ce qu'elle imaginait.

- Jonathan. murmura-t-elle tout bas, sans y croire.

- Je suis heureux, terriblement heureux, de vous retrouver, mais cela n'a jamais empêché de s'y prendre terriblement mal. La dernière fois, cette colonne de nuit pouvait détourner l'attention de juste... moi qui étais là. Mais cette fois, je n'ai plus de tels expédients. Arabella, que se passe-t-il ?

Sans plus attendre, elle se jeta dans ses bras.

- Vous n'avez pas changé du tout, murmura-t-elle, pas vieilli d'un jour.

- Vous non plus.

Arabella eut la sagesse de se satisfaire de la sincérité de cette réponse et de ne pas souligner sa fausseté.

- Je suis très heureuse que vous vous soyez libéré de cette malédiction, dit-elle, comme si des banalités ne pouvaient devenir vérités qu'en se cristallisant en mots.

- Pas tant que moi ! Si j'étais revenu avec cette colonne de ténèbres, tout le comté aurait dit, tient, la nuit tombe vite et bien noire, Jonathan Strange rend visite à sa femme. Cela aurait été terriblement gênant.

- Je crois que j'aurais aimé cela, dit-elle doucement.

- Je suis désolé.

Il semblait tout déconfit, désemparé, il était Jonathan et pas du tout le magicien anglais, et elle lui pardonna, presque entièrement, pour en garder encore pour la suite.

- Les ténèbres étaient ce qu'il y avait de plus voyant, mais il y a aussi le fait de pouvoir s'éloigner de Norrel, ajouta-t-il, poursuivant dans cette direction. Je vous retrouve, lui a retrouvé le droit à sa misanthropie. Il est très heureux de cet arrangement, je suppose, mais
bien moins que moi.

- Oh, et je ne veux pas gacher ce moment, mais si vous avez été tout le temps chez Norrel, peut-être auriez-vous vous dispenser d'emmener ma maison ?

Jonathan éclata d'un rire incontrôlé.

- Oh, Arabella, j'ai déjà entendu cela de votre bouche, et c'était au paradis. Oh non, je vous en pris, ne tremblez pas, je suis vivant, tout à fait vivant ! J'ai seulement beaucoup voyagé. Mais continuez, je vous prie, je le mérite.

- C'est bien difficile de gérer l'argent que nous possédons quand les banquiers considèrent le risque qu'il disparaisse à tout moment, continua-t-elle, tentant de garder un ton sentencieux, mais gagnée par l'hilarité de Jonathan. J'ai même dû faire venir des spécialistes qui leur ont assuré que les fées n'avaient aucun usage d'argent anglais. Ils étaient un peu vexés mais, malgré tout, rassurés.

Soudain, elle se rappela quelque chose.

- Jonathan, et le collier que je porte ! Vous devez me dire ce que c'est !

Il se pencha, surpris, examina les perles, prononça quelques paroles qui ne s'adressaient pas à Arabella. Elle frémit.

- C'est un collier de temps. C'est fascinant. Il a... emprisonné le temps qui s'est écoulé depuis que je suis parti.

- Pourtant, je l'ai vécu de la même façon ! protesta-t-elle.

- Oui, oui ! Mais si vous le brisez... c'est incroyable. Si vous le brisez, ce sera comme si ces années ne s'étaient jamais écoulé pour vous, et...

- Est-ce vous qui me l'avez envoyé ?

- Non !

- Toutes ces années, et elles n'auraient pas eu lieu ? Vous seriez arrivé quelques minutes après m'avoir quitté ? Ou est-ce juste que ma mémoire serait effacée ?

- C'est compliqué, mais... oui, approximativement, pour moi, pour vous, pour l'Angleterre. Selon la nature de l'enchantement, peut-être vous rappeleriez-vous ces années, comme un rêve. Arabella, peut-être auriez-vous voulu que ce soit moi qui ait eu cette idée ?

- Peut-être auriez-vous voulu l'avoir, vous ?

Arabella repensa qu'elle était devenue bien vieille pendant ces sept ans, plus qu'elle n'aurait cru. Pas de ténèbres, de misère et de solitude. Juste une inquiétude insidieuse, non, plusieurs inquiétudes, qui s'emboîtaient les unes dans les autres ou la tiraillaient dans diverses directions, selon les jours.

J'ai attendu pendant sept ans, pensa-t-elle. Ne m'enlevez pas cela.

- Mon amour, s'écria Jonathan dans un cri, comme s'il craignait qu'elle lui en veuille, ce sont vos années ! Comment pourrais-je décider à votre place ? Peut-être... peut-être que c'est moi, oui, peut-être que c'est ce que vous vouliez, et dans le futur, je suis allé trouver une fée qui manipule le temps... et je vous l'ai envoyé, mais je ne le sais pas encore. Peut-être même est-ce moi. Les magiciens anglais ne peuvent pas manipuler le temps à ma connaissance, seulement certaines fées, mais rien ne nous dit qu'ils ne le sauront jamais !

- Non ! s'exclama-t-elle. Ce n'est pas moi, et je ne vous le demanderai jamais ! Si vous le pouvez sans la détruire, enlevez-moi cette chose, s'il vous plait.

- Bien sûr que je peux, dit-il en souriant. C'est de la magie des fées, et elles tissent leurs sorts avec des sentiments. Vous êtes avec moi pour la première fois depuis sept ans, et je me sens largement la force de lutter avec elles sur leur terrain.

Il caressa doucement le cou d'Arabella, avant de toucher le collier.

Il y eut entre ses doigts une brève flamboyance, et le collier sembla se dissiper en un nuage de bulles qui piquaient le nez, faisaient pleurer les yeux, et mettaient à l'esprit l'image d'un enfant deux fois volé et aimé trois fois.

- Vous êtes donc allée attaquer le royaume des fées pendant mon absence, dit Jonathan, un peu ahuri.

- Certainement pas !

- Certaines d'entre elles semblent pourtant penser le contraire. Ou du moins, que vous avez été la clé d'une invasion, quelque part pendant ces sept ans, et que les effacer leur aurait permis de retrouver ce qu'elles ont perdu.

Arabella ouvrit de grands yeux.

- Lady Pole, si je ne lui avais pas dit. Mais c'est un accident, n'est-ce pas ? Je veux dire, tant d'autres personnes ont contribué...

- J'ai vu agir des fées depuis bien longtemps maintenant, répondit Jonathan avec un sourire amusé, mais je n'ai jamais pu déterminer comment elles décidaient quel était le point le plus important d'une histoire. Même quand je suis d'accord avec elles.

- Mais je l'ai eu bien avant de la convaincre... oh, ne me dites rien. De la magie du temps, n'est-ce pas ?

Jonathan hocha la tête en silence.

- Et maintenant que vous m'avez sauvée de sept ans de conspirations, que comptez-vous faire ? demanda Arabella en souriant.

- He bien, pendant tout ce temps, il y a eu de nombreux moments où j'ai visité des royaumes fabuleux que je voulais vraiment vous montrer, aussi j'avais ourdi le projet de vous enlever à votre frère... mais maintenant que je suis là, pour une raison inconnue, je me rappelle que je n'aimais rien tant que les soirées normales, avec vous.

Elle lui prit la main.

- He bien, que diriez-vous de m'enlever pour aller passer une soirée dans notre maison ? Après tout, elle se trouve dans un royaume fabuleux aussi.

jonathan strange, a#1 temps

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